nouages

mai 2022

Denis Emorine, « Vers l’Est ou dans l’ornière du temps » et « Mots déserts. Suite russe » (France)

Denis Emorine, Vers l’Est ou dans l’ornière du temps et Mots déserts. Suite russe Denis Emorine publie Mots déserts. Suite russe (Editions Unicité) et Vers l’Est ou dans l’ornière du temps/Verso l’Est o nel solco del tempo (Giuliano Ladolfi Editore), deux recueils scandant le douloureux et impossible cheminement d’un deuil. La guerre, ses massacres, ses cruautés et ses horreurs. Un pays, la Russie quittée à jamais. La mère arrachée à l’enfant. L’enfant resté orphelin. Le poète tentant de relier tout cela et de détourner la mort avec ces petites faux que sont les mots : les mots pour faucher l’absence, la peur, l’abandon, l’injustice. Retenir quelques pensées avant qu’elles ne s’effacent tout à fait. Empoigner la douleur qu’elles suscitent. S’aventurer sur un territoire hostile. Écrire, comme rituellement, pour attacher entre eux les souvenirs anciens et les nouvelles du présent. Car la parole libère et restitue. Le poète s’accommode de n’en percevoir que partiellement les dimensions : dans la profondeur, une enfance, dans la hauteur, tant d’ombres. Écrire lui sert de guide, mais il se tient à l’écart du chemin qu’il ouvre devant nos yeux de lecteur. Aux bordures, il livre le combat qui le tient au corps depuis toujours. Au centre, une jeune femme au regard clair lui tend la main. Nous entrons dans un lieu qui ressemble à la mémoire. Une étendue aussi précise et indéfinissable qu’un rêve. Le cauchemar s’y arc-boute. L’homme conjure ses souvenirs. Chaque poème allume une lampe aveuglante accentuant l’obscurité. Tenir en main ces deux recueils de deuil et s’en saisir délicatement, car ils appartiennent à la mémoire d’un homme dont ils marquent à la fois les limites des lieux familiers et perdus, et le territoire qui lui propose une trêve. « Mes lèvre tremblantes s’accrochent aux mots éteints » « C’était moi le chef d’orchestre / il y avait cette fosse à remplir / encore une fois ». Un son aigu, des échos persistants, des contrepoints violents : il y a du réel dans la langue poétique de Denis Emorine. Des ruptures à maints égards utiles et fécondes. Hurler, blasphémer, mordre, vomir, laisser pourrir exprès, écrit le poète, qui ne comprend plus la langue de son enfance, et parce qu’il ne sait plus la prononcer, va la chercher au fond de lui et l’extrait dans un mouvement à rebours. Survivre : « enfoncer ta tête dans la boue du temps » Aimer : « tranche-moi la gorge » Écrire : « des lambeaux de poèmes émergent ça et là » La poésie se fait le vecteur d’une remontée sensible de la langue maternelle. À travers le corps, sans autre vase, elle recueille « la musique disparue sous la terre » et « les mots défunts » qui réapprennent à l’homme à parler. Le poète balbutie. Libère un flux qui passe autour des mots comme un fleuve laisse libres quelques roches : « toi », « enfin », écrit-il en exergue, dans l’espace réservé d’un retour à la ligne. Le flux de la parole