« La nuit, je voyage », photographies de Flora Elie, Raynald Vasseur et Sylvia Ney, festival Are you experiencing ? Se promener et se laisser surprendre par une autre promenade, celle de la nuit sur soi. Redoublement de la joie. Nuit. Cette ligne séparant les journées. Les fondant en lumières crépusculaires jusqu’à la chambre intérieure. Nuit. Sous le ciel devenu noir, laissant la place à une respiration. Un très haut ciel. Dans la chambre, son souffle. Nuit. Avançant comme une eau, une rivière lente. Majesté de la nuit monumentale sous laquelle je marche. Car la nuit, je voyage. « La nuit, je voyage » est le thème défini cette année par le festival Are you experiencing ? présentant une vingtaine de photographes dans divers lieux du Havre et de Sainte Adresse, et proposant un parcours, de nuit en nuit, redoublant ainsi la carte de la ville à travers ses rues, le long des bassins et sur ses hauteurs. Certains photographes exposés ont choisi de représenter la nuit non par le noir et blanc, mais à travers des couleurs. Et c’est toujours chez eux une manière d’interroger le noir et toute la gamme des gris. Le noir photographique devenu tangible offre un plaisir tactile. Nuit. Tant de sens éveillés, leurs transports infinis. La perception redouble de sensibilité. Noir. Recel des couleurs. Renaissance du noir où surgit la couleur. Nuit pleine et absorbante. Ou bien traces de nuit frôlant les êtres, filant, grise, sur les murs et les trottoirs. Nuit onctueuse ou griffée selon le regard du photographe et son traitement de la matière. Noir, mélange de bleu ou de rouge fanés. Noirs à soufre, cassis et réglisse, noirs noirauds et leurs pertes de gris, goudrons et terres d’ombres ou de charbons. Les couleurs se hissent hors du noir même. Nuit noire aux couleurs inépuisables. Parmi les nuits je retiens celles dont j’ai mieux senti sans doute la pâte picturale à l’œuvre : les nuits sur fond de villes égyptiennes photographiées par Flora Elie, les nuits inondées de bleu de Raynald Vasseur et les arbres, géants nocturnes dressés de Sylvia Ney. Flora Elie Flora Elie, Ô nuit, ô mes yeux, Le Caire A la Bibliothèque Oscar Niemeyer, Flora Elie présente une série de photographies intitulée « O nuit, ô mes yeux », reprenant le titre du roman graphique de la romancière et illustratrice Lamia Ziadé. Elle photographie l’Egypte et tout particulièrement Le Caire, la nuit, quand les ampoules et les néons s’allument et que les habitants se retrouvent dans la rue ou aux terrasses des cafés. Nuit toute éclairée donc. Pourtant Il me semble qu’il n’est à de fin à ces photographies en couleur que la vie tenace du noir. Sur fond de noir, les petits globes visibles des lumières artificielles des fêtes fugaces éclairent un monde éteint qui réapparaît par fragments. Lumières ! Mais le vrai lieu est ailleurs : sous les griffes acérées de noirs gris ou noirs cendres tâchant de représenter l’inimaginable face de la nuit. Nuit pauvre. Offerte au béton, à la pierre, à la poussière d’une ville disparue, dont l’image s’empare, où elle creuse des noirs, trouve obscurément sa récompense lorsqu’elle les saisit à leur suspens, sous les pointes sèches d’un regard aigu travaillant la photographie comme une gravure, sans jamais stopper la gravité de noirs secs qui tombent, réclamant tout espace de la ville. Cris de nuit lorsque dans le noir qui s’installe, la photographe fait sourdre des couleurs. La nuit alors appareille dans un emmêlement de détails disjoints, de dédales de rues, d’impasses désertées et de places bondées. Un fret de nuit emporte la ville et les êtres accrochés à la vie par un bleu ou un vert. Travail de peintre sur la trame griffée du noir. Dissection de la nuit, soulevant sous la peau morte les cheminements de veines. Pépites, veines de pierreries, ou plaies et hémorragie. Parfois un rouge moins proche du rouge, du rose ou de la brique que du sang, s’écoule impudique sur une table de billard, à l’instant du jeu, comme un trop plein de vie ou un élan mortel surgissant des ruines du monde. Vert aussi, quelque fois jaune sous des éclairs, c’est le noir qui flamboie, braise sur laquelle s’obstine la vitalité du monde réclamant les couleurs pour tout espace et toute matière. Raynald Vasseur Raynald Vasseur, Nuits opales Dans le hall de l’Art Hôtel, quelques photographies de Raynald Vasseur ont été accrochées. Elles s’intitulent « Nuits opales ». Errance dans un paysage dont le photographe est originaire, la côte d’Opale, à la beauté jusque-là immuable et qu’il voit se transformer. « La nuit agit comme une chambre noire : elle n’éteint pas, elle révèle »… écrit-il. La nuit, le monde entre dans sa troisième dimension, son épaisseur tactile. Elle a dans l’instant de quelques photographies cet air de grâce du plein vent qui font nos sommeils plus lents et plus patients. Me voici à tâtons, ravie de mes promenades effrayées ou enchantées, respirant, animale, la nuit noire transparente. Foule de nuit, dans des odeurs, leurs envols. Grand calme de nuit, son chant tu. La photographie ici est onctuosité et matière aquatique, baignant l’air d’une allure d’eau. Nuit des profondeurs. Tant de présences s’allument, leur clarté bleue ou leur trace glacée verte découvertes par l’œil sans paupière de l’appareil-photo. Combien y a-t-il de bleus dans ce bleu ? Ce bleu comme noir. Le noir dont s’extraie le plus beau des bleus, démêlé d’un trop plein de lumières. Nuit mouvante habitée comme un autre univers. Creusant l’intervalle entre le monde et mes songes. Nuit de sommeils, pareille leur fumée. Le bleu alors est moins une coloration qu’une respiration tissant entre eux les fragments du paysage. Dans ce bleu en grains fins recouvrant tout l’espace de l’image, le silence se développe, propice à l’installation d’une histoire. Nuit photographiée en plan fixe, comme l’image arrêtée d’un film dont on se raconte, prodigue, les dénouements distribués selon la convenance d’un bleu et de ses voix multiples. Alors, je m’écarte des images pour en ouvrir d’autres, invisibles et vagabondes, jouant librement avec mes mots