Eva-Maria Berg, une poésie en dialogue avec d’autres arts
Eva-Maria Berg est poète. De langue allemande, elle publie également en français, anglais et espagnol. Son écriture est dense et sobre. Son attention au monde sensible s’enrichit d’interrogations et de réflexions. La poésie d’Eva-Maria Berg s’ouvre à des dialogues multiples. Ceux qu’elle mène avec les poètes qui traduisent ses textes. Et ceux qui la conduisent aussi intensément dans l’aventure de créations communes avec d’autres artistes, peintres, photographes, musiciens, performeurs ou danseurs.
C’est cette part de son travail, ce dialogue fécond entre les arts, qu’Eva-Maria Berg évoque dans cet entretien.
Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Festival Voix vives,Sète, 29 juillet 2022
© Yannick Bonvin Rey
» wenn jemand kein blau
mehr hat und eine andere
farbe nimmt zwar nicht
zum ersatz doch um
das bild im kopf zu
vollenden brennt
der himmel und
die ozeane strömen
über vor rot «
(Picasso : « Wenn ich kein Blau habe, nehme ich Rot »)
« quand quelqu’un n’a plus
de bleu et prend une autre
couleur même si ce n’est pas
pour le remplacer mais pour
en achever l’image
dans sa tête
le ciel brûle et
les océans débordent
de rouge »
(Picasso, « Quand je n’ai pas de bleu je mets du rouge »)
Eva-Maria Berg, Etourdi de soleil, Editions L´Atelier des Noyers, Dijon 2022
traduction en coopération avec Max Alhau et Olivier Delbard, peintures de Yannick Bonvin Rey
Des coopérations et des amitiés
En préparant cet entretien, je me suis rendue compte que dès mes premiers écrits et mes premières lectures, des artistes sont venus vers moi pour me proposer des coopérations. Les tableaux signifient beaucoup pour moi depuis toujours. Je suis sensible à tous les arts, mais tout particulièrement à l’art plastique.
La langue parlée est limitée à la région où est née cette langue et les mots doivent être traduits pour certaines coopérations, alors que l’art plastique ou la musique et la danse sont universels.
Dans des coopérations interdisciplinaires – en appréciation mutuelle du travail – la perception peut s’approfondir et s’élargir au-delà des mots et des images. Elle dépasse langues, frontières ou pays pour créer des œuvres indépendantes se répondant en « un écho ».
Jusqu’il y a une vingtaine d’années, mes livres paraissaient en Allemagne ou en Suisse sans traduction.
Depuis, j’ai la chance d’être publiée aussi et surtout en France, dans des éditions bilingues ou même trilingues. La plupart de mes livres sont liés aux artistes.
Les rencontres étaient prévues ou pas. Ce sont les artistes qui sont venus vers moi. Moi je n’aurais pas osé. J’étais vraiment très surprise et reconnaissante de cette idée de travailler ensemble.
Je me suis fait des amis artistes à partir de mon écriture. Ami est un très beau mot. C’est un grand bonheur que dans le processus de création des liens d’amitié se créent presque toujours. La collaboration prend un coté très humain. Je pense que la poésie est un art d’humains, qui ne connaissent pas de frontières, qui cherchent l’amour et la paix, l’idée universelle de l’unité entre les hommes. Pouvoir devenir des amis à travers le travail fait ensemble est un grand cadeau supplémentaire.
Coups de foudre !
Les artistes avec lesquels j’ai travaillé sont très différents.
Olga Verme-Mignot, par exemple, est une peintre péruvienne vivant à Paris. Elle fait des gravures presque toutes en noir et blanc. D’autres peintres, comme Jean-Christophe Molinéris ou Daniel Fillod, se servent de toute la palette de couleurs dans des tableaux à l’huile ou à l’acrylique. Jean-Christophe Molinéris peint souvent de très grands tableaux et ça peut être difficile de les faire rentrer dans une page de livre. Pour son travail avec moi, Die tägliche Abwesenheit / L’absence quotidienne, il a fait des collages. Nous avions reçu une subvention par le Förderkreis deutscher Schriftsteller in Baden-Württemberg e.V. et le Ministerium für Wissenschaft Forschung und Kunst pour faire un livre commun bilingue édité à Berlin en 2002. Nous savions la taille du livre et Jean-Christophe a créé des collages de la même dimension. En revanche, le tableau de couverture, qui porte aussi le titre du livre, L’absence Quotidienne, mesure 1 mètre sur 1,50 mètre
.
