Julie Charland, «Le jour est le théâtre ancien de la nuit» (Québec)
Julie Charland est une artiste Montréalaise visuelle qui œuvre comme conceptrice de costumes, styliste et créatrice d’images. Depuis 25 ans, elle collabore avec la metteure en scène Brigitte Haentjens. Elle est primée à deux reprises pour le spectacle La cloche de verre de Sylvia Plath et Tout comme elle de Louise Dupré, créations de Sibyllines. Elle conçoit aussi des costumes pour le cinéma auprès des réalisateurs Robin Aubert, Guy Madden, François Péloquin et Larissa Corriveau. Complice vestimentaire de l’humoriste Louis-José Houde, elle le stylise depuis 20 ans pour ses spectacles de scènes et galas de L’ADISQ auprès du metteur en scène Joseph Saint-Gelais. De 2017 à 2020, elle créée en carte blanche plus de 70 œuvres visuelles pour évoquer les saisons du Théâtre français du Centre National des Arts sous la directrice artistique de Brigitte Haentjens et de Mélanie Dumont. (https://www.juliecharland.com/bio)
Entretien avec Anne-Marie Zucchelli, Montréal, 23 septembre 2021
La Cloche de verre, 2004, m.e.s. Brigitte Haentiens (© Julie Charland)
Le costume et le rêve : résistance sauvage
Julie Charland, vous qualifiez la conception de costumes de « poésie des contraires » : celle de la réalité confrontée aux rêves qui vous habitent. Le rêve selon vous est « l’art d’être soi ». Au théâtre, dites-vous, chaque intervenant porte un rêve qui prend sa place dans un ensemble. Votre rêve se raconte dans un costume : « empreinte visuelle » sauvage et résistante aux diktats du jour.
Avant le rêve il y a les mots. Le texte de la pièce.
J’adore découvrir le texte dans mon lit, toute seule, comme une enfant qui déballe un bonbon. J’ai besoin de cette première lecture dans ce lit qui est un lieu de transition, une porte vers la poésie. Pas de téléphone, pas d’heure, personne ne me dérange. C’est le soir. Je me laisse porter sans nécessairement comprendre tout.
Je vais d’abord chercher une sensation, les premières visions très floues des personnages, leur psychologie, leur couleur, leur caractère. Mon esprit part dans tous les sens. Le travail qui suivra consistera à retrouver cette sensation-là et je lirai et relirai le texte à la recherche d’un souvenir.
Comme dans un rêve, je vois sans chercher à comprendre. Puis je m’abandonne à la nuit. Le mouvement est double : découvrir et s’abandonner. La nuit est mon monde. J’y suis chez moi. J’ai besoin d’y revenir.
Quand j’étais petite, dès l’âge de 4 ans, je pensais que le monde des rêves était le même pour tous.
J’ai été très déçue à l’école primaire puis dans la suite de mes études, car j’attendais des cours sur « l’art du rêve » ou « la nécessité de rêver » qui m’apprendraient ce qui s’y passait. L’art est venu pour palier à cette déception.
Je suis capable d’entrer dans mes rêves de façon lucide. Adolescente, j’étais insatiable. J’essayais de discuter avec les personnages de mes rêves, de les questionner, de les accompagner pour qu’ils me donnent des réponses. Au début je me réveillais, puis j’ai appris à étirer l’élastique le plus longtemps possible. J’ai toujours l’impression de deux mondes se déroulant en parallèle continûment. Le jour j’avais toujours hâte de revenir pour voir ce qui s’était passé la nuit dans le temps du rêve. Maintenant je ne cherche plus à comprendre, je m’abandonne et je participe au voyage onirique, comme si c’était le dernier à chaque nuit.
Du coup, mon approche du costume est essentiellement intuitive. Je ne suis pas intellectuelle, mais plus dans mes sensations. Le rêve est mon point de départ.
