Anne-Marie Zucchelli, « Au centre de l’oubli », revue Dissonances, n°41, octobre 2021
Au centre de l’oubli, loin de sa vie d’abstinence…
Pinçant les lèvres, le regard vague suspendu au-dessus du nez, une femme entre dans le wagon et s’assoit contre la vitre. Dans sa main, un téléphone dont l’ombre plane sur la bouche comme l’aile noire d’un oiseau. Le train démarre, la femme se laisse aller au roulis. La voilà installée dans un berceau peuplé de froissements, de vrombissements, de raclements et de grincements aux changements d’aiguillage. Les soupirs de la machine sont une respiration plus vivante que la sienne. Moins périssable. De la répétition naît la stupeur. Un goutte-à-goutte s’insinue. Il entre en l’être enfoui dans sa chair. Sous sa mince pellicule. Une conscience inversée, en arrivée douce, douce au monde, douce sur les bords, entièrement désirée, une épaisse inconscience, luisante flaque, en creux, sombre et sans pli, l’emmène loin du monde, en cercles larges, femme enfantée au centre de l’oubli.
ECAT, 8 heures 15, RER B en direction de Robinson, en retard à la suite d’un problème d’alimentation électrique en gare de Saint-Michel.
« Il m’écrira pas, c’est invraisemblable ! Rien ! Pas de nouvelles ! C’est ça qu’il voulait ? Tu veux que je te dise, il avait qu’à être correct. Je sais même plus, je suis fatiguée. J’aime pas moi, les mecs comme ça… Enfin, j’ai pas eu le choix. Quand on s’est rencontré j’ai dit oui, j’ai dit oui parce que j’y croyais. Lui m’a dit oui pour voir. Pourtant on s’entendait bien. Au début je lui disais tout. Ah ! Pourquoi il m’a fait ça ? Ce que j’avais souhaité, c’est qu’il y ait pas de fin. Tu sais, maintenant je voudrais l’oublier, ou bien jamais l’oublier. »
… elle existe exclusivement, intensément dans ce voyage …
Elle ferme les yeux, mais ne dort pas vraiment sinon elle ne s’absenterait pas avec tant de crispation. En les rouvrant, elle promène sur les voyageurs les regards tragiques d’un rêve fixe. Elle prie contre la succession des heures longues dont sa brève vie est chargée, et qui forment un paysage convenu auquel elle n’échappe pas. Bordées du RER. Elle tangue comme les autres. Le même mouvement de tête oscillant par-dessus la banquette. Les têtes muettes et sans âge, têtes décapitées oscillant dans la lumière pâle, font leur nid dans le train. Le balancement apporte son ivresse, son relâchement au moins. Bâillements. Deux toux se font écho. Un train venu à contresens déplace l’air dans un sursaut. La femme tressaille comme un aveugle qui tâtonne et frappe de sa canne le précipice. Écartelé sur la peau de ses yeux son regard s’hypnotise.
LETE, RER B en direction d’Orsay-Ville. 8 heures 35, gare du Nord
« Ça fait mal tu sais. Je comprends plus rien. Franchement, même le b. a. ba… J’ai vingt-cinq ans, j’ai pas de vie sentimentale, plus de mec, j’ai vraiment pas de chance. Non, moi, je vois plus rien. J’ai pas d’avenir. Franchement faut grandir aussi ! Que moi si tu veux, j’ai des engagements. Mais me remettre avec lui ? Oh ! je suis pas si sûre ! Pourtant on est dans des âges comme ça où il serait temps de devenir adulte et compagnie ! Moi, je veux de l’intimité avec un homme, je veux parler avec lui, avoir un moment à deux et rêver ensemble ! »
… et entre dans un pays chaud ou dans quelque autre monde …
A l’entrée de la gare du Nord, les voyageurs se secouent pour sortir. Dans le train, la femme baisse la tête, le poing sur l’œil comme une figure dans un tableau ancien, la même précision sèche des traits, la pâleur d’une vie écoulée il y a longtemps déjà. Elle pense aux tâches qui l’attendent. Tout ce qu’elle ne peut pas nommer se perd dans un territoire immense où la lumière des néons pulse et sème le désordre. Elle respire à peine. Se recroqueville en son souffle, la bouche sèche. Mais la plainte muette plonge plus bas encore quand elle se racle la gorge. Sinue en rond, en cri rauque et reculé, en creux bousculé, rétif et profond. La femme puise à l’arrière du monde et croit que ça va durer longtemps, mais après, voilà, ça passe, après elle se dit que quand même, non ! Sa fragile présence se dématérialise. La voilà devenue pure essence de chimère.