Je dois beaucoup à Jean-Christophe, car nous avons souvent et bien travaillé ensemble pour réaliser ce livre, mais aussi des catalogues, des expositions et des lectures bilingues dans nos deux pays. Et nous sommes de bons amis.
Je n’ai pas de préférence entre l’art figuratif ou l’abstraction. Il y a des moments où l’un me touche davantage. Il peut y avoir chez les artistes des univers très différents. Avant de commencer à travailler avec eux, j’aimais déjà beaucoup aller dans les galeries ou dans les musées avec Aloys, mon compagnon. Je me souviens que deux fois nous avions choisi la même œuvre sans nous en parler. Nous étions contents d’avoir eu le même goût. C’était toujours comme un coup de foudre, même parfois sur des sujets très durs que les peintres avaient du mal à vendre. Et chez nous, dès nos jeunes ans, il y a eu beaucoup d’œuvres au mur.
© Jean-Christophe Molinéris
für Nina aus Bosnien
du fliegst
mit deinem rad auf
spätem frühlingsduft
die trauer sinkt
in das gepäck paßt
nur das lied
von einem baum
im glück kann
nie die rede sein
von noten und
musik schallt dir
das ohr so voll
aus jedem haus
ein anderer ton
erfüllt die klingel
vor dem läuten
stürzt du
den lenker in den zaun
malt sich
das muster
mit den augen
erblickst du
zwischen laub den raum
der stimmen
überbrückt
pour Nina de Bosnie
tu t’envoles
avec ton vélo sur les
effluves tardives de printemps
le deuil s’enfonce
dans les bagages nulle place
sinon la chanson
d’un arbre
en joie
plus jamais mention
de notes et
de musique l’oreille
te retentit si amplement
de chaque maison
un autre son
emplit le timbre
avant de sonner
tu renverses
le guidon dans le grillage
se profile
le dessin
tu aperçois
des yeux
entre le feuillage l’espace
qui jette un pont
entre les voix
Eva-Maria Berg, L´Absence Quotidienne – Die tägliche Abwesenheit, Trescher-Vg, Berlin, 2002
traduction par Patricia Fiebig et Beate Thill et collages par Jean-Christophe Molinéris
Une aventure et un risque
Sauf quelques exceptions, au commencement de la collaboration, il n’y a pas de publication prévue. Ainsi par exemple Le Voyage immobile, fait avec le poète Alain Fabre-Catalan et le peintre Jean-Marie Cartereau, a été ensuite publié par Luc Vidal aux Editions du Petit Véhicule. D’abord vient l’idée de créer quelque chose ensemble sans savoir où cela nous mène : c’est une aventure et un risque.
Quelquefois des peintres comme Olga Verme-Mignot, créent des peintures et me demandent d’écrire. D’autres artistes travaillent à partir de mes poèmes. Parfois, c’est dans les deux sens, un échange et processus de travail passionnants.
C’est ce qui s’est passé pour Horizons-Horizonte, avec Matthieu Louvrier. Nous avions fait d’abord la belle expérience, Matthieu et moi, d’avoir une publication en commun aux éditions de L’Atelier des Noyers. Mais nous ne nous connaissions pas encore.
