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Jean-Marc Flapp, “Que la littérature me projette hors de moi en une extase !”


Jean-Marc Flapp lit (beaucoup), écrit (pas assez selon lui), est directeur de la revue DISSONANCES qui vient de fêter ses vingt ans. Avec son équipe, il a fait de la revue un laboratoire vivant d’écritures à la fois poétiques et narratives.
Notre entretien s’est articulé autour de quelques mots choisis pour leur récurrence dans ses textes poétiques et dans ses chroniques. Parmi ceux-ci, il en a retenu certains : « extase », « voyage », « monstre », « compassion », qui ont guidé notre conversation. D’autres ont surgi au fil de la rencontre, comme « bienveillance », “urgence” ou “vérité”. Ainsi s’esquisse le portrait à multiples facettes d’un éditeur poète et lecteur.
Entretien avec Anne-Marie Zucchelli, Paris, 14 mai 2022



Extase

Chez Jean-Marc Flapp l’expérience de la littérature – écriture ou lecture – brûle, incendie et prend au corps. Du texte d’Emmanuel Adely, La très bouleversante confession de l’homme qui a abattu le plus grand fils de pute que la terre ait porté, il écrit : “100 % adrénaline ! Ce que j’attends en fait de la littérature c’est qu’elle me secoue, me projette hors de moi en une extase telle que je suis vraiment ailleurs (que je deviens vraiment autre) le temps de la lecture.”
Lui-même pulvérise le langage en des phrases scandées et palpitantes, mimant les spasmes du corps. Pour entrer dans le vif du sujet, il a choisi de commencer l’entretien avec le mot « extase ».

L’extase, c’est ce qui arrive à Lancelot dans Le chevalier à la charrette (dont l’incipit est l’exergue du nouveau DISSONANCES) lorsqu’il voit la reine passer au loin et que sa pulsion d’amour le catapulte hors du château… par la fenêtre ! C’est aussi ce que j’attends de l’art et de la littérature : qu’ils me fassent sortir de moi, du niveau premier des choses, de mon vécu concret, qu’ils m’envoient valdinguer dans une dimension parallèle. Et c’est capital pour DISSONANCES : à chaque thème nous attendons de voir où vont nous amener les textes proposés et les œuvres de l’artiste invité, nous sommes à l’affût, et au final chacun fait son voyage qui n’est celui d’aucun des autres.
Nous sommes par ailleurs vraiment au service des auteurs et des artistes que nous publions. Ce qui nous comble, ce sont les retours d’auteurs et d’artistes heureux de comment nous les avons traités, mis en valeur. Il peut y avoir des tensions, mais c’est rare : nous donnons tout ce que nous pouvons pour rendre chaque œuvre publiée (qu’elle soit textuelle ou visuelle) la plus efficiente possible dans le cadre de notre charte graphique. L’œuvre est une machine à produire de la sensation, à projeter dans un ailleurs. Pour lui donner encore plus de pouvoir, depuis le dernier numéro de DISSONANCES, nous offrons à chaque texte une double page illustrée : chacune d’entre elles constitue ainsi un univers autonome dans le thème global.
Faire exister une revue comme DISSONANCES est bien sûr extrêmement chronophage. Une partie de mes fonctions y est d’être chroniqueur

(deux recensions par numéro) et je fais avec certains auteurs un important travail de correction et d’éventuelle réécriture. DISSONANCES est par ailleurs un très réel travail d’équipe (cinq des six personnes qui l’animent forment le comité de lecture et la sixième anonymise les textes, les grandes décisions sont toutes collégiales) : en tant que directeur, je suis en position de pivot, je recueille et je fais circuler. Cela mange beaucoup de mon temps et de mon énergie, cela réduit d’autant la possibilité d’écriture personnelle. Cela m’a d’abord frustré. Mais je me suis rendu compte qu’animer cette revue est une forme d’expression aussi forte que complète. Je dirais donc que dans mon œuvre personnelle, il y a aussi DISSONANCES : je me retrouve absolument dans son côté pluridisciplinaire, je m’y exprime vraiment. Et c’est aussi très… distrayant : choisir les textes, les mettre en pages, c’est comme faire un puzzle (et j’adore les puzzles).
DISSONANCES se présente comme « revue pluridisciplinaire àbutnonobjectif ». Cela peut sembler une boutade mais ce n’en est pas une. Nous savons que parmi les 300 ou 400 textes que nous recevons à chaque fois, une autre équipe ferait d’autres choix. À l’intérieur même de l’équipe les diversités de réactions sont étonnantes : certains textes qui paraissent indispensables aux uns peuvent être détestés par d’autres. Le travail du comité de lecture est de faire avec cela, s’affronter, négocier, du chaos initial faire naître un cosmos.