PAVO, RER B en direction de Mitry-Claye. 18 heures 25 en Gare de La Plaine-Stade de France.
« Il est gentil quand même ! C’est pas un mec qui… Jamais j’aurais cru, jamais ! Je m’en aperçois maintenant. C’est un môme, tu sais ! Je l’ai toujours su, mais je le découvre. J’hallucine la manière dont il parle et pas seulement le ton. En fait c’est son style. Alors l’autre soir, il me réveille, il m’appelle à une heure du matin en me disant qu’il veut revenir vivre avec moi. C’est incroyable. Il a changé, tu vois. Au début je lui ai dit, non, je vois pas, non, je comprends pas, bon, je vais réfléchir. J’étais étonnée. Je m’y attendais pas, tu peux me croire ! C’était une situation, après je faisais des trucs, j’avais des idées, je faisais des bêtises… Il m’a dit, « Ah ! bébé, viens dans mes bras ! Stop, on arrête de se disputer. Viens ! » Voilà ! bon, on espère là ! Je ne veux plus en parler. Maintenant c’est du passé, je laisse faire et je fais confiance je te dis ! »
… où se laisse voir son visage fragile et fervent …
A la sortie du tunnel, l’envol d’une lumière fait renaître le souffle. La femme inspire profondément. Bouffée d’incandescence. Sur la vitre entaillée s’échappent des apparitions. Éclats arrachés à son visage même. A sa tête d’oiseau tissée de feuillages, de lumières et d’effrois, sa fine tête d’os béante sur des paysages singuliers. L’ombre des nuages retourne le paysage, cette banlieue aux terrains vagues et aux buissons maigres. Retournés, oui, juste assez pour permettre la lente remontée des couleurs. Des doigts improbables, d’invisibles doigts sur la terre, déroulent les gris, les blancs, les gris bleutés, les blancs de neige ou de poussière, les noirs, les blancs sur blancs, les coquilles tachetées et la gamme rouge orangé de quelques pavots fous poussant sur les remblais. Les doigts déplient des visions tremblantes de se hausser. Jeux de doigts tressés, filés, tissés en nappes souples. Tièdes pulpes en la paume. Doigts nèfles et renflés, entrelaçant l’épaisseur de l’air, laissant jaillir une lumineuse hallucination.
UPNO, RER B passé à 7 heures 58 à la gare d’Aulnay-sous-Bois en direction de Massy-Palaiseau.
« Salut toi ! Ça va ? Oui, moi oui, voilà, maintenant je pense qu’on a trouvé la solution. Oui, tout a changé. D’un coup ça s’est transformé. Tu sais, il m’embrasse et j’aurais voulu que ça dure toujours. Je me disais, ça ne devrait pas être aussi bien ! C’est pas croyable l’émotion qu’il me fait. C’est royal ! Comme quoi je dépends vachement de lui. Hier j’ai travaillé toute la journée, bon, laisse-moi finir, j’ai travaillé toute la journée et après on est sorti tous les deux. On a été danser. Tu sais à quelle heure je me suis réveillée ? A six heures et demie. Là, je suis fatiguée, tu crois, hein ? Et même pas ! Je suis sur un nuage. En fait, pour l’instant on va dire il y a plus rien qui m’arrête, il y a plus de limite. »
… et sa figure immortelle.
Le corps en reçoit le don en un mouvement infini. Il échappe au contrôle et creuse par effraction des hors-champs indociles dans le plan balisé de la journée. La langue est toute dépareillée par rapport à la sensation. Des mots aux rêves l’espoir est indéfinissable. Salive, le noyau cru sur la langue s’extirpe, le désir rompt. Grain désiré, dur grain, noyau dur, désirs tenus sous la langue, sur la langue, rompent et roulent. La langue est tendrement mâchée. Attends, tends, tends… Le grain sur la langue roule et fond en salives. Il rompt, le noyau casse. Fin de résonance tenue en un chant où le souffle et la main délivrent les secrets de la parole détenue. Elle quitte le train en marche et s’évade au dehors, emportée par d’ineffables visions.