Jacques Ancet, Les travaux de l’infime, dessins d’Alexandre Hollan

J’ai lu le recueil Les travaux de l’infime du poète Jacques Ancet, sur les conseils de l’artiste plasticienne Madé, dont les travaux sur les gris naissent d’une attention aux vibrations imperceptibles qui entre en résonance avec la poésie d’Ancet.
Le livre reprend des textes précédemment publiés par Ancet dans la collection PO&PSY, en les replaçant dans les ensembles plus vastes qui les ont vus naître. Ici, « Les travaux de l’infime », « Portraits sans visages » et « Pour ne pas finir ».
Pour cette publication, les poèmes sont accompagnés de dessins du peintre d’origine hongroise, Alexandre Hollan.
Jacques Ancet, Les travaux de l’infime, dessins d’Alexandre Hollan, Editions Erès, 2013, collection Po&psy in extenso
Courts textes en vers ou en prose dont les phrases notent l’essentiel d’une pensée ou d’une sensation, cette poésie s’écoute ou se prononce intérieurement avec l’envie de faire sienne la voix méditative, interrogeant l’espace, la lumière, les couleurs, notant la place du vivant, feuillages, insectes… Mots et phrases se plient à la fugacité d’une apparition, au souffle de la respiration.
« On a beau voir, on ne peut pas voir.
On ferme les yeux : on voit quand même :
les choses très vite, comme en négatif.
Puis les couleurs, un brouillard
lumineux. Quand on les ouvre
ce qu’on voit ressemble à ce qu’on ne voit pas.
Le ciel casse – la montagne tombe. »
« Les travaux de l’infime, IV »
« Les couleurs s’avivent – le bleu, l’oranger, le vert. Les contrastes s’accentuent. Le regard reconnaît sans reconnaître. Ce qu’il reconnaît est un souvenir. On y est. On n’y est pas. Les fleurs du noisetier tremblent sur la montagne rose. Le tronc découpe la lumière déclinante. On avance dans un vent de mots éparpillés. On perd sa voix. Soudain, les couleurs s’éteignent, disparaissent. Ne reste qu’un chevauchement de contours. La surface plane des choses arrêtées dans leur nom. »
« Les travaux de l’infime, V »
« Parfois il était un grand ciel qui emporte jusqu’à la mer. Ou un grand vent. Ou les deux : l’espace qu’il ouvrait et la vie qui le parcourait. Il était une voix perdue dans l’inconnu et l’inconnu perdu dans une voix. Il disait ce qu’il ne savait pas qu’il disait, disait-il, et il voulait comprendre. L’imparfait le garde aujourd’hui dans sa durée parfaite. On compte des jours, des années qu’on ne reconnaît plus. Ils sont restés avec lui. Ils ont pris son visage. »
« Portraits sans visages – Portrait pour un silence »
« Il voudrait montrer. Non pas ce que ses yeux voient ou ce que son doigt désigne, non. Plutôt ce qu’il sent là, tout près, entre chaise et nuage. Ce tourbillon invisible où tout à la fois surgit et s’engloutit. Une sorte d’attente précipitée, avec l’instant qui ressemble à l’instant – et s’en arrache. Un geste sans corps traversé de cris, d’étincelles, d’un obscur coup de vent qui souffle les formes dans l’éblouissement vide du regard. »
« Portraits sans visages – Portrait de quoi ? »
« Vous croyez entrer dans la beauté. Elle fait autour de vous une image sans bords.
Elle vous appelle dans un bleu tellement intense que vous croyez y retrouver l’enfance.
Un instant, elle vous donne des yeux sans taches, plus clairs que l’eau la plus claire, plus profonds
Que la mémoire, et vous croyez voir ce que vous ne voyez pas, ne comprenez pas.
Mais la beauté est toujours ailleurs, plus loin que le regard où pourtant elle habite,
Plus loin que le nom qui la nomme, où vous entrez dans son attente brûlante.
Toujours trop tard pour la beauté. Et peut-être est-elle ce trop tard lui-même.
Un banc vide, un long silence rouge sur lesquels se referme la nuit. »
« Pour ne pas finir, V »

