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Lara Dopff, Parsehgha là où l’âme s’égare


Parsehgha là où l’âme s’égare est un recueil poétique écrit par Lara Dopff à l’occasion d’un voyage en Iran. De Téhéran à Khorassan – région « d’où vient le soleil » -, du grand désert salé Dash-e Lut – « désert du vide », l’un des plus chauds et des plus arides au monde -, à l’ancienne capitale perse Chiraz, puis sur le site de Persépolis et enfin à Ispahan, sur les bords de la « rivière qui donne la vie » Zayandedh Roud, la poète convie les lecteurs à un voyage géographique autant que temporel. Elle mêle son expérience des paysages, des villes et des personnes, à la découverte de l’ancienne civilisation mésopotamienne, de Gilgamesh à Zoroastre.

Voyager et arpenter, arpenter et écrire, écrire et reprendre sa respiration, s’égarer et devenir poète. Ce recueil est le «  – souffle / enfin lu de celui / qui exode ».
Il est de ce voyage comme de la conversion du corps après la mort, délivrant son âme sous la lumière du ciel. Parsehgha est un lieu de prière du zoroastrisme, bâti sous les tours du silence où les cadavres sont livrés aux vautours et les ossements déposés dans une fosse à ciel ouvert.« Là où l’âme s’égare », l’être renaît. Le voyage est initiatique car le corps de la poète, « suaire et convulsé », réclame sa métamorphose.

Note de lecture par Anne-Marie Zucchelli


“Chiraz des poètes”, extrait, p. 93



Voile

De la lecture vient une image. Une longue ondulation. Continue, pages après pages comme plis sur plis. Mince colonne de mots ordonnés pour une danse.
La forme de l’écriture est celle d’un rideau qui se meut et tremble, « masse d’air suspension. / voile / emplit la transparence ». La poète passe incessamment devant et derrière. Mise en page, sauts de ligne, retraits et débords, choix de l’italique, tout est ondulation. L’écriture donne corps à ce voile suspendu qui sépare Lara Dopff du monde. Elle le rend visible et palpable afin que la poète puisse le franchir. « Voilure », elle est aussi ce qui emmène et entraîne au voyage.
À l’origine, il semble y avoir un grand désir d’envol : « plane haut  (…) toi née, / à la glèbe / d’Enkidou », « dans le lointain – / les effleurements / des cieux. ». L’écriture permet la transmutation du corps. Comme sous l’action du feu, de la terre naît le verre – bulles, sphères en qui se magnifie l’air -, par la « brûlure d’iris », la poète « épouse / la corporéité / du souffle ».
Respiration. Le poème se prononce. Peut-être s’écrit-il en même temps qu’il se parle ? Est-il la cristallisation, sur les pages d’un carnet de voyage, du souffle intérieur continu qui accompagne la longue pérégrination ? Lorsque Lara Dopff récite ses textes, sa voix baisse et son timbre se fait grave. Sur la page, la ponctuation rend à l’écriture sa nature corporelle. Tirets, virgules placées en début de vers et points clôturant de courtes phrases nominales multiplient les suspensions. Lorsque l’énonciation s’arrête, la respiration prend sa place. Pause des mots et espace donné à l’exigence du corps. Devant le paysage, Lara Dopff témoigne d’une expérience d’effleurement, de palpation et de caresse. La même rencontre sensuelle préside au tissage des mots et de la ponctuation : « dévoilement, la surface / est une peau sur la peau. ». Ainsi se traverse le rideau dans la matérialité d’un souffle.

“Téhéran monts puissants”, extrait, p. 35



Vide

Ce qui prend corps est une chair minérale. L’écriture saisit l’instant où la poète devient « l’intact / fonte du lieu foulé. ». Si le paysage existe parce que le corps l’expérimente, l’être aussi s’accomplit en son corps par la grâce du voyage.
L’Iran est une terre aride. Les notations géologiques se multiplient tout au long du recueil et l’on suit l’évolution du paysage  : d’abord « argile », « amalgames de terre » et « glèbe », il se transforme en« grands déserts de sel », en « dunes blanches / jonchées de cristaux » et en « reliefs infinis » sur la « croûte terrestre ». Viennent ensuite la « plaine, sable volcanique / émergence de pierre, / monts multiples – / fer quartz, / ardoise / reliefs verts, oranges » puis l’oasis, ses « alluvions et érosions », le « sensitif canyon » et « l’ancienne brique / d’Ispahan ».
À piétiner le territoire, le corps s’y absorbe dans un « désir d’effondrement ». Le voyage est une longue mise en terre dont la poète fait la condition de son renouveau : « j’ai jailli l’état de culture. / ne me reste que l’enfoncement / d’une nature. ».
Pour franchir chaque étape, Lara Dopff construit des passerelles par des mots pressants. Comme la nature produit des gués, les ponts sont les chemins du voyage. Ils emmènent la poète au bord d’un territoire ouvert : « mystère de vif, / seul demeure le seuil. », écrit-elle en abordant Dash-e Lut « le désert du vide ». Le paysage est symbolique d’une absence : « une nuit / portes du vide », « nuit du désert / traversée du vide », « nulle trace / puissance du vide / et de l’écho ».
Paradoxe de l’écriture de Lara Dopff. Comment user du paysage pour mieux jouir de sa disparition ? Comment avancer toujours pour s’ancrer davantage ? Comment se laisser porter par le libre flux des mots pour mieux goûter au silence ? La délivrance est au prix d’un épuisement : « des dévoilements / j’évoque le nu / et j’implore / les carences / – ta délivrance ». La poète consent à un voyage sans fin et à un horizon toujours repoussé comme elle accepte de se livrer à une parole intérieure impérieuse qui ne cesse de se renouveler. L’être se gagne par surabondance d’acceptation. En perdant toute emprise, il advient : « la plus grande / de nos empreintes / serait la circulaire / extinction ».

