Luc Vidal, “La poésie est révolte pacifique et tendresse efficace”
Luc Vidal est un poète et un éditeur sensible et passionné, traversé lui-même par un profond désir de lyrisme, un besoin impérieux de témoigner de ce qui porte le sens : l’amour et la beauté.
Ce sont les poètes comme René-Guy Cadou ou Gérard de Nerval et les chanteurs Léo Ferré, Jean Ferrat ou Jacques Brel qui lui ouvrent le chemin et encouragent “le toujours nouveau départ / pour échapper à l’ombre / avec les yeux grands ouverts / et le désir incessant / de donner à l’amour / son espace et de le vivre”.*
En 1984, il fonde la maison d’édition associative, Le Petit Véhicule, pour faire vivre la démocratie culturelle par l’échange et le partage. La maison d’édition permet les rencontres et l’accueil généreux. Luc Vidal est un lecteur attentif et ouvert. Parce que les arts “multiplient les regards du poète”, les publications de poésie sont toujours accompagnées de peintures, de gravures, de photographies ou d’encres.
Cet entretien est consacré tout particulièrement au cheminement de poète de Luc Vidal qui évoque ici les lectures et les rencontres qui lui permettent de s’accomplir dans l’écriture.
* Eva-Maria Berg, “A la poésie de Luc”, Le Maquis thaumaturge, éd. du Petit Véhicule, 2021
Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Festival Voix vives, Sète, 26 juillet 2022
© Gilles Bourgeade
“Une simple table. Sur cette table les braises du langage, souffleur des murmures du vent. Ce présent constant est là à la table du cœur, vieux de dix mille ans… La poésie est la chanson profonde du cœur, le cri de la mémoire amoureuse et fraternelle et si nous sommes les naufragés du sentiment leur voix est le rappel évident de la nécessité d’être au monde, l’écho prolongé de notre véritable histoire à assumer.
Devant nous le beau miroir de l’abîme, le chant introuvable, le mystère du questionnement sans réponse. Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? L’écho cependant répond en pluies fines fertiles sur les terres de nos âmes sèches. L’émerveillement prend racine dans l’âme du poète.”
Les yeux du crépuscules, textes de Luc Vidal, images de Gilles Bourgeade, Ed. du Petit Véhicule, 2016
Devenir poète
“Aventure vivante, voyage rêvant”
Mon premier rapport à l’écriture date de 1978-1980. Il est venu un peu par hasard car je ne pensais pas être poète. Mon premier poème s’intitule Juillet. Il est dédié à mon ami Jean-Yves Tralli, mort dans mes bras dans un accident de voiture, alors que nous filions en stop vers la côte, en juillet 1970. Quelques années après, j’ai écrit ce texte. C’est un poème sur la fraternité. J’y évoque la route filant bleu vers l’hôpital et je donne la parole à mon ami.
Jean-Yves faisait du théâtre et disait des poèmes sur scène. Pas moi. J’étais alors un militant syndical dans le monde enseignant. J’avais grandi à Nantes dans un milieu ouvrier où mon père, qui était un militaire, était entré par idéal au Parti Communiste.
La période syndicale a été fondatrice pour mon écriture et j’y ai appris à penser le monde par les mots. Mais je n’y trouvais pas mon compte car il me semblait que les gens voulaient changer le monde sans se changer eux-mêmes. Alors, peu à peu, je me suis fait à l’idée de quitter la vie syndicale, militante et politique.
Parce que je crois depuis toujours à l’éducation populaire, j’ai fondé une association “amicale pour tous”. J’ai appris l’art de faire des marionnettes avec les doigts, comme Guignol. Ensemble, on adaptait des textes de Jules Verne et on tournait dans les écoles. J’ai découvert de cette façon le monde de la culture qui m’était inconnu jusque-là.