sinue. Forme des boucles, « mon amour / mon amour », « lentement / lentement » et « stagne presque comme un cœur qui cesse de battre ». « Le niveau de l’eau monte sans cesse dans mon cerveau j’ai la tête lourde et bientôt je n’arriverai plus à la tenir droite » (Vers l’Est ou dans l’ornière du temps, p. 88) « La forêt où j’ai perdu mon enfance est profonde » Un paysage retient l’attention avant même qu’on ait compris où Denis Emorine nous emmenait. Un rideau de bouleaux fait office de seuil ouvrant sur des espaces glacés. Saisissement d’un enfant prisonnier d’une histoire. Comme dans les contes, « la forêt de bouleau me griffait les yeux ». L’initiation ici est faite de frottements, de griffures, d’arrachements. Le vent passant sur la forêt est le précurseur du malheur : « le vent s’engouffre / dans ma tête / et il oublie toujours de frapper ». Mais le vent lève aussi la lumière et dévoile une image si présente qu’exister à côté d’elle équivaut à n’être presque rien. Dans ce paysage si aigu et si blanc parfois, nous pénétrons à la suite de l’enfant sur la scène de crime. Combinaison de mots : guerre, ville en ruine, uniforme noir, pieds et poings liés, cris, poignard, sang, cadavres, fosse béante, tombes. Tout est vécu. Et noté. « je ne peux plus faire un pas / devant l’autre / sans que le sang jaillisse de ma vie. » « je briserai des os en marchant / je n’en croirai pas mes yeux / mais il sera trop tard / pour revenir sur mes pas » Lorsque se décante la vision, se lève l’image impérieuse d’un camp de la mort. « Aujourd’hui la prairie est recouverte de sang les herbes folles zèbrent ton visage Autour de toi rien ne pousse tu voudrais mettre le feu à tes souvenirs et t’arrêter là avant de mourir ou graver un dernier poème sur le vent d’est qui vient de te rejoindre Ta main tremble Tu ne connais plus ton nom puisque tu n’en as plus besoin » « Je suis tenté de revenir sur mes pas pour étreindre quelques fantômes » La mort tient compagnie au point d’être préférable à la vie d’orphelin. En ses ravages éclate sa puissance. Se tait toute chose. Elle réclame qu’on se livre à elle et promet, fallacieuse, de faire franchir « l’ornière du temps ». Pourtant, on peut entendre la poésie de Denis Emorine comme une rumeur quasi silencieuse. Le texte devient le réceptacle de petites choses éparpillées, liées entre elles par l’intensité d’une douleur et qui retiennent l’instant. Des notations précieuses sur des yeux fermés, des bras espérés, une mouche importune, le bruissement des feuilles, la musique des voix de femmes, la pluie, la neige, un arbre. Quelques couleurs, des sons, des lumières, la douceur d’un corps et ses odeurs exhortent à la résilience. Le passé est un fantôme vulnérable et résistant qui tient tête à la mort. « J’ai perdu l’écho des voix qui m’aimaient il y a longtemps si longtemps je me suis égaré tant de fois en le recherchant plus rien ne résonne à la surface de la terre Je continue d’avancer en remplissant ma tête de mots déserts qui m’aidaient à respirer je suis tenté