L’éditrice Claire Delbard, qui avait mon manuscrit, a cherché, avec sa capacité unique, un peintre qui pourrait réagir sur le texte. Matthieu a reçu mon manuscrit Pour la lumière dans l´espace. C’était comme une complicité mutuelle, quelque chose qui ne peut pas s’exprimer, mais qui se voit dans le résultat. Puis, après notre rencontre, un jour Matthieu m’a envoyé des peintures pour Horizons en me demandant si je pouvais écrire dessus. Il n’y avait pas encore de titre et je lui ai envoyé deux poèmes dont je croyais qu’ils pourraient lui parler. Tout au long du travail sur ce livre, nous ne pouvons pas dire qui commence et qui répond. Il y a des travaux qui ne sont pas une réaction à un poème ou une peinture précise, mais à un univers. Nous avons effectué ce travail sans en parler à la maison d’édition, puis Matthieu le lui a présenté.
© Olga Verne-Mignot
wo die vögel
kreisen dort oben
verlieren sich
die blicke
der menschen
auf der suche
nach zuflucht
là où tournoient
les oiseaux
se perdent
les regards
des hommes
en quête
de refuge
donde vuelan
las avas en lo alto
se pierden
la miradas
de los hombres
a la búsqueda
de un refugio
Eva-Maria Berg et Olga Verme-Mignot, AUFRECHT DEBOUT DE PIE, Éditions Largo, Paris 2016. Trad. de l’allemand par les auteurs avec Max Alhau. Gravures par Olga Verme-Mignot
Atteindre une dimension supplémentaire
Quand on écrit à partir de la peinture, c’est très important de ne pas interpréter, mais de mettre un mot sur une réaction qui existe pour soi-même. Il peut y avoir des associations et des points de croisement, mais les deux travaux doivent exister indépendamment l’un de l’autre.
Quand j’ai écrit sur les gravures d’Olga, je les ai toutes contemplées intensément, puis je les ai gardées de côté.
La réaction est au-delà de ce qu’on a vu. C’est le sens des coopérations. Atteindre une dimension supplémentaire. Je ne sais jamais – on ne sait jamais – si ça fonctionne !
Chaque fois, quelque chose me touche à travers la matière, les couleurs, les formes, les « sujets ».
C’est la même chose pour les peintres qui travaillent à partir de mes textes. Quand le peintre français Daniel Fillod a travaillé avec moi sur le livre im netz mit den anderen (en réseau avec les autres), il n’y avait pas de vraie traduction de mes poèmes. La plupart n’étaient écrits qu’en allemand. Daniel avait besoin d’avoir une idée du sens et il a travaillé avec des explications du texte et grâce à l’aide de mon amie française Patricia Fiebig.
Ses tableaux ne sont jamais en relation directe avec un des textes. Il a sorti quelque chose comme un pendant. Un parallèle. Un élargissement des textes. Son travail m’a frappé car certains de ses tableaux parlaient de façon presque choquante de ce que j’avais écrit dans mes poèmes. Notamment ceux concernant les émigrés qui étaient très repoussés par la population. J’avais beaucoup travaillé dans notre ville pour aider à les recevoir.
Un autre exemple, avec Bernard Morteyrol. Je l’ai connu grâce à mes résidences d’écriture à la Villa Tamaris, Centre d’Art, où il n’y avait que des peintres contemporains présentés dans des expositions temporaires. Bernard m’avait demandé de faire un texte pour sa prochaine exposition et m’a envoyé toutes les images de ses tableaux. Comme nous devions partir dans un grand voyage, j‘ai commencé à écrire presque comme une folle, en un jet, directement en français. Plus tard la poète Muriel Stuckel m’a aidée à les transcrire correctement. Puis j’ai réduit tout à deux lignes pas plus pour chaque tableau. Ça a été une expérience extraordinaire pour moi et il a été ravi lui aussi.