Voyage

À propos de Johanne de Marc Graciano, Jean-Marc Flapp écrit : « Sa langue magique dont les arborescences et circonvolutions richement enchâssées de mots rares et beaux, en constant chatoiement, envoûtent (hypnotisent), font voir et  ressentir (donc vivre) du dedans… », et ailleurs dans la chronique, il ajoute : « Je prends la mesure de ce que j’ai vécu comme en rêve éveillé ».
Le prochain thème de DISSONANCES est « trans- » : traverser, passer au-delà.
Jean-Marc Flapp est un lecteur qui cherche l’envoûtement : le « voyage » littéraire touche pour lui à l’expérience hallucinatoire.

Découvrir les textes qu’on nous propose, c’est partir en voyage, aller au contact, s’ouvrir, baisser la garde, découvrir d’autres codes, être agressé parfois. Mais je me fais toute confiance dans ma relation à l’autre que j’essaie de comprendre en toute bienveillance (ce mot si important). Tout cela en m’écoutant (très subjectivement : comment faire autrement ?). C’est comme cela toujours que je choisis les textes.
J’ai longtemps été un lecteur exclusif et effréné de romans francophones à tendance expérimentale, comme en publiaient par exemple les éditions de Minuit : Duras, Butor, Simon… DISSONANCES m’a ouvert à la poésie, m’a fait découvrir son immense territoire vivant. Aujourd’hui, j’ai beaucoup de mal à lire un pur roman narratif. J’ai besoin maintenant que le langage casse les codes.
Pour DISSONANCES, nous recevons des textes qui viennent de toute la francophonie. Sont-ils sa voix dans son ensemble ? Un pan de la création contemporaine ? Un reflet de notre société ? L’émanation à l’instant T des états d’âme d’un microcosme d’écrivants qui ont en tant que lecteurs le goût de se prendre la tête sur des textes abstraits ?
Durant les dix premières années de DISSONANCES, nous nous amusions de constater que tous nos thèmes (quels qu’ils soient) nous valaient une avalanche de textes érotico-pornographiques. Ils ont aujourd’hui pratiquement disparu et les thèmes qui inspirent le plus depuis un bout de temps paraissent être les plus sombres (l’angoisse n’est jamais loin), certains de nos auteurs allant même jusqu’à nous reprocher les thèmes plus légers

(« Que du bonheur » ou « Superstar »). Ce qui fait par exemple que pour « Orgasmes » nous avons surtout reçu des textes sur l’impossibilité de jouir.
Ce que nous recherchons, c’est la surprise, le texte qui secoue, dérange, perturbe, embarque. C’est pourquoi j’ai chroniqué quatre livres de Marc Graciano dont la sublime phrase longue me fait vivre l’action comme de l’intérieur : je passe des frontières, je me retrouve ailleurs, je suis autre vraiment. Ce n’est pas sans rapport avec l’usage des drogues, voie royale également… pour qui est assez solide pour ne pas trop confondre l’ailleurs où elles propulsent et la réalité.
Je vis depuis longtemps avec la sensation de promener la mort perchée sur mon épaule, j’ai une conscience aiguë de l’absurdité de tout (la lecture très jeune du Mythe de Sisyphe me fut une claque majeure) : rien n’a de sens (d’importance) sauf le Temps. Et le Corps. Et les Nerfs : dans le rapport au monde il y a le plaisir ou il y a la douleur. Je préfère le plaisir. Je sais que je n’ai qu’une vie, je suis là pour en jouir quelqu’en soit la façon. Ce qui ne m’empêche pas d’être submergé parfois par de purs désespoirs.
Je suis vraiment inquiet d’assister dans nos contrées à l’émergence d’un sentiment collectif mêlant ressentiment, amertume, jalousie, peur et haine de l’autre. L’expérience du voyage dans des pays dits pauvres m’a au contraire révélé leur merveilleuse capacité de contact et de bonheur : à leur exemple, j’essaie de faire en sorte que ma vie soit lumineuse malgré les aléas… qui bien-sûr ne manquent pas.

Olivia HB, DISSONANCES # 33 FUIR (https://www.flickr.com/photos/148632340@N02/)



Monstre

Le contraste, le paradoxe, le contre-pied, l’excès guident hors des frontières connues. Les thématiques de DISSONANCES s’entrechoquent : « Mort », « Folie », « Laideur », « Merde », mais aussi « Ailleurs », « Orgasmes », « Rituels », « Vérité »… Les textes qui retiennent les lecteurs embrassent la complexité de leurs auteurs. Du roman Hardcore de Wisielec Jean-Marc Flapp écrit que c’est « un monstre littéraire où la pornographie la plus hallucinée, l’horreur la plus glacée, l’humour le plus cinglé et le psychédélisme le plus échevelé s’accouplent éhontément avec le mysticisme le plus anachronique et le plus flamboyant: ici tout est excès […] et c’est un peu comme si les fantômes de Bloy, Barbey d’Aurevilly, Powys, Dante, Dantec (et mille autres exaltés) tenaient là un sabbat. Bref c’est très décalé (et donc très incorrect (et donc très réjouissant). » Le « monstre » est littérairement, socialement, politiquement incorrect. Son sens est avant tout porteur de vie.