” … On est sauf quand la conque du temps devient refuge et lieu d’oraison
Paraclet des instants, pigeon-vole des mots en cascade
le poète suit le vent car c’est son compagnon d’infortune
Les fleurs de l’aventure, il faut les cueillir à l’arrache parfois
Fraises, pain essène, lait de brebis, œufs, orange, miel
voilà le panier du poète … “
“Le maquis thaumaturge” (extrait), Le maquis thaumaturge, éd. du Petit Véhicule, 2021
Orphée
“Je suis le poète sans nom celui
qui file les lignes de la pluie dans l’étoffe des jours”
Le temps passant, je suis devenu poète, comme malgré moi et presque par hasard. Au fond, la poésie m’était familière grâce aux lectures. Ce sont elles qui m’ont amené à l’écriture. Je pense que le couple lecture et écriture est indissociable.
Il m’est venu alors l’idée de créer une petite maison d’édition au sein de mon amicale laïque. Ainsi sont nées les Éditions du Petit Véhicule. J’ai appris sur le tas l’art de la mise en page et le métier d’éditeur et je me suis entouré de gens compétents et d’amis poètes, comme Claude Bugeon, directeur des éditions du Nadir.
Lorsque j’ai publié les premiers livres, je ne voulais pas m’éditer moi-même, car ce n’était pas encore assez mûr en moi. Certains de mes textes tenaient la route et d’autres moins. Progressivement je me suis rendu compte que j’avais une plume.
Je me suis approché intuitivement de l’écriture en commençant par écrire des poèmes d’amour pour la Femme, Eurydice, dont le mythe ne me quitte jamais. Pour Orphée le poète, Eurydice est une quête amoureuse. L’écriture raconte ce défi. J’avais en moi une forme de lyrisme à exprimer. Un poème à offrir à la femme aimée. Si cela marchait, mieux valait l’amour que l’écriture !
© Marion Le Pennec
” Des fleurs de sang de mes noirs sont apparues dans mes rêves et leurs bouquets prouvent qu’en mon sein ils sont du pays de la folie et de la tendresse. Quand je regarde toutes ces toiles miennes, tableaux, feuilles, feuillages, arbres, drageons au noir sévère, joyeux, fertile, tout cela ouvre en mon coeur et estomac la furieuse envie de les créer et de les manger comme des merises noires au clair de lune. C’est ce noir-charbon que j’aime et qui calme mes inquiétudes.
Je suis du pays des arbres. Eurydice est ma soeur et ma compagne de jeu. Au coeur de l’arbre, je sais qu’il y a les mille brasiers des couleurs. Et de ce brasier, l’aventure de peindre m’attend sur les sentiers vagabonds des noirs incandescents dans l’obscure clarté du poème.”
Extrait de “Les Fleurs de sang”, texte dédicacé à Marion Le Pennec, mis en musique et interprété par Mouna Khalifa, Guillemette Bailly et Cyril Trochu, dans le disque Maïlis ou la pluie, Guillemette Bailly chante Luc Vidal, Les Editions du Petit Véhicule, 2022
La joie d’écrire
“En ce maquis, dans la forêt des poèmes d’aimer et de l’intelligence du cœur”
Écrire est une joie. La joie de travailler le matériau et celle de la rencontre avec la personne à qui j’offre le poème. Les deux dimensions sont toujours présentes, mais jamais en même temps.
J’essaie toujours de me tenir au plus près d’une expression authentique et sincère. Ce que j’écris me surprend parfois. Entre les phrases dites, il y en a de silencieuses où ce qui n’est pas écrit prend son sens.
L’écriture permet aussi le rire et le sourire. La joie exprime qu’il y a dans la vie des possibilités que l’on ne soupçonne pas.
Mon lyrisme prend sa source dans des sensations. Je n’aime pas la métrique trop mathématique et préfère plutôt les vers libres ou les vers blancs jouant de temps en temps avec les rimes. Ils agissent physiquement en moi comme des corps dotés d’âmes vivantes.
Lorsque j’écris, je reste silencieux. Mais c’est un silence bavard, car la poésie me parle intérieurement comme un autre moi-même.
Grâce à une rencontre, un texte poétique ou une chanson qui m’expose et m’explose, cet autre moi-même inconnu ouvre totalement ma psyché, autant sur mes sentiments que sur mon intuition et ma raison. Alors l’écriture me déborde. Dans Le Maquis thaumaturge, un poème de 40 vers est né comme cela.
Mes poèmes sont aussi des lieux d’archives ou un journal de bord. Pour écrire mon roman en cours, je vais y chercher un état d’âme ressenti à un moment donné et je l’utilise enrichir pour un personnage.
