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Jacques Ancet

Jacques Ancet, Les travaux de l’infime, dessins d’Alexandre Hollan J’ai lu le recueil Les travaux de l’infime du poète Jacques Ancet, sur les conseils de l’artiste plasticienne Madé, dont les travaux sur les gris naissent d’une attention aux vibrations imperceptibles qui entre en résonance avec la poésie d’Ancet. Le livre reprend des textes précédemment publiés par Ancet dans la collection PO&PSY, en les replaçant dans les ensembles plus vastes qui les ont vus naître. Ici, « Les travaux de l’infime », « Portraits sans visages » et « Pour ne pas finir ». Pour cette publication, les poèmes sont accompagnés de dessins du peintre d’origine hongroise, Alexandre Hollan. Jacques Ancet, Les travaux de l’infime, dessins d’Alexandre Hollan, Editions Erès, 2013, collection Po&psy in extenso Courts textes en vers ou en prose dont les phrases notent l’essentiel d’une pensée ou d’une sensation, cette poésie s’écoute ou se prononce intérieurement avec l’envie de faire sienne la voix méditative, interrogeant l’espace, la lumière, les couleurs, notant la place du vivant, feuillages, insectes… Mots et phrases se plient à la fugacité d’une apparition, au souffle de la respiration. « On a beau voir, on ne peut pas voir. On ferme les yeux : on voit quand même : les choses très vite, comme en négatif. Puis les couleurs, un brouillard lumineux. Quand on les ouvre ce qu’on voit ressemble à ce qu’on ne voit pas. Le ciel casse – la montagne tombe. » « Les travaux de l’infime, IV » « Les couleurs s’avivent – le bleu, l’oranger, le vert. Les contrastes s’accentuent. Le regard reconnaît sans reconnaître. Ce qu’il reconnaît est un souvenir. On y est. On n’y est pas. Les fleurs du noisetier tremblent sur la montagne rose. Le tronc découpe la lumière déclinante. On avance dans un vent de mots éparpillés. On perd sa voix. Soudain, les couleurs s’éteignent, disparaissent. Ne reste qu’un chevauchement de contours. La surface plane des choses arrêtées dans leur nom. » « Les travaux de l’infime, V » « Parfois il était un grand ciel qui emporte jusqu’à la mer. Ou un grand vent. Ou les deux : l’espace qu’il ouvrait et la vie qui le parcourait. Il était une voix perdue dans l’inconnu et l’inconnu perdu dans une voix. Il disait ce qu’il ne savait pas qu’il disait, disait-il, et il voulait comprendre. L’imparfait le garde aujourd’hui dans sa durée parfaite. On compte des jours, des années qu’on ne reconnaît plus. Ils sont restés avec lui. Ils ont pris son visage. » « Portraits sans visages – Portrait pour un silence » « Il voudrait montrer. Non pas ce que ses yeux voient ou ce que son doigt désigne, non. Plutôt ce qu’il sent là, tout près, entre chaise et nuage. Ce tourbillon invisible où tout à la fois surgit et s’engloutit. Une sorte d’attente précipitée, avec l’instant qui ressemble à l’instant – et s’en arrache. Un geste sans corps traversé de cris, d’étincelles, d’un obscur coup de vent qui souffle les formes dans l’éblouissement vide du regard. » « Portraits sans visages – Portrait de quoi ? » « Vous croyez entrer dans la beauté. Elle fait autour de vous une image sans bords. Elle vous appelle dans un bleu tellement intense que vous croyez y retrouver l’enfance. Un instant, elle vous donne des yeux sans taches, plus clairs que l’eau la plus claire, plus profonds Que la mémoire, et vous croyez voir ce que vous ne voyez pas, ne comprenez pas. Mais la beauté est toujours ailleurs, plus loin que le regard où pourtant elle habite, Plus loin que le nom qui la nomme, où vous entrez dans son attente brûlante. Toujours trop tard pour la beauté. Et peut-être est-elle ce trop tard lui-même. Un banc vide, un long silence rouge sur lesquels se referme la nuit. » « Pour ne pas finir, V » Aux côtés des textes, quelques dessins d’Alexandre Hollan. Le vieux peintre hongrois vit dans la campagne provençale. Dans un film réalisé par le Musée Fabre de Montpellier, L’invisible est le visible, il évoque son rapport à la peinture, au dessin, aux couleurs, et la façon qu’il a d’être heureux, vivant et dessinant dehors, sous les arbres, « un endroit où je sens que la vie a du temps. Et je m’y sens absolument comme au paradis ». Le corps mimant le mouvement de la nature. Le regard vivant. La main se laissant guider. Les traits du fusain se superposant pour créer l’image. En voici quelques phrases que j’ai entendues avec émotion. « Cet arbre, la direction qu’il m’indique est celle-là … même tout tourne, ce grand cercle … Je sens que l’énergie qui se concentrait ici veut aller vers la droite. C’est comme ça que je commence à regarder. Le regard est une fonction mystérieuse. Ce n’est pas un appareil de photo qui ne sait pas regarder. Un homme qui cherche à créer une image ne sait pas ce qu’est le regard vivant. Le regard vivant, depuis si longtemps je cherche à être en contact avec ça ! Et il est toujours d’une certaine façon libre de moi, comme s’il était plus intelligent que moi, comme s’il voulait me dire quelque chose que je devrais enfin comprendre. » « Dans le regard, il y a quelque chose que je ne connais pas, qui est invisible. J’ai travaillé pendant 70 ans peut-être et je sens que cette avancée de l’inconnu est très lente. Il faut que je lui prépare la place, que je travaille beaucoup pour que, dans le dixième ou le vingtième dessin ou la centième couche de peinture, quelque chose vienne comme l’écho de cette chose qui, on le sait, existe en nous et qui fait partie d’un visible qui reste pour moi encore invisible. Je ne veux pas dire que c’est surnaturel, mais c’est un naturel qui est encore long à atteindre. » « La nature est très forte, la nature est en principe imprévisible. La vie qui vient de la nature vient quand elle veut. Je prépare les séquences en préparant du papier, une gouache épaisse, une brosse brutale et j’attends que l’arbre se manifeste. Ce que je suis en train de faire, je peux le faire

