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Dominicella, La poésie, « par le corps, le ventre, les larmes. Un frisson qui parcourt »


Dominicella est éditrice. En 2019, elle fonde avec Teo Libardo les éditions Rosa canina qu’elle présente au marché du livre du festival Voix vives à Sète. C’est lors d’un autre festival, Voix de la Méditerranée, qui se tenait à Lodève, qu’elle découvre combien la poésie est source d’émotions fécondes et combien elle engage la vie des poètes qui l’écrivent, de ses lecteurs et de ses éditeurs.
Dominicella témoigne ici du parcours et des rencontres qui l’ont conduite à devenir éditrice.
Pour compléter la présentation de cet entretien, je me suis laissée guider par quelques vers de Teo Libardo, publiés dans le recueil, Il suffira (Rosa canina éditions, 2021).
Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Festival Voix vives, Sète, 27 juillet 2022






S’éveiller à la poésie

Je suis née à Lodève. Mon premier contact avec la poésie a eu lieu alors que j’avais quatorze ans, en 1998, lors de la première édition du festival Voix de la Méditerranée. Nous y sommes allées avec ma tante et ma mère qui voulaient me faire découvrir le chanteur Paco Ibáñez. J’habitais à proximité de Lodève, mais je ne pratiquais pas la ville. Le festival créait une ambiance tout à fait particulière, car il s’emparait de toutes les cours, les places publiques et les parkings… L’espace était vidé pour y installer des tentes et des tapis, et cela devenait par exemple un café oriental.

La population d’origine maghrébine s’était impliquée dans le festival. Elle est très présente à Lodève parce que la ville avait accueilli dans les années soixante plusieurs familles de réfugiés harkis.
Tout d’un coup, il se passait quelque chose. Tout d’un coup, je découvrais ma ville autrement. Lodève était sinistrée après la fermeture des mines, le départ des ouvriers et la population déclinante. J’ai d’abord aimé l’ambiance du festival, puis, de plus en plus, les lectures.

Quelques ombres d’oliviers devant la Cathédrale de Lodève, lors d’une balade nocturne après la 10e édition des Voix de la Méditerranée, 2007 © Dominicella

Jeune adulte fraîchement indépendante, j’allais en voiture à la confluence des deux rivières de la ville, aux nuits entières de poésie. Je me souviens de l’année 2005. J’écoutais les lectures en percevant surtout une ambiance, lorsqu’à la fin, Julien Blaine qui présentait la soirée, a fait monter sur scène Édith Azam. Tout d’un coup, cela s’est réveillé. Elle était totalement inconnue et pas programmée officiellement, mais Blaine avait insisté pour qu’elle lise.
C’était une lecture comme je n’en avais jamais entendue, une lecture performée.

Je me suis mise à ressentir des choses sans savoir trop quoi. À partir de ce moment-là, je me suis intéressée aux lectures pour retrouver cette sensation.
L’année suivante, Édith Azam était programmée aux Voix de la Méditerranée. J’ai emmené mon compagnon, Teo Libardo, l’écouter et il a été touché lui-aussi. C’était une très grande émotion. Par le corps, le ventre, les larmes. Un frisson qui parcourt.




Devenir lectrice

La poésie est une sensation qui passe d’abord par le corps. Au départ, c’est comme une musique, ensuite viennent les paroles. J’ai voulu lire les textes d’Édith Azam. Au passage à l’écrit, ils me plaisaient moins car je ne les ressentais plus. Jusqu’à l’hiver dernier, lorsque nous avons acheté son Bestiole-moi Pupille publié par la tête à l’envers, là j’ai tout retrouvé. Pendant une longue période, les performances poétiques m’ont fait ressentir beaucoup d’émotions sur le moment, mais j’avais beaucoup de mal à repartir avec les livres de poètes « sonores et visuels », autrement que pour conserver un souvenir de la lecture vivante.
Je suis devenue une lectrice avant d’être éditrice. J’ai mis du temps à m’orienter dans la diversité des expressions poétiques, à trouver des écritures qui me touchent.

