« Certaines mains se tendent la nuit, se confondent à l’ombre, certaines mains plongent dans l’obscurité, t’agrippent et te hissent hors de l’eau, certaines mains ont la douceur d’un rayon de soleil nageant dans une chute d’eau, la voix chaude d’un souvenir, certaines mains susurrent « viens », quelque chose d’approchant, tu ne comprends pas, cela n’a pas d’importance, pas encore, tu saisis juste cette main, le mouvement de cette main, la langue pour plus tard, tu en traverses tant, peu s’incrustent dans ta bouche, mais les mains, certaines mains persistent et hissent et parlent, elles ont les traits d’un visage, un paysage de plaine, des rides claires qui ondulent dans la nuit, certaines mains sont ouvertes comme des visages souriants, n’ont pas la gueule d’un squale, la dureté d’un poing, une double rangée d’ongles, certaines mains caressent et arrachent de l’errance, de l’obscure traversée, l’obscurité n’est pas fiable, parfois cabane souvent piège, l’insécurité des limbes, certaines mains ont la voix chaude d’une brise de surface, elles susurrent et confortent, un visage ouvert, une voix qui accueille, presque une langue, pas encore une langue, pour l’instant une modulation, l’intonation suffit, la caresse de la main, la caresse de cette voix suffit, elle t’agrippe et t’accueille, t’offre un thé, une couverture, certaines mains ont la forme d’une coquille pour y déverser ta voix, même oubliée, même bannie, ta propre voix étrangère à ta bouche, après tous ces voyages, érodée, égarée, trop lourde pour nager, une morte à transportée, ta langue noyée, ta langue de traverse, certaines mains tendent l’oreille, certaines ouvrent leur visage, disent « je ne te comprends pas mais je sais »… »
2 décembre 2021 : 27 personnes noyées. Un gros titre et l’image passant en boucle d’un zodiac chargé d’hommes, de femmes et d’enfants. Je m’émeus, je m’inquiète, mais mes mains sont vides et ma voix ne résonne qu’en moi. Notre corps social meurt quand sombrent tant de vivants.
Philippe Malone, Les Chants anonymes, Ed. Espaces 34, 2021
C’est un texte bouleversant. Merci.