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Nicolas Poncey, Variations en pleine mer

Nicolas Poncey, Variations en pleine mer Août 2025. Soirée d’été. Nous découvrons Cherbourg et nous promenons au hasard de la ville. A la vitrine d’une boutique, l’affiche d’une exposition nous sert de boussole et guide nos pas vers la galerie La Bouée où Nicolas Poncey présente ses Variations en pleine mer. Dans un ancien hangar réhabilité, lumineux et haut de plafond, nous avons découvert le travail du peintre graveur, les mystérieux signes d’une langue inconnue tracée, incisée ou brodée sur des panneaux de bois, des plaques d’ardoise, sur toile ou sur papier. De courts traits, des croisillons et des lignes comme des herbes coupées au milieu des herbes hautes ou des décors de calcaire courant le long des arcs doubleaux dans les églises romanes. Mille ans tournés vers moi. Et davantage encore depuis l’obscurité des grottes où les signes géométriques et ondoyants gravés ou peints froissent de ferveur les parois de pierre « J’ai eu très vite envie d’une respiration, de quelque chose d’organique, d’une création à partir d’éléments primaires pour retrouver du sens et m’évader de la peinture traditionnelle. J’ai commencé à tracer sept traits dans un sens, puis dans l’autre. Ils composent au fil du temps un alphabet pictural s’aventurant à murmurer une histoire aux yeux du regardeur », écrit Nicolas Poncey Nicolas Poncey, Traits peints sur le mur, de la série Quotidiens, Bouillons Kub, Orval-sur-Seine, mai 2024 © Nicolas Poncey En premier lieu, les mains de l’artiste préparent la surface. Elles posent une couche de couleur, peut-être aquatique, peut-être ensoleillée ou verdoyante. Puis une seconde qui recouvre tout, sombre, terreuse, nocturne. L’artiste y trace des signes et, sous le feu de la pointe qui grave, découvre le coeur caché. Sur la plaque de bois, murmure de dévotion. Sinon il ne saurait que dire. Peindre ou graver : chercher de la main, regarder vers le ciel, ramener d’autres images, la lumière et ses ombres derrière des volets clos, les longues lignes de l’eau en rives infinies, le lierre vif cascadant sur le mur, les cailloux sur la grève, le plastron brodé d’un combattant d’un autre temps, les vestiges d’une civilisation disparue, vieux langage des contes et des histoires fabuleuses, traces infimes où tremblent nos mémoires. Nicolas Poncey, Gerçures, craquelures, lignes minérales, peinture et gravure sur toile, 130×92 © Nicolas Poncey Nicolas Poncey, Rythmes croisés – peinture et gravure sur toiles cousues, 73×54 © Nicolas Poncey Nicolas Poncey, Trame de traits – peinture sur toile © Nicolas Poncey Nicolas Poncey, Traits bleus et dorés. Peinture et pyrogravure sur bois, 100×50 cm © Nicolas Poncey Nicolas Poncey,« Traits sur ardoises », peinture sur ardoises clouées sur bois, 98×56 cm. « Vieilles ardoises, cent ans pour le moins, sur lesquelles les traits tracent une histoire, inspirés par leur résistance et la beauté des marques du temps sur leur peau. » © Nicolas Poncey Nicolas Poncey, Rouleaux de traits, de la série Compositions peinture sur fibre de verre, Bouillons Kub, Orval-sur-Sienne, hauteur : 5 mètres © Nicolas Poncey Pour découvrir le travail de Nicolas Poncey : https://zart.fr/nicolasponcey/book.php et https://www.instagram.com/nicolas_poncey/

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Audomaro Hidalgo, Mère saturne