Quelquefois lorsque je lis, il ne se passe rien, mais d’autres fois une phrase déclenche en moi un amour pour le texte. Je crois que tous les textes que nous avons publiés ont déclenché un rappel de l’émotion première.
Je ne lis pas vite, du coup je n’ai pas beaucoup lu. Pour lire, j’ai surtout besoin de la solitude et de la nuit. Ma lecture est silencieuse et matinale au premier réveil. Entre 5 heures et 10 heures le matin, personne ne me voit jamais lire. Devenir éditrice me permet d’accéder à cet espace de solitude sans culpabiliser. Il y a aussi une saisonnalité de la lecture. L’été est compliqué pour moi car je suis dans les marchés et les contacts. Je fais des provisions.




Tout d’abord, aimer fabriquer des livres

Si je n’ai jamais été une très grande lectrice, en revanche j’ai toujours été entourée de livres, de beaux livres. Je suis très impressionnée par l’objet livre que je prends infiniment de précautions à manipuler.
Je me suis d’abord dit que je voulais fabriquer les livres et pas les éditer. J’ai raconté cela aux copains éditeurs. Certains ont ri de ce chantier titanesque dans lequel je voulais me lancer ou m’ont conseillé de définir une stratégie

commerciale. D’autres m’ont dit tout de suite « oui, ça va être super ! »
Je suis une éditrice autodidacte. À Sète, j’ai beaucoup écouté les rencontres du matin avec les éditeurs. Cela me passionnait avant même de penser à devenir éditrice. À travers leurs choix éditoriaux, de problématiques de conception, leurs histoires et leurs ennuis, j’ai découvert le métier.


© Rosa canina éditions



De bons conseillers

Dans mon parcours, j’ai eu de bons conseillers. Cela n’a rien à voir avec la ligne éditoriale. Je pense à Régine Simonelli des éditions de l’Ormaie. Elle venait à Sète avec des livres d’artistes. Elle-même n’était pas artiste, mais elle était basée près de Nice et de Cannes, là où il y a du répondant en art contemporain. Elle côtoyait Arman, Ben…et avait des contacts dans les institutions à qui elle vendait ses livres. Il y avait d’assez belles pièces sur son stand. Elle avait l’amour du livre et du papier.
Il y avait aussi Yves Artufel des éditions Gros Textes. Lui aussi façonne ses livres. Il m’a conseillé de trouver des machines d’occasion.

Je voulais fabriquer des livres, des carnets, mon papier… J’ai fait des stages… Je suis passée par la « patouille » : j’ai appris à fabriquer du papier végétal. J’ai fait deux ou trois petits carnets, mais l’artisanat ne me suffisait pas. Dans le même temps, j’ai vu que la petite édition pouvait être viable et je me suis rendue compte que j’avais toujours freiné parce que je ne me sentais pas capable de choisir des textes.
Enfin, j’ai également reçu une aide précieuse de Monique Lucchini des éditions Musimot qui a répondu à mes questions sur certains aspects concrets et administratifs.



La revue La volée

Il s’est écoulé presque trois ans entre l’envie de fabriquer des livres et la création de Rosa canina. La revue La volée a ouvert le chemin en 2015. J’étais encore salariée à ce moment-là. Teo voulait monter une maison d’édition. Moi je voyais l’aspect administratif dont je ne voulais pas m’occuper et que je ne connaissais pas. Une revue était jouable financièrement et sans autre formalité. Nous pouvions tirer cent exemplaires en imprimerie, pour notre plaisir.
Teo est poète, musicien et peintre. Il avait déjà été publié et avait entendu dans des festivals des textes qui lui plaisaient et qu’il voulait réunir.
À ce moment-là, quelques jours après les

attentats de Charlie hebdo, nous avons appris que le festival Voix de la Méditerranée était supprimé. Il avait perduré durant quelques années en parallèle du festival Voix vives de Sète que la directrice avait créé en quittant Lodève avec presque la totalité de l’équipe.
Pour nous, cela a été un déclencheur. Fonder une revue était devenu une manière de conserver et créer du lien. C’était inconscient au début. Nous avons fait le premier numéro avec des copains auteurs et plasticiens qui ne se connaissaient pas. Mais à partir du troisième numéro, nous avons reçu des textes d’horizons plus divers.