“Je voudrais écrire un poème terrible et doux qui inquiète la Mort
La jeune fille écoutait l’andante con moto Der Tod und das Mädchen de Franz Schubert
Cela la plongeait dans une mélancolie sans fond
dans une errance sans repère et sans nom
Les chambres du printemps se noyaient dans l’ivresse de la mort
à la morte saison des hommes et des amants défaits
Un arbre planta sa flèche verte jusqu’aux cimes du crépuscule
Le poète cherche ses rimes dans la beauté et le soleil des renoncules
des coeurs assoiffés d’amour dans les vieux vergers du langage
qui renaîtront peut-être des neiges de l’hiver
dans les rues des solitudes des mots, tous les mots font des signes de secours
La Mort inquiète hésite à trinquer à sa dernière victoire
Une jeune fille de vingt ans fixe les larmes de son vertige sur des murs de passage
Sur les routes de l’été juillet brûle toutes les colères
dans la Rumeur d’un livre écrit en 2007
Ô soleil Ô Perséphone lune vrillée printemps abouti
rires enfouis, enfuis hors de la zone habituelle du quotidien
avec des roses trémières du paradis aux tiges si fragiles et si longues
Creusement du labyrinthe envahissant totalement l’âme déchirée
La mort est un mot ombragé qui sème de terribles nouvelles
Connaît-elle elle-même l’inconnaissable trouble constellé de l’âme du monde ? … “
“La Mort et la rumeur” (extrait), Le maquis thaumaturge, éd. du Petit Véhicule, 2021
Les mots des autres
“sable brûlant tous les grains du chagrin”
Je ne conçois pas l’écriture sans étudier la poésie des autres. J’aime raconter leur histoire ou écrire des essais.
J’ai fait une licence d’histoire et lu Michelet, Taine et Mommsen, l’historien allemand, pour lesquels les éditions Laffont avaient créé une collection magnifique. L’écriture de ces grands historiens est aussi poétique !
Je suis toujours en dialogue avec les œuvres qui me touchent. C’est par René-Guy Cadou que j’ai fait une première plongée dans l’œuvre d’un poète majeur. Lire me donne le carburant dont j’ai besoin. Je lis Cadou, Ferré, Desnos, tous les troubadours et trouvères, les Minnesingers allemands. J’aime la poésie du Moyen-Age : Rutebeuf, François Villon, les poètes du 16ème siècle comme Ronsard, du Bellay, Baïf et les femmes troubadours, Marie de France, Marie de Ventadour, Louise Labé, Christine de Pisan ou encore Marguerite de Navarre.
Il y a chez tous un art du rythme et l’invention d’une langue neuve, que je ressens même si elle est ancienne.
Je lis beaucoup Léo Ferré. Dans le Testament phonographe, il répond à Villon d’une manière à la fois médiévale et moderne.
En ce moment je lis Si Yeou Ki ou le voyage en Occident, qui raconte l’histoire de moines s’en allant chercher des livres en Occident. J’aime ces aventures à la fois fantastiques, légendaires, très concrètes et liées à la vie. Mon plaisir vient peut-être de la croyance enfantine de pouvoir dominer les monstres et trouver l’harmonie intérieure.
” La nuit est une flambée de solitudes
Le poète exprime parfois une langue qu’il ne comprend pas
comme un rêve perché à l’orée de la nuit
Les mots sont sa boussole étoilée
Les saumons de l’espérance ont perdu les aimants du retour
Les bras de la pluie rassemblent les oboles
l’amour fou a perdu ses maravédis dans le rio de la tristesse à Grenade
La poésie de Lorca fustige les médiocres assassins de la beauté
un poème accompli boucle son budget avec des mots furieux, doux, aimants … “
“Les solitudes flamboyantes” (extrait), Le maquis thaumaturge, éd. du Petit Véhicule, 2021
Le temps d’aimer
“les crocs du soleil dévorant la mort”
La musique joue un rôle très important pour moi. Écouter une symphonie de Beethoven ou un quatuor me met en état de transe et je suis transporté. En écoutant la musique, je ne me raconte rien, mais naissent en moi des figures et des images fabuleuses.