Audomaro Hidalgo, Mère saturne Après une lecture, quand les intentions de l’auteur ont été un peu oubliées, même les plus explicites et nourries de réflexions, demeurent précieusement quelques images rayonnantes, le gonflement des phrases, un rythme, l’épanouissement d’une couleur, cet espace ravi par la sensibilité, posé dans le nid d’une langue. Mon berceau. Il faut simplement laisser faire le temps. Devenir soi-même filtre pour le temps. Le laisser se déposer à travers soi, dans son incarnation passagère, les mots. Ainsi, j’ai lu Mère saturne du poète mexicain Audomaro Hidalgo, puis dans la foulée, les autres recueils qu’il a publiés aux éditions Phloëme les deux années précédentes et traduits si sensiblement en français par Gaëtane Muller Vasseur, Incision et Les desseins de l’intempérie. Lecture à rebours comme j’aime le faire – prendre un livre par la fin et remonter le courant – qui s’est révélée être celle du temps de l’écriture. « Le temps est le faiseur » And ne forthtedon na … Le temps pousse comme poussent les petites fleurs colorées autour de la tombe. Le temps n’est pas le Rhône qui coule toujours plus loin, vert et monotone, sans pause. Le temps est la fleur que nous aimons et dont nous souffrons, la fleur que nous ne pouvons pas couper. Le temps naît, il émerge. Il ne vient pas du passé, c’est une vague qui surgit et se fond dans le feu de l’instant : le fleuve nocturne des heures s’écoule de sa source, qui l’éternel demain* … (*Miguel de Unamuno, Rosaire de sonnets) Le temps, titre et sujet du recueil. Il est le temps suspendu à la profondeur des souvenirs – grand-père, voix, forêt, oiseau -. Le temps farouche de Saturne dont le vide est l’angoisse. Tombe et berceau du temps où reposent les êtres aimés disparus et où grandissent ceux qui naissent. Il est aussi le temps de la terre, vieilli sous la forme d’un continent où les accords sont plus lumineux, où le mot feu n’est pas assez ardent, le Mexique et l’Amérique du Sud incarnés par les écrivains, Jorge Luis Borgès, Octavio Paz, Alfonso Reyes… Il est obscur, il s’apprivoise, il enseigne la patience et distribue sa tendresse « comme une douce rafale dans le vent ». Il apprend au poète à méditer les yeux fermés et à accepter de ne jamais savoir comment il va pouvoir s’en saisir par l’écriture. Arcane XVIII … Alors qu’il s’était emparé d’une feuille et d’un crayon pour tenter d’écrire son prénom, je l’ai vu un jour totalement désemparé. Mon grand-père, en revanche, pouvait lire les journaux et la Bible dont j’ai héritée, et qui reste ouverte sur la table de travail de mon appartement minuscule, tandis que je parcours ce pays des rêve dont des fragments me reviennent en mémoire : Comme une seule vague qui est toute la mer* qui naît soudain et avance et grandit et avance et grandit et finit par se briser sur ton visage, pour rassembler ensuite les débris d’un naufrage, les ramasser, les recoller au mieux, en cherchant un retour non par l’ordre mais au chaos naturel, organique, originel. … (*Octavio Paz, « Mutra ») « Errer est le chemin » Dans Mère saturne, Audomaro Hidalgo articule la prose et les vers. De la réflexion et de l’analyse à l’ expression pure d’une sensation, il ouvre largement l’éventail des possibilités poétiques, toute forme stylistique glissant dans cette errance choisie. Car le temps se moque bien de nos compréhensions quand il se retourne comme un gant, nous donnant à connaître sa matière bien vivante de désir et de sang, de mort comme une fête*. (*Citant Borgès, « Cette nuit, Abramowicz, tu m’as dit, sans parole, que nous devons entrer dans la mort comme on entre dans une fête ».) J’aime dans la poésie, sentir se disperser la volonté, tandis qu’à tâtons à l’intérieur d’un texte se précipitent les mots, furtivement les mots. J’aime que le poète reconnaisse combien l’écriture est une langue qui passe de bouche en bouche. Parce qu’on trébuche soi-même, toujours l’inquiétude, l’impuissance, toujours la dernière heure, la dernière fois qu’on a embrassé, serré, bavardé avec ceux qu’on aime, parce qu’on pleure sans le savoir, parce qu’on s’enflamme de joie, n’ayant d’autre garde-corps que ceux qu’on aime … J’aime partager avec le poète ce sentiment que le flot du monde serait inconcevable sans la poésie de Borgès, de Paz ou de Reyes. J’aime aussi à côté des vers mouillés de désir, entrer dans les rêves murmurés par d’autres, jardins, forêt d’où émane une odeur que je froisse à mon tour entre mes doigts. Arcane XVIII La Lune Ecoute l’aboiement du chien, le hurlement tenace du loup dans la pénombre ouverte. Ecoute-les, ils sont ton ombre manifeste, ils te demandent les pages écrites avec courage, pas avec des mots. Fumée sont les objets si tu les touches, si tu regardes à travers le verre igné de la nuit, la lune. Tes poèmes, le rêve où en d’autres temps meurt sans affliction ton père, tes intimes misères, tes pensées, la racine du désir, chaque image atroce qui te hante façonne ton trésor, te laissant parfois vaincu. Ecoute comment palpite l’univers autour de toi, à l’intérieur de toi. Ecoute le profond silence des eaux, le paysage sans lumière de la blessure. Ecoute l’herbe croître dans le bassin vide des morts. « Que les cendres des morts redeviennent feu » Il y a dans cette poésie des lointains où les nuits bleuissent, forêt profonde, gorge d’oiseaux, quiscale, Pierre du Soleil et Feu nouveau. C’est un monde d’opulence, de sang et de parfums qui surgissent. Un monde d’images comme la photographie qui est le point de départ des premiers textes du recueil. Un monde de sensations qui emportent le poète où qu’il vive dans le monde : le grand vent du Havre, « le soleil blanc qui se révèle dans toute sa beauté juste au-dessus de l’église Sainte-Anne et du square Holker où, inlassablement, j’aime lire, écouter le délicat murmure de l’eau, réfléchir à la manière de façonner une pensée sensible. » Fiorito La photographie que nous avons devant

