nouages

Anne-Lise Salmon, « être entourée de si belle manière »


J’ai rencontré Anne-Lise Salmon dans la galerie Incarnato, qu’elle a fondée au Havre il y a deux ans. C’est un beau lieu largement ouvert sur la rue du Maréchal Foch. A l’étage, la « maison » où les artistes en résidence sont logés. En bas, une grande salle d’exposition au dallage ancien. A l’arrière, de petites pièces réaménagées où sont installés un piano, un four de potier, un atelier de sculpture ainsi qu’une pièce noire en sous-sol pour le développement des photographies argentiques. Lors de ma première visite, le sculpteur Urbano, en résidence durant trois mois, sculptait à la vue des passants, assis au milieu des copeaux de bois et de ses sculptures et peintures. La seconde fois, les encres de Jean-Marc Barrier ouvraient sur les murs leurs espaces sensibles.
Anne-Lise Salmon est également autrice, plasticienne et comédienne. Ses chemins de création multiples lui offrent de nombreux territoires d’exploration. C’est de la rencontre entre les différents modes d’expression, de l’engagement et de l’investissement que cela nécessite, dont elle nous parle dans cet entretien.
Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Le Havre, galerie Incarnato, 30 novembre 2022



Etre plasticienne, poète et galeriste

Incarnato, « maison d’artistes », galerie, lieu qui accueille des expositions, des lectures, des ateliers d’art plastique… Que représente cette ouverture quand on est soi-même créatrice? Comment les activités liées à la galerie et la création personnelle se complètent-elles ? Sont-elles complices ou dissonantes ? Qu’est-ce qui naît de leur rencontre ?

Parmi toutes mes activités, certaines me nourrissent davantage : l’écriture d’abord, puis la sculpture et la peinture. À côté d’elles, il y a Incarnato. Avoir ouvert cette maison d’artistes est aussi une forme de création qui me nourrit, cependant cela m’accapare, me phagocyte, m’empêche d’écrire ou de peindre et me sert parfois d’excuse pour ne pas créer !
Mais c’est un défi. J’ai la fierté de l’avoir relevé et d’être ce que je suis car je ne le dois qu’à moi-même.

Incarnato est une maison d’artistes et pas galerie, même si l’espace dédié aux expositions a tout son sens. Je ne suis pas galeriste. Mon objectif premier n’est pas de vendre des œuvres, bien que ce soit très important pour l’artiste. Je veux en faire un lieu d’accueil, créer un lien entre l’univers d’un artiste et le public. Je reçois beaucoup de visiteurs et je vends peu. Certains aiment revenir avec plaisir. Quelquefois ils viennent pour parler davantage que pour regarder. Ils sont toujours enthousiastes.
Lors de la dernière résidence d’artistes, le sculpteur Urbano s’installait pour créer au milieu de la galerie. Beaucoup de visiteurs sont revenus régulièrement au cours des deux mois pour voir l’avancée de ses travaux. Il a noué avec eux un lien particulier que je n’aurais pas pu créer moi car je reste un intermédiaire.



Mes différents outils d’artiste sont l’écriture et l’art plastique. Les choses ne se passent pas de la même manière selon que je peins, j’écris ou je sculpte. La peinture et l’écriture sont plus proches entre elles que de la sculpture. Je fais du modelage. En commençant à travailler la terre, je ne sais pas ce qui va en sortir. La matière me guide. Quelquefois il se passe un long moment avant que l’évidence se produise. La forme n’a pas de sens, puis tout d’un coup je vois celui qu’elle va prendre. Parfois je m’arrête et je couvre la terre pour la reprendre longtemps après. Voir n’est pas voir par les yeux, car j’aime sculpter les yeux fermés. Je vois du bout des doigts.



En peinture comme dans l’écriture, il est davantage question d’urgence, de spontanéité et d’immédiateté. Le regard est intérieur. Les mots se matérialisent. Ils ne sont pas de l’ordre de l’ouïe. Je ne parle pas les mots que j’écris.

Il y a six ou sept ans, j’ai tout remis à plat dans ma vie. Il me semble avoir suivi pendant quarante ans un chemin unique en ligne droite. À présent, mes chemins sont devenus sinueux et j’apprends à me connaître au risque de ma vie. Dans ma création, des évidences sortent comme des torrents, en larmes et douleurs qui disparaissent parce qu’un mot va être posé. Je ressens au fond de moi un volcan qui a besoin d’exploser en lave liquide ou rocheuse. Créer me nettoie de l’intérieur. Lorsque j’écris, je suis écartelée, je touche le fond de moi et cela me fait à la fois énormément souffrir et énormément de bien. C’est vital.



Le corps et ses représentations

Incarnato, le nom de la maison d’artistes, est accompagné en sous-titre par les mots, « le corps et ses représentations ». Dans un de ses poèmes, Anne Lise Salmon écrit qu’elle veut « rendre visible ce qui s’efface ». Comment représenter le corps, le ramener dans l’écriture ou l’image ? Mettre en jeu son propre corps dans une tension entre présence et absence ?