Aux côtés des textes, quelques dessins d’Alexandre Hollan.
Le vieux peintre hongrois vit dans la campagne provençale. Dans un film réalisé par le Musée Fabre de Montpellier, L’invisible est le visible, il évoque son rapport à la peinture, au dessin, aux couleurs, et la façon qu’il a d’être heureux, vivant et dessinant dehors, sous les arbres, « un endroit où je sens que la vie a du temps. Et je m’y sens absolument comme au paradis ».
Le corps mimant le mouvement de la nature. Le regard vivant. La main se laissant guider. Les traits du fusain se superposant pour créer l’image.
En voici quelques phrases que j’ai entendues avec émotion.
« Cet arbre, la direction qu’il m’indique est celle-là … même tout tourne, ce grand cercle … Je sens que l’énergie qui se concentrait ici veut aller vers la droite. C’est comme ça que je commence à regarder. Le regard est une fonction mystérieuse. Ce n’est pas un appareil de photo qui ne sait pas regarder. Un homme qui cherche à créer une image ne sait pas ce qu’est le regard vivant. Le regard vivant, depuis si longtemps je cherche à être en contact avec ça ! Et il est toujours d’une certaine façon libre de moi, comme s’il était plus intelligent que moi, comme s’il voulait me dire quelque chose que je devrais enfin comprendre. »
« Dans le regard, il y a quelque chose que je ne connais pas, qui est invisible. J’ai travaillé pendant 70 ans peut-être et je sens que cette avancée de l’inconnu est très lente. Il faut que je lui prépare la place, que je travaille beaucoup pour que, dans le dixième ou le vingtième dessin ou la centième couche de peinture, quelque chose vienne comme l’écho de cette chose qui, on le sait, existe en nous et qui fait partie d’un visible qui reste pour moi encore invisible. Je ne veux pas dire que c’est surnaturel, mais c’est un naturel qui est encore long à atteindre. »
« La nature est très forte, la nature est en principe imprévisible. La vie qui vient de la nature vient quand elle veut. Je prépare les séquences en préparant du papier, une gouache épaisse, une brosse brutale et j’attends que l’arbre se manifeste.
Ce que je suis en train de faire, je peux le faire maintenant et quand une nouvelle image surgit, elle peut être tout à fait le contraire de la première. C’est la partie du travail qui est pour moi l’écriture de l’arbre. Ce sont de grandes feuilles au fusain dans lesquelles le même arbre apparaît une fois, une deuxième fois, une troisième fois, une quatrième fois, c’est seulement comme un geste qui se complique, comme un geste qui prend forme, ou comme un ensemble de gestes qui se complètent sans chercher une lecture particulière. Quand le fusain rentre dans le travail, avec sa finesse, avec ses lignes souples, fragiles, avec la couleur comme un sentiment. »
« La vibration colorée est née du rapport en général de trois couleurs, parce que les trois couleurs sont un des mystères de la perception… Je mets un jaune, un rouge et un peu de bleu, ces trois couleurs se rencontrent dans le geste même. Et comme le geste tourne, ils amènent la lumière par cette manière naturelle, comme si ça naissait du geste et pas d’une intention personnelle. Dans ce sens ça rend le tracé lumineux, le flamboiement à l’intérieur de l’arbre… Je dessine toujours avec ces trois couleurs primaires. Tôt ou tard cette vibration va remplir tout l’arbre, l’arbre va vibrer d’une manière lumineuse. C’est un des cadeaux que quelquefois l’arbre m’accorde. »
Pour voir le film : Alexandre Hollan, L’invisible est le visible, Musée Fabre, Montpellier





Pour en savoir plus :
Jacques Ancet aux éditions Erès
Le blog de Jacques Ancet
L’exposition Alexandre Hollan, l’invisible est le visible, Musée Fabre, Montpellier, 2019 et le film réalisé à cette occasion