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Alexandra Lafitte, Autant que se meut l’horizon

Alexandra Lafitte, Autant que se meut l’horizon, Hatch galerie du livre, Le Havre Hatch galerie du livre, allée Aimé Césaire au Havre. Alexandra Laffite présente ses collages au papier de soie teinté sous presse. Au plafond, de grands papiers de soie peints en hommage à Marguerite Huré. Sur les murs, les collages alignés sur une ligne d’horizon. Et le chant des couleurs … ces couleurs : horizon dans la pièce horizon rouge orange bleu flottant au plafond le regard monte sur les ciels rouges orangés bleus sur le mur que souligne la ligne rien d’autre les couleurs seulement le ciel l’horizon ouvrent une fenêtre sur la mer dis-tu les nuages ne sont jamais les mêmes et on entend un silence le ciel d’argent rougi rayonne COURTE ÉCHELLE, série de dix collages originaux 50x70cm et 70x100cm Sur mon bureau, j’ai posé le petit livre délicatement réalisé par Alexandra Lafitte : Bleus réservoirs, publié par Courte échelle éditeur en 2024, d’après la série des collages au papier de soie teinté sous presse à rouleaux « bleus réservoirs ». Contact des papiers l’un sur l’autre. Coulent des images. J’aime ainsi la pleine mer, la lune qui se lève, le feu du matin … des paysages incertains en habits colorés. Pour en savoir plus : Alexandra Laffite à Hatch galerie du livre et sur instagram

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Catherine Barsics

Catherine Barsics, Plages Catherine Barsics était invitée à Un Havre de poèmes, organisé par Lignes d’Horizons et le lendemain à Fécamp tout un poème, deux manifestations réalisées au mois de mai dernier, en partenariat avec le Marché de la poésie de Paris. Des textes brefs, verticaux sur la page. Sur la scène, la respiration entrecoupée et la recherche d’un rythme comme un sens donné à des cailloux qui s’éboulent, grains de sable dans les rouages : la vie en suspend, la mer perdue, les corps embaumés, les gestes sans langage, l’oubli de vivre… Catherine Barsics, Plages, AbRAPALABRA éditions, 2023 « Vent de tout sable repos inaccessible livrée aux plages rivée à la mer je suis cette île Même au plus près du rivage je reste Séparée. » « Soudain liane d’algue me gifle Je me souviens du corps enfant – je nage encore dedans – de mon buste adonné au sable mes jambes aux vagues naissantes bientôt démolies aux mollets Je me souviens du corps serpent. » « Ventre à terre débordé jamais assoupi mon coeur Amer – son goût déjà pour le dégoût – A la lisière de l’eau je n’étais que peau la mer reprenait trop tôt Son rivage. » « A bien y regarder la ligne d’horizon est anormalement haute nous dépasse Une lune orange – un fantôme – s’élève par-dessus Haut-le-coeur – je doute que nous soyons au niveau de la mer. »

