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Audomaro Hidalgo, Mère saturne

Audomaro Hidalgo, Mère saturne


Après une lecture, quand les intentions de l’auteur ont été un peu oubliées, même les plus explicites et nourries de réflexions, demeurent précieusement quelques images rayonnantes, le gonflement des phrases, un rythme, l’épanouissement d’une couleur, cet espace ravi par la sensibilité, posé dans le nid d’une langue. Mon berceau.
Il faut simplement laisser faire le temps. Devenir soi-même filtre pour le temps. Le laisser se déposer à travers soi, dans son incarnation passagère, les mots.
Ainsi, j’ai lu Mère saturne du poète mexicain Audomaro Hidalgo, puis dans la foulée, les autres recueils qu’il a publiés aux éditions Phloëme les deux années précédentes et traduits si sensiblement en français par Gaëtane Muller Vasseur, Incision et Les desseins de l’intempérie. Lecture à rebours comme j’aime le faire – prendre un livre par la fin et remonter le courant – qui s’est révélée être celle du temps de l’écriture.


« Le temps est le faiseur »


Le temps, titre et sujet du recueil.
Il est le temps suspendu à la profondeur des souvenirs – grand-père, voix, forêt, oiseau -. Le temps farouche de Saturne dont le vide est l’angoisse. Tombe et berceau du temps où reposent les êtres aimés disparus et où grandissent ceux qui naissent. Il est aussi le temps de la terre, vieilli sous la forme d’un continent où les accords sont plus lumineux, où le mot feu n’est pas assez ardent, le Mexique et l’Amérique du Sud incarnés par les écrivains, Jorge Luis Borgès, Octavio Paz, Alfonso Reyes…
Il est obscur, il s’apprivoise, il enseigne la patience et distribue sa tendresse « comme une douce rafale dans le vent ».
Il apprend au poète à méditer les yeux fermés et à accepter de ne jamais savoir comment il va pouvoir s’en saisir par l’écriture.


« Errer est le chemin »

Dans Mère saturne, Audomaro Hidalgo articule la prose et les vers. De la réflexion et de l’analyse à l’ expression pure d’une sensation, il ouvre largement l’éventail des possibilités poétiques, toute forme stylistique glissant dans cette errance choisie. Car le temps se moque bien de nos compréhensions quand il se retourne comme un gant, nous donnant à connaître sa matière bien vivante de désir et de sang, de mort comme une fête*. (*Citant Borgès, « Cette nuit, Abramowicz, tu m’as dit, sans parole, que nous devons entrer dans la mort comme on entre dans une fête ».)

J’aime dans la poésie, sentir se disperser la volonté, tandis qu’à tâtons à l’intérieur d’un texte se précipitent les mots, furtivement les mots.
J’aime que le poète reconnaisse combien l’écriture est une langue qui passe de bouche en bouche. Parce qu’on trébuche soi-même, toujours l’inquiétude, l’impuissance, toujours la dernière heure, la dernière fois qu’on a embrassé, serré, bavardé avec ceux qu’on aime, parce qu’on pleure sans le savoir, parce qu’on s’enflamme de joie, n’ayant d’autre garde-corps que ceux qu’on aime …
J’aime partager avec le poète ce sentiment que le flot du monde serait inconcevable sans la poésie de Borgès, de Paz ou de Reyes.
J’aime aussi à côté des vers mouillés de désir, entrer dans les rêves murmurés par d’autres, jardins, forêt d’où émane une odeur que je froisse à mon tour entre mes doigts.


« Que les cendres des morts redeviennent feu »

Il y a dans cette poésie des lointains où les nuits bleuissent, forêt profonde, gorge d’oiseaux, quiscale, Pierre du Soleil et Feu nouveau. C’est un monde d’opulence, de sang et de parfums qui surgissent. Un monde d’images comme la photographie qui est le point de départ des premiers textes du recueil. Un monde de sensations qui emportent le poète où qu’il vive dans le monde : le grand vent du Havre, « le soleil blanc qui se révèle dans toute sa beauté juste au-dessus de l’église Sainte-Anne et du square Holker où, inlassablement, j’aime lire, écouter le délicat murmure de l’eau, réfléchir à la manière de façonner une pensée sensible. »


Puis vient un moment où, en lisant, je n’ai plus envie de saisir autre chose que des propos diffus et des fantômes d’images. Ils me suffisent, car dans l’oubli de tout cela apparaît une nouvelle dimension, plus entière, plus impérieuse, le mouvement souterrain du texte. Il se saisit par le corps, dans toutes ses dimensions incompréhensibles parfois. Comme devant une toile, lorsque s’ouvre le dialogue avec la peinture, par des connexions fines, palpables et charnelles qui réclament la totalité de nos sens.
Appréhender un texte par le souvenir du corps de passer par là, à travers un rythme, une lumière, l’enclave longue d’un poème, l’obscurité de longs passages, les suivant comme un paysage.
Il me semble que le mouvement ici, dans Mère saturne, est celui de la patience. L’ample patience. Car le poète s’attarde sur l’écriture des autres, fait des détours par d’autres fleuves que le sien, se pose sur des rives appartenant à tous. Le cheminement s’élargit et s’apaise. Douceur. J’en aime alors le souffle et voit bien combien la vitalité de la poésie, en quelques chaleurs, ne demande qu’à reprendre.








Audomaro Hidalgo, Mère saturne, traduit de l’espagnol par Gaëtane Muller Vasseur, Editions Phloëme, 2024, collection Je est un autre

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