© Rosa canina éditions


Entre temps, un mouvement citoyen de soutien aux Voix de la Méditerranée s’était créé à Lodève : Urgence poésie. C’était un collectif hybride avec des enseignants, journalistes, artisans, artistes, animateurs socio-culturels et retraités… tous ceux qui aimaient la poésie. À partir de là, nous avons été identifiés comme « éditeurs » et comme « revue » et nous avons reçu des textes d’auteurs qui avaient l’habitude d’être publiés. Nous avions cependant assez peu de demandes locales, mais ce n’était pas notre but.


Nous avons fait connaissance avec Danièle Faugeras, directrice de la collection Po&Psy, qui nous a soutenus et incités à ne pas lâcher. Elle nous a envoyé des bonnes feuilles pour la revue. Nous découvrions tout petit à petit. Danièle nous a trouvé notre premier marché en 2018 au festival trace de poète à L’Isle-sur-la-Sorgue et nous y sommes allés avec dix numéros de La volée. En cinq ans, nous avons publié une cinquantaine d’auteurs comme Ada Mondès, Jean Azarel ou Nadia Mifsud de Malte…



Les éditions Rosa canina

© Rosa canina éditions


La volée est mise en sommeil actuellement. Les textes que nous y avons publiés m’ont fait découvrir différentes écritures. Nous avions une ligne éditoriale éclectique.
En créant Rosa canina, notre ligne éditoriale s’est resserrée. Seuls quelques auteurs de La volée y sont édités : Élisa Coste, que nous suivons comme lecteurs depuis une dizaine d’années, Anna Chaidron-Becquevort et Emma Filao dont nous avons publié les premiers recueils, ainsi que l’artiste Marlène Florette.
Nous avons même créé pour l’un d’entre eux, Benoit Arcadias, la petite collection Cynnorhodon, consacrée à des écritures brutes et incisives. Le texte de Benoit Arcadias est inspiré de son internement en hôpital psychiatrique.
En effet, dans cette vie d’éditrice et dans ma vie professionnelle j’ai rencontré des personnes en grande fragilité.


Je travaillais pour l’amélioration de l’habitat, un travail qui aurait pu être très intéressant si la partie administrative n’avait pas pris progressivement toute la place. Je suis allée chez ces personnes. J’ai vu quelquefois des situations, des conditions sanitaires qu’on ne devrait plus trouver. Lorsqu’une personne est dans un état de désespérance, j’imagine à chaque fois ce que ce doit être chez elle.
C’est peut être le seul sujet sur lequel j’ai jamais écrit. Je comprends bien moi-même comment à un moment donné on peut basculer. Parmi les gens qui lisent ou écrivent de la poésie, il y a beaucoup de personnes dont la sensibilité vient de leurs fragilités. C’est pour cela que nous avons tenu à publier Benoit. Nous étions au début de notre maison d’édition et nous nous sommes dits que nos textes devaient être ancrés dans le vécu.



Cultiver notre humanité

Teo Libardo, Entrelacs, n° 218, 1993 – acrylique et pastel gras sur papier, 65×50 cm – collection de l’artiste – © Adagp, Paris, 2022


Nous avons démarré avec peu d’argent. L’aspect manuel prend de la place, mais j’avais le désir de fabriquer les livres moi-même. Cela nous a permis de contourner les difficultés financières. C’est comme cela pour beaucoup de choses dans notre vie.
La couverture de nos livres est faite à partir d’un tableau de Teo, Entrelacs, que nous avons retravaillé. Nous voulions de la texture sur un papier vergé. Le nom Rosa canina évoque les fleurs et le végétal. Il peut même donner une impression de naïveté.


Pourtant la rosa canina est une rose, elle a donc des épines. Il s’agit de l’églantier dont la racine avait la réputation de guérir de la rage, c’est pourquoi l’image du chien y est associée. Chez nous on parlait de cet arbuste presque tous les jours car nous en sommes entourés. Nous utilisons le nom latin car Le Livre des Bonnes Herbes de Pierre Lieutaghi était le livre de chevet de Teo quand il avait vingt ans et figure toujours en bonne place à la maison.