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Les lettres du vent

Les lettres du vent, Fabienne Swiatly et Pascale Lefebvre, traduit en arabe par Golan Haji Quelle jolie trouvaille d’édition ! Des livres à voir, à lire, à écouter. Deux langues entrelacées à des images-peintures. Des graphies et des couleurs comme des tâches de lumière. Un peu de français, un peu d’arabe et les gestes du pinceau pour lier le tout en des livres pour se réjouir. C’est au hasard d’une déambulation dans la librairie Les Quatre Cents coups du Havre que je suis tombée sur ces livres légers et colorés des éditions marseillaises Le Port a jauni. Ils se tournent, se retournent et se déplient chacun à sa façon pour éveiller la curiosité et le plaisir de la découverte, comme se déploie une musique. Car la poésie est images et chant. Elle est jeu de sonorités. De l’arabe au français la musique s’accorde. Et l’oeil se laisse surprendre. A l’origine, la langue arabe, et les trois sons qui sont la racine à partir de laquelle se forment les mots d’une même famille. « Puis le vent retrouve du souffle la petite fille s’écrie : ‘Regarde ! Il vole jusqu’à ta maison’ » Pour Les lettres du vent, autour de la racine « r.ou.H », se déploient les mots « rîH »/vent, « mirwaHa/éventail », « roûH »/âme, « yâ roûHî! »/mon amour, « râ’iHa/parfum », « râHa…râH/vin, « mourîH/apaisant », « mourtâH/calme », « yaroûH »/se coucher, s’en aller… « Et le vent revient … le vent décolle … le vent rapporte … le vent s’arrête … le vent retrouve du souffle … et le vent part … le vent a disparu … le vent revient… et aussi le vent et le vent et le vent … et le vent toujours me ramène à toi », le texte de Fabienne Swiatly prend son élan. Les mots en arabe assurent une autre matérialité, rugueuse et roucoulante. Les larges traits, les fins coups de pinceau, les tâches, jus coulé et gouttes de Pascale Lefebvre … creusent pour nous les plis et replis aquatiques de l’air que nous respirons. « Des gouttes dans le creux des mains cheveux trempés, rires éclaboussés toute la mer rien que pour eux De la plage le vent a disparu’ » « ‘Courez ! Courez ! Jamais vous ne m’attraperez !’ La vie est un souffle d’air qui fait et défait quand l’âge se fait grand. » Pour en savoir plus sur la maison d’édition Le Port a jauni et sur Les lettres du vent Sur la poétesse Fabienne Swiatly et sur l’artiste plasticienne Pascale Lefebvre

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Tarik Hamdan

Tarik Hamdan, Rire et gémissement et Exercices d’apprentissage Urgence. Intensité. La langue poétique de Tarik Hamdan est un fer de lance. Sa force lyrique est d’être à la fois intime et politique. Qu’elle soit en arabe ou en français, nous la recevons en plein coeur. Poète d’origine palestinienne, il vit aujourd’hui à Paris. Sa poésie parle d’exil, de douleur, de colère. Il était présent sur la scène d’Un Havre de poèmes et de Fécamp tout un poème et nous a adressé des textes sans détours. Coeur dans la rue « Hier, un coeur chuta au sol Il heurta l’asphalte dans la rue et roula jusqu’à atteindre le bas de l’immeuble. Ma voisine catholique dit, « c’est le coeur d’un démon dans lequel Dieu a shooté » Du bout de la rue la fille hippie hurla, « ce sont les usines, les usines! » L’épicier arabe fixa des yeux le coeur en disant, « Allah akbar! Gloire à Dieu! » Le patron du café se réjouit de satisfaire les nombreuses commandes passées soudain par des clients qui buvaient leurs bières et mangeaient des pistaches en contemplant ce coeur. Présents sur les lieux par hasard, des touristes asiatiques saisirent leurs caméras et le mitraillèrent de photos et de selfies. Le facteur communiste fit une pause pour dire en riant, « c’est le coeur de votre Dieu mort. La police arriva et s’activa à prélever les empreintes. Armer de grands aspirateurs et de balais géants, les éboueurs se rassemblèrent de côté, attendant le signal du maire venu lui aussi avec ses fonctionnaires. Le coeur battait dans la rue et moi je me tenais à la fenêtre à observer les gens de plus en plus nombreux. Lorsque la nuit tomba et que les gens se dispersèrent pour regagner leurs lits, je descendis dans la rue reprendre le coeur, mon coeur, qui la veille, avait sursauté de peur et dégringolé dans la rue. » Rire et gémissement Histoire « Je ne suis pas Sisyphe ni son rocher roulant Je ne suis pas le Christ, ni sa couronne d’épines Je ne suis pas Gandhi ni son sel Je ne suis pas Guevara ni son cigare Je suis encore moins Superman qui traverse de part en part les montagnes sans se décoiffer Je suis un simple spectateur, entraîné de force à une pièce de théâtre ennuyeuse Alors que je tentais de quitter la salle, les acteurs m’ont fait monter sur scène Les héros et les comparses échangeaient leurs rôles Et moi, tantôt héros, tantôt comparse Cela eut lieu avant que nous soyons tous changés en décors et que nous cédions nos places à de nouveaux spectateurs qu’on faisait monter sur scène pour jouer les mêmes rôles où les héros meurent en vain et les comparses s’exercent aux faux témoignages Les mêmes rôles, dans la même grande pièce intitulée « l’histoire » Rire et gémissement Risque « La liberté C’est nager dans l’océan Conduire une moto sur l’autoroute Dévaler du sommet d’une montagne enneigée Participer à une marche pour la chute d’un dictateur Casser le bureau sur la tête du patron L’adrénaline se déverse dans le sang Un air nouveau souffle sous la peau Et gonfle les poumons Comme deux ballons qui ne demandent qu’à planer On vole … on vole Et plus on s’élève Plus on a peur Mais c’est une peur revigorante Compagne de qui veut Vivre en liberté » Exercices d’apprentissage La tyrannie de l’espoir « Est-il vrai Que La machine de l’espoir Fonctionne à l’huile de l’humiliation? Est-il vrai que l’espoir est le terrain fertile du despotisme Puisque là où il se trouve La tyrannie perdure, Et qu’il n’est pas de mort clémente Tant qu’on en est otage ? Demain ne peut être que rempli d’amour, donc encaisse la claque d’aujourd’hui Est-ce ainsi que Jésus a couvert l’injustice Et effacé le mal et son souvenir ? O espoir despote Dis-moi que faire Chaque fois que je me réveille Dans l’espoir d’en finir avec toi ? » Exercices d’apprentissage Trône volé « Elle ne s’est jamais fatiguée de courir Le monde dort et se réveille au bruit de son halètement qui emplit l’horizon Maintenant, alors que j’écris ces mots, Son souffle traverse les fenêtres, les portes et les murs Vous aussi, vous pouvez l’entendre Si vous prêtez l’oreille Elle ne cessera pas de courir Traînant derrière elle un legs d’absence Et l’écho des tourments de celles qui sont nées, un signe de malchance entre les cuisses Son halètement qui emplit l’horizon Sera toujours Témoin de sa souffrance Jusqu’à ce qu’on lui rende son trône Volé par des livres Prétendus descendus du ciel » Exercices d’apprentissage Pour en savoir plus : Editions Plaine page et le livre Rire et gémissement Editions Lanskine et le livre Exercices d’apprentissage Pour écouter et voir Tarik Hamdan dans une lecture à la Cinémathèque de Nice en 2020 ou au Festival Voix vives à Sète en 2020.