“Prélude”, extrait, p. 14



Grain

« Grain », « poussière », « perlure », « broiement / du tissé de tes organes », « ultime maigreur », ce qui naît sous la langue se croque des dents dans l’épaisseur du texte. Un travail de pulvérisation ébranle la poète. Le recueil est un précipité de sensations sonores déterminées par un paysage désagrégé. L’être reprend langue en lui. Change d’aspects en même temps que lui. S’y éparpille puis fusionne avec lui au point d’intersection imaginaire où les mots se posent.
Les poèmes coïncident avec les points d’arrêt du voyage. Ils s’accordent entre eux dans des rapports d’énergie et d’apaisement. Heureux moments lorsque la poète chante les villes. Devant les monuments, à l’ombre des ruelles et sous l’éclat des faïences, elle est rendue à l’instant présent. À une matérialité sensuelle faite de l’or des coupoles et des teintes bleues et vertes des jardins clos où les chemins la conduisent pour se reposer.
Téhéran, « teinte de lavement. / douceur, nulle irruption / – tout s’écoule / à l’instant d’un silence – / l’ablution ». Mashad, « coupole d’or et de jade, / tour bleuté des radieuses / écritures, faïence, / fonte. », « la place des ombres, / miroir – reflet, / clair-obscur, / soupir de la répétition. », « tour-horloge des bleus de Mashad. / cour de faïence vert-d’eau ». Chiraz, « citadelle de Sable. / arborescence d’agrumes / la renaissance des oiseaux ». Ispahan, « bois lointain, de l’ancien / des temps. / portes sylvestres / aux attaches de fer », « sinuosité des porteurs / d’agrumes / grenadier. / pousse des piments / et fleuraison – ».
Le voyage est prodigue. Une civilisation s’ouvre. Ancienne. Généreuse. Fertile. Brûlant les yeux et les mains de la voyageuse. Faisant s’affronter dans le poème énergie, révolte et joie intense. Libérant l’écoulement de la parole dans un mouvement à rebours de sablier retourné  : « si peu / à ma mémoire, / nue, j’avance / déployée / – vers ceux / qui nous précèdent ». Avancer et revenir en arrière. Sans impatience s’arrêter parmi les ombres du passé. Dialoguer avec elles. S’émouvoir de leur fragilité. Découvrir leur grâce. « Achéménides, / quel lucide réveil. // vos peuples si grands, graves, / fiers, si gracieux, / si aboutis./ de toutes finesses / et de tous sens. »

“Khorassan là où se lève le soleil”, extrait, p. 60



Empreinte

Le voyage est aussi une tension sur un axe, un effort d’orientation. Orient, la culture iranienne et les arts d’Islam se révèlent être une scène où la langue de Lara Dopff débat avec son idéal. L’assise lumineuse et la pointe ultime de cette trajectoire sont la calligraphie, découverte sur les murs des monuments. Dans l’émerveillement d’un regard très frais, devant une « écriture infinie » dictée plutôt que tracée avec volonté, le voyage trouve au « jardin des écritures » un accomplissement spirituel.
Un très vieux lien ne cesse de se renouer entre la forme et le sens. Une appétence à les faire fusionner. Parce que le geste d’écrire est aussi celui du peintre qui fixe les couleurs et les formes ou celui du musicien qui sculpte l’onde sonore, il engage le corps. Le sens y trouve forme. Le carnet de voyage porte en même temps que le texte, la marque des circonstances qui ont présidé à sa naissance : la précipitation ou la lenteur du tracé, son inclinaison, sa géométrie et l’art de s’approprier l’espace de la feuille : « la lettre / devient le cœur de l’art, / faire naître la lettre, / graver la naissance / du sens. »
Le voyage en Iran est contenu dans la déambulation des mots sur la page. L’écriture est une trace. Toute prête à l’archéologie. Le livre dit qu’il se souvient. Saisissement : il est « l’empreinte, / devenue estampes / du monde // – calligraphie ». Dans ce double lieu, territoire et écriture, la poète existe. Le voyage reste inachevé. Il ne se raconte pas comme une histoire, mais amène à parler de l’essentiel. Il n’est pas une progression, plutôt des variations d’apparences, des bribes éparses gagnées d’avoir vécu et ressenti. Pourtant, les incertitudes caractéristiques de cette écriture suspendue et tremblée projettent aussi une intense espérance : « l’éclosion de l’arborescence, / voilure rejaillit / notre nature. (…) un jardin, l’arborescence dernière / serait écriture. / La sainte écriture égrainerait / sa nature. »
Le voyage, auquel Lara Dopff est intimement attachée, rend à sa poésie toutes les dimensions du possible. Par le don de l’écriture, la poète gagne l’usage du monde et la joie devant ses manifestations : « sauras-tu naître / la plus belle des écritures – / des arbres où naissent / les chevaux des prophètes / l’enserrement et toutes les phrases, phases, / des hommes. »

“Zayandeh-Rud rivière qui donne la vie”, extrait, p. 119


Lara Dopff, Parsehgha là où l’âme s’égare, éditions Phloëme, 2021, collection mondes
Ouvrage composé par Jean-Marc Barrier. Encre en couverture : Jean-Marc Barrier
https://www.editionsphloeme.fr/de-langue-française/oeuvres/parshegha-là-où-l-âme-s-égare-1/

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