Dans notre conception, la poésie est ce qui permet de cultiver notre humanité et de contrecarrer les visages de la rage qui tendent à diviser et à entraver. Nous recherchons une fraternité dans un espace qui s’élargit.
Nous avons choisi au départ de faire une même couverture pour tous les livres, puis nous avons décliné la couleur de la typographie. Très naturellement et très vite, nous avons déterminé deux couleurs, puis une troisième. Le bleu, pour les recueils et les ensembles de textes. Le vert, pour les textes ayant une dimension de récit et développant tout au long du livre un sujet ou une émotion. Le rouge est réservé au charnel et à l’essence, ce sont généralement des textes plus courts, comme Il suffira de Teo, qui me fait penser à une ode.






Engagement et compagnonnage

Au quotidien, je suis la façonnière et je m’occupe de tous les aspects du choix éditorial, de l’administration et de la diffusion… Teo est le directeur artistique et littéraire. Nous lisons ensemble et nous choisissons ensemble. Teo a besoin de temps. Moi, je réagis à l’instinct. Nous sollicitons aussi quelquefois des personnes extérieures sur le choix d’un texte, soit des auteurs, soit des lecteurs qui connaissent très bien la maison.
J’écris les quatrièmes de couverture de Rosa canina. C’est un retour de lecture que je fais à l’auteur. Parfois il me répond que nous sommes sur le même fil, parfois il n’en dit rien.

Les livres trouvent des lecteurs et je ne pourrai bientôt plus suivre la demande. Je ne pensais pas que cela arriverait si rapidement. Je vais donc laisser la fabrication des livres à un imprimeur. Il me restera la collection Tirage limité pour poursuivre mon désir de façonnage. J’aurai ainsi davantage de temps pour rencontrer les libraires, participer à des marchés et des rencontres poétiques. Les textes des auteurs pourront être davantage diffusés.

Teo Libardo, Lire, la mer est un déluge réussi, poésie / Tirage limité avec gravure originale de l’auteur, Rosa canina éditions, 2019


Les rencontres, le partage de textes et de moments de vie, d’un lieu à l’autre, avec d’autres personnes sensibles à la poésie sont au cœur de notre aventure éditoriale. Parmi ces rencontres, j’ai pu trouver en Lara Dopff, des éditions Phloème, une compagne de destinée. Nous avons fait connaissance à L’Isle-sur-la-Sorgue en 2018. Elle était venue voir le stand et était repartie avec Anche tu sei l’amore, le disque des poèmes de Cesare Pavese mis en musique par Teo. Notre revue l’intéressait. Nous avons publié des textes d’elle dans La volée. C’était l’époque où je testais mon idée de devenir éditrice-façonnière.


Lorsque j’ai dit à Lara que je n’avais ni matériel ni espace, elle m’a raconté qu’elle travaillait dans un tout petit espace et que puisqu’elle avait eu envie de fabriquer des livres, elle l’avait fait. Sur son stand, j’ai vu des livres faits à la main en quantité, j’ai compris que c’était possible d’y arriver.
Ce qui nous a plu, c’est qu’elle est aussi poète et qu’elle est pleinement dans l’écriture, dans un projet de vie poétique total. Elle est une personne comme on en cherche pour nos publications, sur un chemin de vie, de poésie et d’édition, pour qui la poésie n’est pas juste un exercice d’écriture mais se vit avant tout au quotidien.


Teo Libardo et DéDéTé – Envolées n°616 réinventer le feu, 2019- pastels secs sur manuscrit, pliages, bois, fer, circa 32x28x18,5 cm – © Adagp, Paris, 2022


https://rosacaninaeditions.jimdofree.com
Le site de Teo Libardo : https://www.teolibardo.com

2 réflexions sur “Dominicella, La poésie, « par le corps, le ventre, les larmes. Un frisson qui parcourt »”

  1. j'acques estager

    là et comme soudain pour longuement depuis en moi,
    je ne peux te dire que vite, Dominicella, de cette toute une et claire et purement là parole et tout ce que tu nous présentes de toi, de nous, juste le désir et en Rosa canina d’en être digne et t’être fraternel à toi j’acques
    je n’oublie pas mon merci à n(o)uages !

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