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les heures denses …

les heures denses … J’ai vu l’arbre qui fut là autrefois, son fantôme abandonnant sur le mur son linceul de brume … … et son ombre d’arbre où je marche et entre enfin dans le temps doux des lumières. J’ai vu son piétinement de plante, bogue de mousse, hérisson vert qui m’apprivoise. Bonheur, bonheur ! J’ai vu sur la pierre, la rose de pierre, son oeil ouvert comme le mien, attaché aux matières, un regard amoureux tenant au monde par son grain, son modelé et sa trace. J’ai vu ceux qui veillent l’un sur l’autre avec tant de douceur. J’ai vu la permanence de l’amour … … et l’amour tombé par terre et la résistance d’un être à la fenêtre. J’ai vu la houle du sang. J’ai vu un poisson naviguer sur les murs comme dans l’eau. Intriguée, j’ai suivi les pas d’hommes invisibles. Dans la ruelle des anciens morts, j’ai vu la tombe ouverte sur laquelle une femme veille. Il en va ainsi, nous sommes libres. J’ai vu les gardiens des portes sourire aux passants … … et leurs souffles contraires se conjuguer. J’ai vu l’innocence vite engloutie. J’ai vu le cochon, le lion, le bouc et la sirène danser. J’ai vu le fou et sa folie. J’ai vu qu’ils riaient depuis toujours et quels regards ils nous jetaient. J’ai vu des visages chargés d’abime. J’ai vu, j’ai compris, j’ai bien noté où et comment le temps s’inscrit. Et j’ai vu au milieu des ravages, les regards qui s’obstinent. Fous, follette, je cherche la boussole mais la raison brûle et se consume. J’ai vu tout tomber à la renverse, mais j’ai gardé les yeux ouverts. J’ai vu le désir triomphant nous culbutant par terre et j’ai vu ceux qui fuient quand il est à leurs trousses. J’ai vu la colère sans nom, les miroirs qui se brisent, le ressac tragique des astres … … et les femmes qui séjournent là, souriant finement. J’ai vu l’être tranquille, toute résistance abolie sous la fontaine de lumière. Je l’ai vu rêver : « la lumière est dans l’ombre de l’espace et du vent ». J’ai vu des envols heureux, libres … … et dans l’eau la dérive des heures qui serpentent. Epinal, Rouen, Paris … images saisies

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Friederike Mayröcker, Scardanelli