Hamblet-Machine, 2001, m.e.s. Brigitte Haentiens (© Julie Charland)
Le costume et le voyage : se laisser le temps de faire, aller à ma façon, laisser les autres aller à la leur
Dans votre enfance, la robe de nuit était « un vêtement d’astronaute ». Vous le mettiez pour partir dans un grand voyage. Au théâtre aussi, comme la metteure en scène Brigitte Haentjens, vous aimez plonger intuitivement dans l’aventure. Vous allez à votre rythme. Vous vous laissez le temps. Vous aimez aussi vous laisser surprendre par le travail des autres membres de l’équipe. S’ils transforment vos costumes par un jeu de lumière inattendu par exemple, vous « laissez aller, pas par manque d’intérêt, mais pour les laisser exister. »
Je cherche quel vêtement donner au comédien pour qu’il fasse son voyage. D’abord, je tiens compte de son confort. Un peu comme pour un vêtement de nuit. Je fais attention à sa liberté de mouvements et à l’aisance de sa respiration. J’utilise des fibres naturelles, des soies et des cotons. Le costume est là pour soulever le comédien. Pour faire le pont entre lui et l’œuvre. Pour qu’il puisse s’abandonner. Le costume est comme une carapace pour certains. Il est aussi une forme de transition. Les comédiens enfilent le costume quand ils arrivent en loge. Lorsqu’ils le mettent sur eux, quelque chose commence. Cela se concrétise. Ils se préparent ainsi au voyage. C’est un rituel.
Je cherche aussi des vêtements esthétiques qui jouent avec les lignes du corps, comme une sculpture, pour le magnifier en simplicité. Avant, je dessinais les costumes. Les maquettes étaient très importantes pour moi. Maintenant, le théâtre a évolué. Il y a beaucoup des contraintes financières et de temps. Je saute souvent l’étape de la maquette peinte. À la place, j’utilise des photos montages d’ambiance. Je réserve le dessin pour des œuvres visuelles qui seront plus accessibles à tous.
Je travaille avec le designer Yso : nous avons développé ensemble un langage. Nous sommes deux artistes libres avec deux esthétiques différentes qui se complètent. Yso vient du monde de la mode. Il est tout en douceur et en délicatesse. Je crois qu’il s’intéresse davantage aux costumes de femme et moi à ceux des hommes. J’aime imaginer que nous sommes les deux « anima et animus » des rêves. Le féminin et le masculin. Nous collaborons depuis vingt ans. Nous partageons nos idées et il réalise la coupe et la confection. Nous conservons chacun notre liberté de création. Nous collaborons dans le partage sans chercher à imposer chacun nos idées. Nous privilégions l’œuvre réalisée plutôt que notre ego.
J’aime beaucoup le travail en équipe que propose le théâtre. Le rapport aux autres m’apporte une richesse car nous sommes tous des artistes autonomes qui nous rencontrons et apportons notre bagage. C’est magnifique. C’est une grosse différence avec le cinéma dominé par la hiérarchie. Au théâtre la signature est collective et éphémère.
Vivre, 2007, m.e.s. Brigitte Haentiens, (© Julie Charland)
Le costume et le corps : sensualité et dévoilement
Travaillant sur le costume vous entrez dans l’intimité d’un acteur. La personne qu’il est et l’artiste qu’il devient sur scène. Vous jouez à traverser les différentes couches pour laisser advenir celle qui était cachée et qui portera le sens. Vous vous laissez guider par la sensualité des textures, des couleurs, des sensations sur la peau : « J’ai toujours le même feeling que quand j’étais petite et que je revenais de forêt avec les poches pleines. Je pars en mission et je reviens avec des choses que j’ai trouvées. »
Je ne veux pas créer de déguisement. Je me questionne encore sur l’authenticité du vêtement. Lorsque j’étais petite, j’avais un livre où on collait des robes sur des personnages : c’est que j’appelle le déguisement. J’ai toujours de la difficulté avec les codes préétablis. Peut-être à cause de la hiérarchie qu’elle impose, comme celle des uniformes : policiers, avocats, chefs cuisiniers, serveurs, etc…Cela nous permet de les reconnaître rapidement mais aussi de masquer leurs personnalités. Les parures peuvent impressionner, comme la coiffure de Marie-Antoinette. Pour moi cela est très superficiel, flamboyant et tape-à-l’œil. Le costume doit être une seconde peau. L’intérieur de l’être m’intéresse. Comme dans une opération de dissection je dévoile des endroits invisibles, ceux où la personne est authentique.
Dans la Cloche de verre, adapté du texte The Bell Jar de Sylvia Plath (m.e.s. de Brigitte Haentjens, Sibyllines, 2004), je fais porter au personnage féminin, sous son costume des années cinquante, une gaine noire très sexy qui représente son intériorité. La description de ce costume n’est pas dans le texte. Je fais beaucoup de recherches et je me documente.
Je ne cherche pas à faire de clin d’œil à l’époque, pourtant j’ai acheté dans une friperie une gaine d’origine : c’est le côté à la fois sacré et réel du costume. Le spectateur ne doit pas se poser de question en le voyant. Le costume est la touche finale, celle qu’on ne voit pas.
