Denis Emorine, Foudroyer le soleil
Denis Emorine ou l’inégal combat, note de lecture par Isabelle Poncet-Rimaud
Chez Denis Emorine, le soleil se lève et meurt à l’Est…
Comme un début, une fin, un sens, une impossibilité de dévier la direction d’une vie.
Dans ce beau recueil, les poèmes sont forts, tranchants, impitoyables.
Mais les mots, eux, sont piétinés et meurent une fois prononcés.
Parfois glaives, ils se dressent pour dire la souffrance, la mort, mais ne peuvent rien pour le poète enfermé dans le filet du monde, de ce monde-temps relié à un passé qui n’est pas celui du poète et l’a pourtant dépossédé de son présent à lui.
Le poète est resté prisonnier de la douleur d’une autre, douleur qui aura une fois pour toutes ourlé amour et mort en même blessure.
L’horloge du poète s’est brisée le laissant pour toujours, seul, petit garçon/planté aux carrefours de la mémoire.
L’Est, terre fantasmée, aimée autant que haïe.
L’Est, lieu obsessionnel sur lequel poussent les forêts de bouleaux, où s’ouvrent les tombes des poètes et des proscrits morts d’avoir voulu dire,
L’Est, source d’inspiration où règnent la mort, la vie et l’impuissance à être soi…
L’Est, terre de ces femmes auxquelles s’adresse le poète et qui sont toutes incarnation du désir d’aimer, d’être consolé, tentative de retrouver une matrice protectrice.
Pour le poète, orphelin des mots, trahi par eux, la beauté des mains partagées permet d’oublier un instant l’exil subi.
C’est à l’Est encore que la lumière du soleil foudroie les mots et non l’inverse.
L’Est, cet inexorable aimant qui tire à lui les pas du poète et rend son combat perdu d’avance.
FOUDROYER LE SOLEIL est un titre- cri : douleur, désespérance, tentative d’en finir avec les cris du monde et les cris intérieurs du poète.
Le soleil se lève à l’Est et pourtant avec lui s’étend sur le poète l’obscurité de l’amour perdu, de la mort, de la trahison.
Chez Denis Emorine, le soleil comme l’amour ne peuvent se défaire de l’ombre de sa mort. Évoquer l’un fait apparaître l’autre en filigrane…
Le poète s’est heurté à l’Histoire et à son histoire propre. Il se sent écartelé et seul dans un exil intime qui l’entrave.
Où se situer entre le grand pays glacé qui lui renvoie ces voix qui parlent une langue inconnue, porte en lui l’amour et la mort et cependant le fascine et l’appelle et sa terre natale à l’Ouest où sa vie brutalement s’est froissée, le mettant face à l’amour et la trahison ?
Le langage poétique, possible lien entre ces deux continents intérieurs reste pour le poète un exil dont il ne reviendra jamais.
Toute la poésie de Denis Emorine tente de découdre la nuit qui s’est abattue sur lui, essaye d’abattre également la forêt de bouleaux qui pousse au secret du poète mais encore et toujours, inexorable, la mort vient de l’Est.
Il semblerait pourtant que dans ce recueil, le poète ait franchi un seuil inhabituel dans l’intensité de la douleur exprimée, dressant une sorte d’acquiescement à son impossibilité à sortir de ses conflits intérieurs, à réparer ce qui fut brisé, à se suspendre aux branches du monde qui rompent trop facilement.
La parole, elle-même, s’efface devant la mort…
L’obscurité règne sur l’écriture du monde.
Si les thèmes abordés dans ce recueil sont ceux qui façonnent le parcours poétique de Denis Emorine , ces poèmes écrits au moment de l’invasion russe en Ukraine ont ici une résonance particulière dans la détresse qu’ils expriment.
L’Est est en feu/l’espoir se consume/aux quatre coins du monde/ l’Est/ Est/En/Feu
et le poète est rejoint par la guerre nuits et jours.
Denis Emorine est le poète des contraires, des mots durs et tendres, de la femme que l’on serre dans ses bras et de celle qui vous échappe, de la mémoire et de l’oubli, de l’exil en terre fantasmée et de l’ancrage dans la réalité de la douleur, du temps immobile qui boule le présent, de l’absence devenant présence et rencontre…
La poésie de Denis Emorine ne peut laisser intact le lecteur.
Silex incisif, elle taille large et fort en nous, laissant à la russe, douleur et amour s’entrelacer.