Friederike Mayröcker, Scardanelli Friederike Mayröcker, Scardanelli, traduit de l’allemand (Autriche) par Lucie Taïeb, Atelier de l’agneau, 2017, collection transfert En lisant Scardanelli … Des mots écrits comme on incise. Profondément … La profondeur fait toute la différence car elle dépend de la nature de la plaque de bois qu’elle coupe, marque, creuse, barbe d’éclats. Seule, la profondeur … Je suis profondément touchée par ce qui se dit en suivant le fil étranger du bois – ce corps, ce monde -, dans l’irrévérencieux rapport au langage d’une phrase ordonnée selon sa seule règle. Et je suis profondément réjouie à chaque lecture, par les inclusions-éclats d’images de la phrase travaillée par les présences – animaux, objets, végétaux, paysages -. et assis sur le banc parmi pins et buissons nous ne nous embrassions pas nous tenant bien plutôt par la main, en crépuscule 1 forêt : 1 refuge « mamelon » à Winterbach en 55 je crois, là sur les prairies aussi demeuraient ces brebis, et désormais après tant d’années années de larmes en plein hiver petites feuilles pointent (« où pointaient les violettes cachées ») sous le store à demi relevé ma petite bible mon cornet pourtant partout je t’épousais 22./23.1.08 matin extatique, pour Linde Waber remonter le chemin qui miroite en forêt qui miroite du lac éblouissant à notre droite lorsqu’1 beau promeneur nous et que sur les racines des arbres puissants je trébuchai tandis que le cliquetis du soleil à savoir la haute lumière de midi poudrait au travers de la voûte des cimes à l’époque à Altaussee et les pins sylvestres à notre gauche (emportés par le vent) jour ténu. Comme mère jadis lorsque je m’en allais 3 petites croix : bourgeons de petites croix me plantait sur front lèvres et poitrine ainsi toi aussi avant que nous ne prenions congé, ce buisson de forêt d’orties odorantes dans l’alcôve etc. où pointaient les violettes cachées 24.1.08 sur le Cobenzl ce petit coin de terre où l’hydrant peint en bleu : clapote tandis que les cimes des chênes vers le Cobenzl : gravissant le sentier forestier presque plat bordé d’enclos à chevaux où aussi ânesses et chèvres rouges puis gagnant le rondeau belvédère où le regard vagabonde des hauteurs obscures aux vallées éclatantes : uni mur- mure du fleuve entre leurs bras, plus tard la part sombre de la forêt où PARENTES voix de miel d’oiseaux jusqu’au sentier où les humides (phalliques) racines tandis que du ravin terriblement surgi à droite les bêtes dociles : brebis laineuses remontaient comme si des ailes leur étaient poussées – ah cette urgence de saisir ta main pour ne pas devoir céder au besoin de me précipiter dans l’abîme (à celui dépourvu de fleurs) lorsque l’oeil malade le gauche se mit à larmoyer : le cil 1 pure fontaine battante 1 ondée de larmes les lachrymae, John Dowland 8.2.08 « lorsque j’étais 1 garçonnet..«  ils viendront de nouveau les flocons le feu argenté les morts se gelant dans leurs enveloppes, mais c’est maintenant 1 mois de mai la voix du ros- signol (pas encore entendue) tandis que je scrute le ciel à la recherche de la 1ère hirondelle : amie de mes jeunes années à D., à l’époque le coeur em- pli de joie éternelle et murmures de l’air je me souviens et moi tenant la main de ma douce mère qui comme FLEUR penchée vers moi elle m’aimait comme jamais personne ne m’avait aimée les soirées dans la cour intérieure de la maison les vers luisants nous attiraient la lune planait en ses figures, les étoiles tombaient. Je vivais dans le lit d’une joie persistante, constance des poiriers devant le portail, les mûriers saignaient, leur sang noir dans la rue du village, l’ostensoir des fleurs de sureau, 1 brise le matin, 1 note marginale sur cette rive, moi aussi les herbes tendres, au bord de l’abîme du temps 9.5.08 est mort mon petit tyran ma braise de vie sans fin ainsi je pleure m’accroupis avec l’orvet mignon sous l’arrosoir dans son jardin où l’herbe haute comme abattue mais c’est le vent qui dans ses bras (berce) la prairie de l’été et la courbe vers lui 1 harpe solaire 1 chenille tandis qu’aux murs de la maison chèvrefeuille clématite et digitale doigtier et noire rose (dans le verre de la pièce) oh nuit tombante de mon âme apeurée, 1 cheveu solitaire s’enroule 1 serpent le long de mon dos dont je tétais le demi-doigt digitale etc. ou cette résonance du bois ces étendues vierges j’étais soumise m’y adonnais, la CLAIRVOYANCE / cette lumière de ma conscience (mes fausses dents) – ma somnolence, toujours plus bas, Brahms, à savoir calme sur ,fond crépusculaire la vague voguait d’après Hölderlin pour Angelika Kaufmann, après son appel 1.7.08

