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Guylaine Monnier, « Je m’interroge sur la façon de dire le monde »


Autrice et performeuse, Guylaine Monnier écrit des textes en prose poétique et des poèmes auxquels elle aime associer des formes visuelles et sonores. Elle travaille l’écriture, l’image et les formes offertes par le Net Art. Elle anime également des ateliers d’écriture.
Depuis 2020, elle dirige avec Amélie Guyot la collection RADICAL(E), au sein des éditions Pupilles Vagabondes. RADICAL(E) est un tract poétique collectif ouvert aux écritures de femmes.
« L’inspiration est un paysage sonore ignoré » (Punctum, performance), c’est le paysage multiforme de la création poétique que Guylaine Monnier évoque dans cet entretien.
Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Paris, 12 août 2022


Modéliser le paysage par le vers

Le texte de Guylaine Monnier, Le ciel de Provence n’est pas de gueules, prend pour point de départ la réflexion de Francis Ponge : “[Du paysage] j’ai à dégager cette loi, cette leçon”. A la suite d’une émotion ressentie devant le ciel, en 1941 à la Mounine, entre Marseille et Aix, le poète, de retour à Roanne dans son “laboratoire verbal”, écrit La Mounine, note après coup sur un ciel de Provence.
Quelles leçons l’écriture de Ponge apporte-t-elle aujourd’hui ? A quelles lois soumettre l’écriture afin de la faire s’approcher du paysage au plus près ? Comment trouver cette “formule unique et déchiffrable qui suffirait à modéliser (le paysage) par le vers”?
Le ciel de Provence n’est pas de gueules, Catastrophes, n° 28, février-mars 2021



Cette phrase de Ponge fait écho à beaucoup de choses et, parmi elles, à ma relation aux langages informatiques au travers desquels je cherche des codes permettant de reproduire une forme de réel. C’est un questionnement fondamental pour moi. J’écris aussi beaucoup sur la problématique de l’image, sur sa relation avec les objets, sur le réel qui nous est donné et la perception qu’on en a. Je cherche à trouver ce qui règle le monde et ce que les choses sont objectivement. Avec mon esprit logique, enclin aux sciences, je suis en perpétuelle réaction à cette interrogation. J’aime aussi le mouvement entre une poésie sensible, parfois lyrique, et une poésie objective. C’est leur confrontation qui m’intéresse. Cela peut se concrétiser en injectant un poème dans une intelligence artificielle, par exemple, ou au contraire en jouant poétiquement du littéral ou de données objectives.
Dans Le Ciel de Provence, afin de dégager la loi dont parle Ponge, je fais le choix de ne pas passer par l’image poétique ou par toute forme de subjectivité qui dévoie le réel. Alors je m’appuie, par exemple, sur l’utilisation du vocabulaire de l’héraldique. Des contraintes se dégage un ensemble de limites et mon but est parfois de les contourner.
Cela a un côté très ludique car je ne fais pas une analyse formelle et mathématique des choses. Mon rapport reste intuitif. Je tourne autour d’un fait dans un jeu de distanciation/rapprochement qui me permet de trouver les contours du réel que je veux représenter. Je me les approprie et finalement c’est ma propre subjectivité qui ressort.
Je me sens en phase actuellement avec l’écriture de Ponge. Elle fait écho à mon travail sur le Net Art, qui est un système construit en rhizome, un maillage qui permet de partir dans tous les sens. Dans mes réflexions à propos de La Mounine, j’adopte le parti-pris de Ponge, qui est de parler parfois du contraire des choses pour les raconter. De la même manière, mon texte évoque des éléments qui ne sont pas dans La Mounine, mais qui disent pourtant ce qu’est ce texte, à mon sens.

Le ciel de Provence n’est pas de gueules, Catastrophes, n° 28, février-mars 2021



“In Virtuel Life in Real Life”

Pendant 9 ans, Guylaine Monnier a organisé au Centre Pompidou le Web flash festival consacré à la création sur les réseaux et au Net Art.
De quelle manière les techniques et les lois qui président à la programmation informatique peuvent-elles aider à structurer un langage poétique?

Mon écriture a une dimension proche du Net Art.
Au fur et à mesure de mes recherches, j’ajoute des gloses ou « hypertextualités » comme on peut le faire sur Internet. J’inclue mes recherches dans le texte pour qu’il fasse vraiment sens.
Pour aller plus loin, j’ai commencé également à modifier les données trouvées sur différents sites. Par exemple, sur la page Wikipedia du lieu-dit « Bouc-Bel-Air », j’ai ajouté que Ponge avait écrit La Mounine dans ce lieu-là. J’ai fait des copies d’écran de ce process. En allant sur Google map, on peut voir ma phrase « Le ciel de Provence n’est pas de gueules » que j’ai taguée à l’endroit où résidait Ponge lorsqu’il a écrit son texte. Je l’ai fait également pour d’autres lieux et d’autres textes. Je joue ainsi sur un aller-retour entre le réel et la fiction. J’appelle cela « in Virtuel Life in Real Life », puisque ces applications n’ont d’autres objets que de retranscrire le réel par le virtuel, et moi d’y ajouter une autre forme de réalité virtuelle. Les gens le voient, mais ne savent pas que c’est moi qui l’ai écrit. C’est une forme de tag. Un exemple de ce peut être le Net Art où l’auteur s’effacerait. Si les gens ont la curiosité de saisir dans Google les coordonnées inscrites dans mon texte sur La Mounine, ils verront mon intervention.

https://goo.gl/maps/nN9KqQnk7zSwJ3xD7



Je suis tombée dans le Net Art il y a longtemps et j’ai eu accès à Internet presque avant tout le monde car j’habitais Annecy qui était une ville pilote dans ce domaine. À l’école, on m’avait donné les clés d’une salle informatique et j’ai commencé à programmer. J’avais une forte affinité avec le code et avec la narration que l’on peut créer à partir de lui. J’ai programmé des jeux qui comprenaient des alternatives narratives, sortes d’ancêtres aux histoires interactives actuelles.
L’idée m’est rapidement venue de mettre en relation le code et l’image. J’avais fait les beaux-arts et je côtoyais beaucoup de photographes ou d’illustrateurs. L’image est donc devenue très importante et je me suis appropriée un matériau multiple. On parle de transmédia et de multimédia.
Ayant vécu avec l’ordinateur depuis mon enfance, avant même que le web soit démocratisé, j’ai été modelée par lui. À cette époque, rien n’était théorisé et on découvrait tout. Aujourd’hui, ces formes de communication font partie de la vie de chacun et tout le monde a conscience des contraintes et des limites d’Internet. Le territoire est défriché et cela me semble moins intéressant, sauf à être en lien avec la poésie, dans ce questionnement du sens et d’un nouveau rapport au réel.


Entre absence et présence : l’enfance

Dans un tel pot de terre est un texte intime où Guylaine Monnier interroge l’enfance et le temps qui passe.
De quelle manière une forme poétique plus subjective se laisse-t-elle gagner ? Qu’est-ce que l’écriture retient des mouvements intérieurs ? Comment faire pour que « les mots circulent sur la feuille, les heures sur le fil » ?

Dans un tel pot de terre est constitué de quelques textes anciens sur le thème des éléments, entre lesquels j’ai intercalé d’autres textes plus distants, mais tout aussi intimes. Ceux-ci, qui devaient servir de liant au départ, sont étonnamment devenus majoritaires et principaux. Ne pouvant écarter des considérations de formes dans tous mes travaux, ils forment comme des murs en gabion, constitués de gros cailloux serrés.
J’ai toujours du mal à m’exprimer sur des choses intimes et je m’interroge sur la façon de dire le monde sans lyrisme. L’absence/présence est un thème que je file depuis que j’écris. J’ai même écrit deux romans dont c’est le thème majeur et qui portent tous deux dans leur titre le mot « absence ». Ce sont des travaux qui restent importants pour moi.
Maintenant je reprends ce thème sous une autre forme. La continuité s’est exprimée à travers mon enfant qui grandit (son enfance faisant aussi écho à la mienne). Elle est en train de disparaître et avec elle, disparaissent toutes ces petites choses qui sont « les pertes mineures ».
Dans un tel pot de terre lie deux thèmes qui me traversent : l’enfance, dans la relation mère-enfant, et la place de l’humain sur terre (écopoétique). Il est question de centres, et donc d’anthropocentrisme. Mon texte poétique est une ode à la nature, à la terre. Je mets l’intime et le corps à distance pour l’incarner dans les éléments naturels, comme la terre épuisée.
Je raconte une promenade de l’enfant avec sa mère, en montagne, dans le Dévoluy. Les pas partagés sont un prétexte pour donner la parole à l’enfant et à mes réflexions. Ma poésie a souvent une visée spirituelle et philosophique. Cette forme d’intellection est importante pour moi. Elle est tout en mouvement avec le travail sur la langue et l’objet du poème. Ce qui n’exclut pas la tendresse ici.



Poésie à voir, à lire, à afficher

Avec le tract poétique RADICAL(E), Guylaine Monnier et Amélie Guyot inventent un objet original qui tient de l’affiche ou de la feuille de papier que l’on glisse dans sa poche pour y écrire dans l’urgence. RADICAL(E) est une revue collaborative ouverte aux écritures de femmes. Le tract se déplie et se replie comme une carte routière que les autrices sont invitées à s’approprier par des interventions plastiques redessinant le territoire.
Pourquoi devenir éditrice quand on est soi-même poète ? Qu’apporte le travail collaboratif ? Quel rôle joue la création plastique ?



La création de RADICAL(E) a été l’occasion pour moi de mettre de côté les machines pour palper des doigts la création plastique. Chaque tract est un objet à manipuler pour lequel le pliage est important. Notre démarche est plasticienne. Pour ma part, j’en avais besoin. Il était aussi important de pouvoir intervenir dans un ensemble de créations qui ne sont pas les miennes, de faire émerger du collectif, de bénéficier de moments d’échanges avec les autrices et de les mettre en relation.
La dimension prise par la lecture des textes que nous recevons est surprenante. Toute une excitation monte autour des textes reçus parce que quelque chose se construit et prend sens. De fait, le plaisir de la lecture est dirigé un peu autrement. Puisque les textes peuvent potentiellement faire partie d’un ensemble, la réception que nous en avons est pleine. Ils deviennent nôtre. Nous sommes un peu comme un acteur qui apprend un texte et le restitue en le faisant sien.
Nous choisissons nos textes d’abord par affinité de lecture, ensuite parce qu’ils s’insèrent dans cet ensemble en cours de construction. Très tôt au moment de la réception des premiers textes, l’intitulé du futur numéro se dégage. Il est l’occasion d’un jeu oulipien que j’aime tout particulièrement puisqu’il répond à mon besoin de créer des systèmes. Les textes que nous recevons ensuite alimentent ou détournent parfois le thème choisi.
Si toutes les lectures se font avec Amélie, la composition émane de moi. J’ai d’abord la vision d’une affiche, d’un jeu formel entre ces voix différentes. Le pliage vient après. Il est source de réinvestissements plastiques par les autrices, il faut donc laisser de la place aux blancs, des chemins. Nous avions envie qu’elles puissent mener une relecture de cet ensemble, de la même manière que nous avons pu en avoir une. Les autrices redeviennent ainsi des actrices dans une forme de continuité que n’apportent pas les publications traditionnelles en revues.

Intervention de Guylaine Monnier, “D’or mon tout petit”, sur (Radical)ée, printemps 2020



RADICAL(E) est la carte d’un « pays-femme ». Il rassemble des textes au féminin, mais pas forcément féministes. Il offre un espace privilégié, bienveillant et sécurisant à des femmes qui ont peut-être plus de difficulté à être diffusées. J’espère que les autrices accueillies s’y sentent à l’aise car la générosité est au cœur du projet et cela en fait tout le plaisir.
RADICAL(E) est née lorsque nous étions en période de confinement. Avec Nicolas Vermeulin, nous avons réfléchi à l’idée de diffuser la poésie dans l’espace public. Je m’initiais alors à la linogravure et j’ai voulu réinvestir l’imprimé. La suite est née d’une réflexion collective et d’un besoin collectif.
Nous avons des retours favorables sur la qualité de la revue et sur la démarche plastique que nous proposons, qui est notre particularité. Notre lectorat est essentiellement féminin, mais nous aimerions que RADICAL(E) soit lu par n’importe qui, pas forcément non plus par des poètes. Nous avons même pensé à l’afficher dans la rue, mais alors se posent des questions de droit…
J’ai des envies de happening. Voilà ce que j’aimerais : faire de la poésie au milieu des gens. Ce que j’expérimente parfois lors de performances dans l’espace public.



Poèmes à la criée, Performance Commandeau poétique place Furstemberg, 01 novembre 2022,
sur une proposition de 
poesie is not dead


Le site de Guylaine Monnier : https://www.gmonnier.com/
Celui de la revue RADICAL(E) : https://www.pupilles-vagabondes.com/livre-pauvre/

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