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Jean-Marc Flapp, « Que la littérature me projette hors de moi en une extase ! » (France)

Jean-Marc Flapp, « Que la littérature me projette hors de moi en une extase ! » Jean-Marc Flapp lit (beaucoup), écrit (pas assez selon lui), est directeur de la revue DISSONANCES qui vient de fêter ses vingt ans. Avec son équipe, il a fait de la revue un laboratoire vivant d’écritures à la fois poétiques et narratives. Notre entretien s’est articulé autour de quelques mots choisis pour leur récurrence dans ses textes poétiques et dans ses chroniques. Parmi ceux-ci, il en a retenu certains : « extase », « voyage », « monstre », « compassion », qui ont guidé notre conversation. D’autres ont surgi au fil de la rencontre, comme « bienveillance », « urgence » ou « vérité ». Ainsi s’esquisse le portrait à multiples facettes d’un éditeur poète et lecteur. Entretien avec Anne-Marie Zucchelli, Paris, 14 mai 2022 Extase Chez Jean-Marc Flapp l’expérience de la littérature – écriture ou lecture – brûle, incendie et prend au corps. Du texte d’Emmanuel Adely, La très bouleversante confession de l’homme qui a abattu le plus grand fils de pute que la terre ait porté, il écrit : « 100 % adrénaline ! Ce que j’attends en fait de la littérature c’est qu’elle me secoue, me projette hors de moi en une extase telle que je suis vraiment ailleurs (que je deviens vraiment autre) le temps de la lecture. » Lui-même pulvérise le langage en des phrases scandées et palpitantes, mimant les spasmes du corps. Pour entrer dans le vif du sujet, il a choisi de commencer l’entretien avec le mot « extase ». L’extase, c’est ce qui arrive à Lancelot dans Le chevalier à la charrette (dont l’incipit est l’exergue du nouveau DISSONANCES) lorsqu’il voit la reine passer au loin et que sa pulsion d’amour le catapulte hors du château… par la fenêtre ! C’est aussi ce que j’attends de l’art et de la littérature : qu’ils me fassent sortir de moi, du niveau premier des choses, de mon vécu concret, qu’ils m’envoient valdinguer dans une dimension parallèle. Et c’est capital pour DISSONANCES : à chaque thème nous attendons de voir où vont nous amener les textes proposés et les œuvres de l’artiste invité, nous sommes à l’affût, et au final chacun fait son voyage qui n’est celui d’aucun des autres. Nous sommes par ailleurs vraiment au service des auteurs et des artistes que nous publions. Ce qui nous comble, ce sont les retours d’auteurs et d’artistes heureux de comment nous les avons traités, mis en valeur. Il peut y avoir des tensions, mais c’est rare : nous donnons tout ce que nous pouvons pour rendre chaque œuvre publiée (qu’elle soit textuelle ou visuelle) la plus efficiente possible dans le cadre de notre charte graphique. L’œuvre est une machine à produire de la sensation, à projeter dans un ailleurs. Pour lui donner encore plus de pouvoir, depuis le dernier numéro de DISSONANCES, nous offrons à chaque texte une double page illustrée : chacune d’entre elles constitue ainsi un univers autonome dans le thème global. Faire exister une revue comme DISSONANCES est bien sûr extrêmement chronophage. Une partie de mes fonctions y est d’être chroniqueur (deux recensions par numéro) et je fais avec certains auteurs un important travail de correction et d’éventuelle réécriture. DISSONANCES est par ailleurs un très réel travail d’équipe (cinq des six personnes qui l’animent forment le comité de lecture et la sixième anonymise les textes, les grandes décisions sont toutes collégiales) : en tant que directeur, je suis en position de pivot, je recueille et je fais circuler. Cela mange beaucoup de mon temps et de mon énergie, cela réduit d’autant la possibilité d’écriture personnelle. Cela m’a d’abord frustré. Mais je me suis rendu compte qu’animer cette revue est une forme d’expression aussi forte que complète. Je dirais donc que dans mon œuvre personnelle, il y a aussi DISSONANCES : je me retrouve absolument dans son côté pluridisciplinaire, je m’y exprime vraiment. Et c’est aussi très… distrayant : choisir les textes, les mettre en pages, c’est comme faire un puzzle (et j’adore les puzzles). DISSONANCES se présente comme « revue pluridisciplinaire àbutnonobjectif ». Cela peut sembler une boutade mais ce n’en est pas une. Nous savons que parmi les 300 ou 400 textes que nous recevons à chaque fois, une autre équipe ferait d’autres choix. À l’intérieur même de l’équipe les diversités de réactions sont étonnantes : certains textes qui paraissent indispensables aux uns peuvent être détestés par d’autres. Le travail du comité de lecture est de faire avec cela, s’affronter, négocier, du chaos initial faire naître un cosmos. « puisqu’il n’y a plus rien étendu sur le dos et les yeux au plafond tu t’écoutes respirer tu sais que tu as ta dose mais marre absolument de tous ces os qui craquent tu presses le bouton et la morphine court qui s’engouffre et t’inonde un éblouissement tout le corps aboli douleur évanouie tu dis dieu que c’est bon tu n’es plus que du vide et n’as en même temps jamais été si plein car le vide c’est du rien qu’une chose contient et tu es cette chose et beaucoup plus que ça n’ayant plus de contours détaché et entier tu es tellement content d’autant que pile à l’heure débute la grande parade que tu veux applaudir mais tu n’as pas de mains puisqu’il n’y a plus rien et tu le connais bien ce joli lapin blanc sur décor de jardin petit lapin malin qui passe à fond de train secouant sa queue houpette et qui hoche la tête c’est une chanson bête caquète une poulette que tu connais aussi car elle s’appelle henri c’est bête tout autant elle avait donc raison c’est une sage poulette tu ris et elle aussi et puis elle se dissout dans un froissement doux tes yeux se sont rouverts sur le plafond très blanc comme l’était le lapin et tu hoches la tête saluant le feuillage derrière la fenêtre du grand arbre bruissant sous la brise du soir ou du matin peut-être le soir ou le matin il n’y a plus de temps … » Jean-Marc Flapp, « Le Saut de l’ange », extrait, DISSONANCES # 21 LE VIDE Voyage À propos de Johanne de Marc Graciano, Jean-Marc

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