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Gaëtane Muller Vasseur

Gaëtane Muller Vasseur, traductrice : « Mettre la langue au défi » Je me souviens, dans ma jeunesse, alors que je lisais les Sonnets de Shakespeare, les mots élan, puissance et gratitude m’avaient traversée. Je ne maîtrisais pas suffisamment l’anglais pour lire Shakespeare dans sa langue d’origine et cependant, des poèmes m’étaient donnés, animés, contrastés, vivants, s’offrant dans la diversité de leur caractère, ouvrant pour moi des espaces inconnus qui me devenaient par bonheur immédiatement familiers. C’était un moment heureux de lecture, fondateur parmi d’autres de mon rapport à la poésie. Il m’était offert grâce à une traduction. S’il en jaillissait une telle vitalité, c’est que la plénitude, la rondeur sonore, les rêves et réalités qui s’entrechoquent dans les poèmes de Shakespeare, continuaient de s’élargir dans une autre langue. Quelqu’un avait recueilli les mots, les avait compris, s’était laissé dériver d’une langue à l’autre jusqu’à les rattacher à d’autres mots, même imparfaits, même fragmentaires, mais nouant bien entre eux les liens qui les unissaient en une œuvre vivante.  Il y a quelques mois, j’ai eu la chance de rencontrer Gaëtane Muller Vasseur. Traductrice passionnée, elle a fait de la langue espagnole un champ d’exploration dont elle emprunte les multiples chemins entre l’Espagne et l’Amérique du Sud. Gaëtane Muller Vasseur est également professeur d’espagnol. Je la remercie d’avoir accepté de s’entretenir avec moi.  Dans le dernier ouvrage qu’elle a traduit, « Mère sature » du poète mexicain Audomaro Hidalgo, publié aux éditions Phloème, j’ai trouvé à travers les mots « errance » et « chemin », ou les mots « mémoire » et « perte », cette incertitude, cette divagation, qui est le propre de la création et dont il faut bien pourtant se saisir pour la fixer dans un texte et dans sa traduction. Pour ouvrir notre conversation, j’en ai choisi un extrait :  « Toi et moi errons ensemble en ramassant ces fragments. … L’écriture poétique est l’errance qui revient sur ses pas, qui retrace le chemin, qui sauve une mémoire collective, qui récupère les syllabes du commencement, qui rappelle une musique lointaine, qui reproduit, pour un instant, le son d’une langue perdue. » (Mère saturne, éditions Phloème, 2024, p. 39) Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Le Havre, 17 juin 2025 Gaëtane Muller Vasseur, collage Devenir traductrice Gaëtane, pour commencer cet entretien, pourrais-tu me dire à quel moment et dans quelles circonstances, tu es devenue traductrice ? J’ai véritablement commencé à traduire en 1994, alors que je vivais en Espagne. J’y poursuivais des études en langue et civilisation espagnoles. Après les cours, pour arrondir un peu les fins de mois, je travaillais dans une école de langues. Peu à peu, la directrice m’a confié davantage de responsabilités et m’a envoyée dispenser des cours de français en entreprise. Ces mêmes sociétés m’ont très vite sollicitée pour traduire leurs documents techniques. C’est là que la traduction s’est imposée presque naturellement à moi. De retour en France, j’ai poursuivi cette activité : une manière d’entrer dans l’intimité des mots et des idées. En 1998, j’ai eu l’honneur d’être traductrice-interprète lors de la Coupe du monde de football, une expérience à la croisée du sport, de la diplomatie et de la culture. À cette époque, je travaillais sous la direction de Hernan Betinyani, un traducteur-interprète chilien, dont la rigueur et la générosité continuent de m’inspirer aujourd’hui. Pourquoi la langue espagnole ? Gaëtane Muller Vasseur, collage J’ai toujours eu un goût profond pour les langues, mais c’est l’univers hispano-américain et plus particulièrement la culture mexicaine, avec sa mythologie foisonnante et sa mémoire millénaire, qui m’a captivée très tôt. Dans ma jeunesse, l’art et la littérature étaient mon refuge, les lieux où je pouvais donner libre cours à mon imagination parfois un peu trop vaste pour le réel. J’ai eu la chance d’être accompagnée, du collège au lycée, par un professeur d’arts plastiques exceptionnel, qui a su non seulement encourager ma sensibilité, mais aussi m’ouvrir des horizons. À quinze ans, grâce à lui, j’ai remporté un concours européen qui m’a conduite au Luxembourg, pour un séjour de dix jours en compagnie de lauréats venus de toute l’Europe. Ce fut une véritable révélation: le bruissement des langues, leur musique singulière, la possibilité presque magique de tisser des liens au-delà des frontières. Parmi les participants se trouvaient deux Espagnols, avec lesquels j’ai rapidement noué une amitié nourrie par un langage commun : l’art et la poésie. Ce sont eux qui m’ont fait découvrir Gustavo Adolfo Bécquer, maître du romantisme espagnol. Je me souviens encore des frissons ressentis à la lecture, en langue originale, de ses Rimas – même si je ne comprenais pas tout, je percevais déjà que les mots avaient un pouvoir qui dépassait la simple compréhension rationnelle. Apprendre une langue, c’est déplacer son regard sur le monde ; en maîtriser plusieurs, c’est multiplier ses points de vue. L’espagnol est devenu, pour moi, la langue des émotions : celle dans laquelle je parviens le plus aisément à parler de sentiments, à effleurer l’intime sans crainte. En le traduisant, j’ai découvert que cette liberté gagnée en espagnol se transpose peu à peu dans ma langue maternelle. Ainsi, par un curieux détour, traduire m’aura aussi appris à dire autrement le français. Est-ce que toi-même tu écris ? Non, je n’écris pas et ne m’y risquerais pas. La traduction me semble déjà, par nature, une entreprise exigeante, parfois ardue, toujours prenante, et il faut bien l’avouer, émotionnellement complexe. Je n’ose imaginer ce que représenterait, en intensité et en vulnérabilité, le fait de travailler sur mes propres textes. Cela me rappelle les paroles d’Edith Grossman : « La tâche du traducteur est de recréer, dans sa propre langue, les mêmes tensions et résonances que celles de l’original. Et c’est difficile ! » Ce « difficile » est un euphémisme: il y a, dans ce travail, une lutte silencieuse, parfois une sensation de vertige. Il m’arrive d’avoir l’impression de ne plus trouver la juste passerelle entre les deux langues. Dans ces moments-là, je reviens à une forme de création plus instinctive, voire manuelle : je crée, je coupe, j’assemble, je compose des collages, comme je le fais depuis

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