Incarnato m’offre la possibilité de pouvoir parler du corps et de le donner à voir.
A travers mon écriture et ma création plastique, mon corps entre aussi en scène. Grâce à elles, je me l’approprie. Lorsque j’écris, regarder à l’intérieur de moi est mon point de départ. J’aime les squelettes, les crânes, les écorchés surtout. J’utilise des mots crus ou imagés qui mettent mon corps en mouvement. J’en prends alors conscience et j’en ressens la consistance. L’écriture est à l’origine. Grâce à elle mon corps et ma vie avancent. L’écriture est un moteur et pas seulement un témoin de l’existence du corps.

J’aimerais savoir traduire en sculpture l’immédiateté des mots qui se posent sur le papier, mais je n’y parviens pas et j’ai toujours l’impression que mon travail n’est pas abouti. Aboutir pour moi c’est ressentir la douleur nécessaire pour dire stop. J’éprouve le même sentiment avec la peinture. Le rapport à la matière est compliqué pour moi à exprimer car il me semble encore trop flou.



Pourtant j’aime la matière. La terre en particulier. La toucher m’est indispensable. Il m’est aussi arrivé de peindre avec les doigts sans que cela ait le côté sensuel du travail de la terre. Pourtant j’ai toujours un sentiment d’inabouti qui vient du fait que je n’ose pas aller assez loin parce que j’ai encore peur du regard sur ce que je fais.
Dans le cadre de la sculpture, je n’arrive pas encore à aborder la douleur. La sculpture m’apporte peut être de la légèreté. J’utilisais beaucoup de terres chamottées et maintenant je travaille des terres plus lisses. J’essaie de sublimer une certaine image du corps féminin. Cela ne veut pas dire que je n’ai pas envie d’aller vers le corps masculin et sa part féminine.

En peinture en revanche, j’ai commencé une série à partir de photographies de moi que j’ai fait imprimer sur de la toile. Je peins et je couds par-dessus et je vais réussir à aller jusqu’à écorcher mon corps.
J’ai fait également une série d’une quinzaine de tableaux d’un corps de femme dans des positions complexes. Je n’avais pas de modèle et on peut imaginer que ce sont des autoportraits.
J’ai aussi sur moi des tatouages que j’ai tous dessinés et dont chacun a une signification. Même si j’aimerais m’en faire tatouer d’autres nouveaux, ils sont mon histoire et sont venus avant que je me mette à la peinture. Il a fallu que je marque mon corps pour exprimer ce que je n’arrivais pas à dire. Dans le tatouage, j’ai aussi trouvé la notion de douleur que je recherche et dont j’aime la sensation.



La place de l’autre

Grâce à Incarnato, Anne-Lise Salmon accueille des artistes de divers horizons, des plasticiens mais aussi des écrivains et des poètes à l’occasion de lectures au milieu des oeuvres exposées. Tenir cette maison d’artistes, c’est ouvrir la porte aux autres. De quoi les artistes invités sont-ils témoins ? Comment permettent-ils d’ancrer la galerie dans le monde contemporain ?

J’ai toujours été remplie d’admiration pour tout ce qui relève du monde l’art quelque soit le biais artistique. Pour cette raison j’ai d’abord voulu qu’Incarnato soit pluridisciplinaire au sens le plus large possible. Pour des raisons techniques et pour rendre mon projet plus visible et compréhensible j’en ai réduit la voilure.

Autour du corps qui est le sujet principal, j’ai choisi deux axes principaux, la littérature poétique et la photographie. Tous les deux sont accessibles au plus grand nombre et permettent de transmettre beaucoup d’émotions. J’écris moi-même de la poésie. En revanche je ne fais pas de photo. Cependant je n’ai pas envie de me brider ni dans les thèmes abordés ni dans les méthodes employées. Par le biais d’Incarnato je rencontre des artistes de tous les univers, musique, art plastique, spectacle vivant ou architecture, autant de domaines vers lesquels je ne me serais pas forcément tournée.



La rencontre avec un artiste m’amène à un autre et me permet de construire des projets encore différents. Je me nourris des discussions que nous avons ensemble. Je suis là pour me mettre à leur service et faire en sorte que leur projet voie le jour. La ville du Havre m’a adoptée. Je l’aime beaucoup car elle a contribué à toutes ces rencontres.

Incarnato n’est ouvert que depuis deux ans. À la fin de la première année, j’ai fait un bilan qui m’a conduite à me recentrer et à faire des sélections. Pour pouvoir porter un projet artistique, il faut que j’y croie profondément. S’il me nourrit je peux le soutenir et je suis prête à tout. Je donne une carte blanche complète aux artistes. Incarnato est une maison et je veux qu’ils se sentent chez eux.
Auparavant je n’avais jamais cohabité comme cela avec des artistes. Je réalise maintenant la chance que j’ai d’être entourée de si belle manière.

https://www.instagram.com/galerie_atelier_incarnato/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *