Robert Bares, La pluie tombe comme la lune
« Restent les trajectoires aléatoires de la goutte d’eau à la vitre qui ne sont pas des chemins mais des modalités d’existences glissées… », écrit Robert Bares à la fin de son ouvrage, La pluie tombe comme la lune publié par les éditions du Petit Véhicule. De trajectoires erratiques, quelquefois très hasardeuses, souvent improbables, il est question dans ce récit d’apprentissage. L’auteur, artisan charpentier devenu éducateur, et les jeunes gens dont il croise la route apprennent les uns des autres à sortir des marges et des cases toutes faites. L’atelier devient le lieu de l’inattendu.
» J’ai cru à la force de l’exemple, à la mise en jeux de cet intérieur, sans filet, et sans enjeu autre que celui de la monstration, du partage et de la rehausse, en valorisant l’outil le plus proche de la main, le moins productiviste et le plus ralentissseur, pour, enfin écarté de l’inassouvissabe immédiateté, t’initier à la perception de la pensée constructrice, bâtisseuse, au long cours… et toi qui croyais avoir achevé ton travail, alors que tu venais juste de le commencer … je t’ai montré cette exigence et tu l’as faite tienne ; entre mes mains un bout de ta ferraille mal dégrossie est devenue miroir, et tu as pu, partant, dégager la lame de samouraï rêvée, de toute sa symbolique guerrière pour la transfigurer en lame d’air, en parure … que d’apaisements dans ces changements de tempo, de rythmique, où passer de la pluralité fantomatique du jeu fantasmé à la consistance singulière du je apprenant, en recherche mélodique continue … irrigué par ta fierté, il m’est arrivé d’éprouver de la satisfaction et de me sentir, parfois, vraiment utile … tu es devenu musicien m’a-t-on dit … «
La langue de Robert Bares est dense et sans cesse en mouvement pour tâcher d’atteindre le « grand conservatoire du vivant »… « le lire, l’épurer, le façonner, lui donner corps ». Elle tâtonne. Elle suit des intuitions. Elle sonne juste en cela qu’elle témoigne d’un double cheminement : celui de l’apprentissage des jeunes gens et celui de l’auteur aux prises avec une émotion artistique qui le taraude et à laquelle il tente de donner un corps littéraire et graphique.
» Tu parlais une langue d’inversions, de croisements, de débits saccadés, fondue dans un alliage non fixé, en résistance contre la rouille du temps, défensive, au lyrisme pétrifié dans l’injure … lapidaire, en constante demande d’assentiment, et à ce point gorgée d’indicible, qu’elle se conditionne toute à l’appartenance … mais une appartenance dé-historicisée, sans retour possible sur ses chaînes mentales.
une langue globale avec beaucoup de couleurs voyageuses et très peu d’habits … une langue de témoignage, apprise dans une autre classe, sur un tableau de bitume …
une langue inventive dans sa musicalité, sa rythmique …
une langue de corps, suants, transbahutés, contraints …
une langue comme une danse, extraordinairement dynamique, de muscles et de nerfs, avec une place à tenir, une langue samouraï …
de chassés, de droite en pleine figure, d’attitudes, d’honneur et de vengeance, de famille …
une langue qui coupe cour, qui désigne et qui verrouille … genrée jusqu’à l’absurde …
une langue de rue, de trottoir, de parking et d’écran, dé-féminisée, de corps à angles droits …
une langue sans âge …
Et c’est au long de ce lime de palissades et de tours de guet que nous nous tenions, l’arc en main et le carquois plein à craquer de phrases académiques, alternativement lancées en jets continus ou retenues par incapacité à évaluer la distance …
Singeant aussi parfois, comme s’il suffisait. «