La poésie aussi est sonore. Elle est souffle et respiration. Elle est liée au temps d’aimer jusque dans sa dimension physique.
J’aime l’alchimie secrète des sons, des mots et des images, comme la décrit Correspondances de Baudelaire : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».
Les publications du Petit Véhicule comportent toujours des illustrations. J’aime la peinture. Je regarde les œuvres de Chagall pour la représentation de l’amour. Celles de Magritte pour l’insolite et pour ce que sa poésie offre de connaissance du monde réel et onirique. Ou bien encore les peintures de Chirico.
© Josette Digonnet
“Voici la main du vent dans le clair-miroir du temps… avec des fleurs de nuit amantes de l’œuvre au noir aux paroles silencieuses, la flamme délicate de l’arbre suggère la clé d’un cœur fugitif avec tout au fond le geste-épure de la peintre. Je peux ainsi au plus près m’approcher du soleil noir de la mélancolie, se dit-elle peut-être en fixant ce vertige, son vertige d’encre, sa “danse d’ombres et de lumières”, son rêve éveillé, son jardin secret, sa chaloupe étoilée au sortir de la nuit.
Voici le mystérieux tao qui bouge dans ses gestes captant le fil invisible comme un miroitement du soleil dans l’eau des feuilles, comme une lampe à l’aube qui vient chuchoter les secrets de la terre.
Le tao c’est une ligne blanche sur fond noir. Le tao c’est une ligne noire sur fond blanc à la double frontière de l’éphémère côté blanc selon la source du rêve de peindre avec l’annonce d’un bleu discret et de gris splendide venant du ciel.
Le poète devient alors voyageur muet. La peintre longe calmement la trace qui s’est gravée sur les bords du temps au creux de son âme.
Au cœur de l’encre, son voyage s’accomplira dans les limbes du souffle et du vent de la mémoire.”
“Un vertige d’encre”, Le maquis thaumaturge, éd. Le Petit Véhicule, 2021
L’autre en soi-même
“Je te dis avec infiniment de précautions
les pluies de toi qui m’enveloppent”
La poésie est révolte pacifique et tendresse efficace.
On est là pour s’aimer et se prendre dans les bras. Je suis un adepte de l’art du massage que j’ai appris à trente ans. Il est une vraie aventure qui délie et permet d’approcher le corps et l’âme autrement.
Comme Ferré, je me sens libertaire. Le pouvoir d’aimer est celui d’une métamorphose. Nerval a dit « je est autre » et Rimbaud, « je est un autre ». L’altérité est la vraie question. Qui est l’autre en moi ? La lecture, plus encore que l’écriture, m’apporte des réponses.
Un des objectifs du festival Voix vives est l’accueil des poètes dans leur altérité. C’est ce que j’offre aussi dans ma maison d’édition : devenir un partenaire complice des poètes que j’édite. Mais ce n’est pas facile.
J’aime les maisons d’édition comme Gros Textes dont le directeur publie des poètes qu’il aime et prend des risques. C’est cela la fraternité et la tolérance.
Le chanteur Môrice Bénin, que j’ai édité, a écrit :« Plus tu es heureux, plus t’acceptes les autres
Si tu t’aimes un peu, alors t’aimes les autres
C’est pas question d’orgueil, c’est question de repos
Si t’as envie de vivre, tu décourbes ton dos »
Je suis content de l’élan général de ce que j’ai édité. Il faut faire des choix et me laisser du temps. Au départ, j’ai pris des risques financiers et j’avais des dettes, car les livres et les disques coûtent de l’argent, mais j’ai appris à me battre.
Il faut oser. Parfois je le regrette. Parfois je suis fatigué. Le temps passe. Je me sens en harmonie, y compris dans la dérive. Je pense que je ne m’arrêterai pas.
Superbe dialogue avec un ami poète et éditeur , grande sensibilité et sincérité que tu mets en avant car c’est cela qui compte le plus ! j’aime cette impression de la connaitre mieux et aussi le passage où il dit que la poésie agit physiquement en soi comme des corps dotés d’âmes vivantes. cela me fait penser à la recherche de cette autre langue que décrit Juarroz
Bravo encore pour ton travail très généreux à l’écouter des autres !
Amitié Lambert