L’esprit de la revue n’est pas de promouvoir l’effroyable ni de choquer à tout prix, mais nous détestons le politiquement correct. Tous les gens ont des failles et c’est ce qui les rend le plus intéressants. Il y a une bonne part de dandysme chez nous : ce qui est monstrueux peut être très lumineux.
J’aime la littérature de l’excès. Le livre de Wisielec, Hardcore, est une énorme machine qui ne recule devant rien. Il me dérange, il en fait trop, mais c’est ce que j’aime en fait et c’est pourquoi Æthalidès (qui l’a publié) me semble un éditeur à suivre absolument. J’adore toute l’œuvre de Gabrielle Wittkop (l’auteur du Nécrophile). Jean Genet l’immoral est pour moi essentiel. Certains livres font violence du début à la fin, mais c’est ce qui est bon : Toute Seule (Clotilde Escalle), auquel est consacrée

la rubrique « Disjonction » du nouveau DISSONANCES, est à ce niveau très saisissant.
Mais j’aime aussi beaucoup la littérature lumineuse de gens comme Camus (ses textes sur l’Algérie, tout vibrants du soleil et des odeurs d’Afrique). Lambert Schlechter aussi, qui est un écrivain du bonheur d’exister, de la jouissance de l’instant.
Le monstre c’est celui qui est hors de la norme, c’est le pur étranger. Cela n’empêche pas une grande douceur, une absolue beauté. Me revient le souvenir d’une visite au Musée de l’Homme. Je m’étais arrêté devant d’étranges bocaux où flottaient dans le formol des fœtus monstrueux : ils semblaient y dormir, doux et tranquilles, beaux, ils paraissaient avoir une sérénité qui m’a halluciné, que je leur ai enviée.



Compassion

Les longues phrases de Jean-Marc Flapp tournent autour des personnages, s’en approchent s’en éloignent en un flux continu qui est comme un toucher, ou mieux : une caresse. La douceur est d’autant plus importante que la faille est ouverte et la blessure profonde. L’écriture met les mots sur ce qui fait mal, comme on pose les mains sur une douleur pour la soulager.  « Il faut bien, aussi, que des mots soient mis sur les choses, surtout celles que l’on tait ou qui trop fort nous blessent », cite-t-il du livre de Mathieu Riboulet, Les portes de Thèbes. Et il caractérise l’énergie mise en oeuvre dans l’écriture de Clotilde Escalle par le terme « compassionnellement ».

Compassion est un des plus beaux mots que je connaisse. Il renvoie à des phrases qui m’ont beaucoup marqué : « Je te prendrai ta douleur » (Camille) ou « I’ll help you with the pain » (Bowie dans Rock and roll suicide). Ce partage de la douleur est pour moi une notion capitale.
Mes phrases sont volontiers très longues et je les dis en les écrivant : elles sont pour beaucoup de la musique, celle-ci leur conférant leur forme. Ce que je veux dire avant d’écrire est souvent loin d’où je parviens. Mes textes ont beau être narratifs, ils sont avant tout poétiques. Pour moi, la poésie est création de réalité par une utilisation musicale, sensitive, du langage.
Ce que publie DISSONANCES est donc pure poésie. Y compris les textes en prose.
Pour ma part en tout cas c’est poésie ou rien… et ce n’est pas spontané : cela peut être écrit vite mais je retravaille beaucoup. J’ai par exemple des tics dont je me défends sans cesse : tendance à l’assonance, au rythme alexandrin qui me vient naturellement, que je m’efforce de casser.
DISSONANCES n’a d’autre ligne éditoriale que celle de présenter la littérature dans son immense diversité. Tous les textes que nous discutons en comité de lecture sont lus à haute voix par une même personne.

Car de toute évidence la poésie est chant : l’aède, le troubadour, le conteur la subliment. À l’inverse, une mauvaise lecture peut à elle seule détruire un texte.
Nous recherchons l’urgence dans ce que nous recevons car quitte à être au monde autant faire quelque chose, et écrire est agir. Et l’urgence interdit faux-semblants et tricherie : un auteur en urgence est dans sa vérité (autre mot essentiel).
La partie « critique » de DISSONANCES est quant à elle uniquement constituée de coups de coeur : n’y est recensé que ce que nous aimons. Nous ne sommes pas des juges. Nous ne voulons pas l’être. Nous voulons apporter du positif au monde. Nous sommes des enfants de toutes les cultures dites alternatives. Nous sommes des combattants. Même si c’est très modeste, quasiment dérisoire, nous formons avec d’autres (créateurs en tous genres) un réseau synaptique qui a quand même du pouvoir. Et bien que nous ayons une conscience aiguë que l’Humanité actuelle est au bord de l’abîme, cela ne nous fait pas peur : DISSONANCES a 20 ans et nous, tant de choses à vivre tant qu’il est encore temps !

Nous levons donc notre coupe au-dessus du Néant : « Champagne ! ». Absolument.



https://revuedissonances.com/

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