Pour l’acteur, le costume doit lui donner le plaisir de s’imprégner davantage du personnage et de vivre avec lui. Ainsi l’acteur va conserver des sensations physiques.
Le costume propose un voyage vers soi-même. C’est par le spectacle Tout comme elle (texte Louise Dupré et m.e.s de Brigitte Haentjens) que j’ai compris que nous, « les femmes », sommes dans la lignée du féminin. Moi qui suis une femme, je sens fortement que je viens de toute une lignée de femmes. J’ai l’impression que quelque chose se transmet d’un corps de mère à celui de sa fille. Lorsqu’on est enceinte et qu’on accouche, quelque chose se propage et on en garde une couche à l’intérieur de nous. Le voyage à l’intérieur de soi permet de se reconnecter à l’intention de toutes ces femmes-là. De tous ces corps on garde une part en nous. Le voyage intérieur est tactile.
Le vêtement c’est aussi cela.
Molly Bloom, 2014, m.e.s. Brigitte Haentjens (© Julie Charland)
Molly Bloom, 2014, m.e.s. Brigitte Haentjens (© Julie Charland)
Le costume et le texte : un intensificateur
Vous dites : « Les mots passent à travers le corps de l’acteur, à travers le costume, puis resurgissent et forment un tout, tu le vois, tu le sens, même si c’est juste une fois dans le spectacle. » On ne peut pas prédire quand cette conjonction entre le mot et le vêtement va se produire, « mais quand elle arrive, ça devient une poésie ». Par un jeu de contrastes, de déséquilibre ou d’harmonie, le costume a un « effet intensificateur » du texte. Il donne aux spectateurs le désir d’une rencontre avec les personnages.
Le voyage que je propose est celui du silence. Je ne veux pas rajouter de bruit au texte. Je travaille en ce moment sur la pièce de Rébecca Déraspe, Les Filles du Saint-Laurent. Son texte est en lui-même un champ de fleurs plein d’images. Il y en a beaucoup. Je ne veux pas en rajouter davantage. Je vais donc chercher à créer des silhouettes très épurées. Les costumes seront une sélection de variations simples sur chaque corps. Il y aura dix corps différents que je vais façonner avec Yso pour laisser toute la place aux mots.
De plus, le texte est très québécois, avec des mots d’ici, des tournures poétiques et parsemées de « sacres ». J’aime beaucoup cela. Pour la création du costume, au lieu d’aller vers le quotidien, je vais chercher l’élégance. J’adore le contraste avec les mots, ce qui surprend et n’est pas convenu. Je ressens tout aussi fortement les sons et les odeurs. J’ai tout cela en tête. Par conséquent ce qui se rajoute doit être calme. Un peu comme un silence fait en costume. Je cherche un repos visuel tout en finesse et en simplicité pour sortir de la réalité et de son quotidien, afin que le spectateur puisse s’abandonner à la poésie du spectacle.
Le costume est une peau qui n’est pas convenue, autrement je n’éprouverais pas de plaisir à le faire. J’adore le petit décalage et ce qu’il révèle de quelqu’un. Je veux juste ouvrir et amener le regard ailleurs.
Les textes dont je me rappelle le plus sont des solos, lorsque l’acteur est seul en scène dans son rêve et qu’il le montre devant tout le monde. Lorsque tout est porté par le mot et sans artifices. Je pense que ce doit être un vertige énorme. Le théâtre permet cette rencontre avec une personne et cela me touche beaucoup.
Je pense particulièrement aux textes de Bernard Marie Koltès, La nuit juste avant les forêts (dir. Brigitte Haentjens, Sibyllines, 2010-2013), La Cloche de verre, adapté du texte The Bell Jar de Sylvia Plath (dir. Brigitte Haentjens, Sibyllines, 2004) Molly Bloom de James Joyce (dir. Brigitte Haentjens, Sibyllines, 2014).
J’aimerais amener la fragilité de nos rêves sur mes costumes. Les rêves sont la porte et le lieu où s’enracinent nos ancêtres. Au Québec, je me sens déracinée. J’aurais aimé faire l’École des Beaux-arts de Paris, mon plus grand rêve ! J’aurais ouvert davantage encore mon espace de liberté et de vagabondage, car le dessin est ma matière première. Cependant, lorsque je voyage, j’observe beaucoup les gens et je suis attirée par ceux qui sont habillés de façon personnelle. Je suis déjà spectatrice de la vie. C’est le même feeling que lorsqu’on est spectateur de théâtre. N’importe quelle personne qui monte sur scène prend une dimension différente. Alors créer un vêtement pour elle me permet de la porter à la lumière.
Le vêtement est une parole.