© Daniel Fillod
willkommen
bei flüchtlingen
immer bist du
ihr gast und trinkst den tee
mit mehr ehrfurcht als wein
der in blut übergeht
ihr brot zum verteilen bleibt
lange warm in eine zeitung
gepackt für deinen
heimweg
bienvenue
chez les réfugiés
toujours tu es
leur hôte et bois le thé
avec plus de vénération que le vin
qui passe dans le sang
leur pain de partage restera
longtemps chaud dans un journal
emballé pour ton
chemin de retour
Eva-Maria Berg, im netz mit den anderen, Trescher Vg, Berlin 1998, peintures : Daniel Fillod
Fascinée par les images
Je suis visuelle dans ma poésie. Je démarre fréquemment par une impression visuelle. Ce peut être aussi quelquefois un son ou un mot ou un évènement, mais c’est le plus souvent une chose que j’ai vue, qui m’a marquée et que je cherche à développer durant l’écriture du poème.
Il y a des paysages que j’aime beaucoup et auxquels je pense, comme l’Ile Lanzarote avec son volcan. Ou bien l’Arizona, qui est lié là aussi à ce que je sais – et qui me trouble profondément – de l’histoire tragique et des natifs que les Européens ont anéantis et chassés.
Les résidences à la Villa Tamaris ont ouvert pour moi plein de fenêtres sur le « Bosphore de Toulon ». La vue magique sur la rade de Toulon, avec tout ce qui se passe et ce qu’on en sait, m’a tellement fascinée que j’ai commencé à prendre des photos.
Je ne savais plus si je devais écrire ou photographier !
J’ai fait d’innombrables photos et textes.
Je n’aurais jamais osé utiliser une seule photo de moi pour un livre. Chaque fois que je quittais la Villa Tamaris, je laissais au directeur, Robert Bonaccorsi, à la retraite maintenant, un dossier pour le remercier en lui donnant le fruit de mon séjour avec des textes et des images mis ensemble comme dans un livre. Robert Bonaccorsi aimait beaucoup les photos et il m’a encouragée à continuer.
Je suis allée en résidence à la Villa huit ans de suite, durant un mois. C’était un accueil chaleureux incroyable de toute l’équipe.
© Eva-Maria Berg
so bahnt sich
das licht
eine schneise
ins wasser
und trifft
doch nicht
auf all die
vermissten
in den ozeanen
der welt
ainsi se fraye
la lumière
une brèche
dans l’eau
et pourtant
elle ne tombe pas
sur tous les
disparus
dans les océans
du monde
Eva-Maria Berg, eine schneise im wasser – une brèche dans l’eau, Pourquoi viens-tu si tard? 2021. Eva-Maria Berg, photos et poèmes, traduit avec Albertine Benedetto
Tout donner à chaque coopération
Au cours des années, j’ai eu l’occasion et le bonheur de travailler avec un grand nombre d’artistes. Je souhaite ne pas oublier de citer quelqu’un puisqu’au moment du travail, je donne tout ce que je peux à chacun. Mais je tiens au moins à mentionner ici, pour les projets en cours, notamment le poète et danseur américain Yehuda Hyman, le photographe français Philippe Barnoud, la peintre suisse Eva Gallizzi. Chaque projet est un challenge fascinant. Je suis toujours touchée, reconnaissante et surprise qu’il y ait encore une autre coopération. Ce sont des miracles pour moi.
J’ai rencontré l’artiste Eva Largo au Marché de la poésie à Paris en 2010. Elle est une peintre espagnole qui, avant que je la connaisse et sympathise avec elle, avait déjà travaillé sur un de mes poèmes dans le cadre d’une édition artistique des Editions Transignum. Je ne la connaissais pas.
Pour le livre commun, Un masque de plus – noch ein maske, publié dans la même édition en 2012, Eva Largo avait l’idée de travailler sur les poètes de nos pays, qui nous ont marqués. Nous avons collaboré également avec Max Alhau qui m’avait aidé à faire les premières traductions de mes poèmes et d’autres encore à ce jour. Là aussi, j’avais peur et je doutais d’y arriver. Mais le travail à trois a très bien marché : Max Alhau pour les poètes français, moi pour les poètes de langue allemande et Eva Largo choisissait les poètes de langue espagnole ; puis nous avons traduit nos poèmes mutuellement en français, espagnol et allemand.
Eva a créé des portraits de chaque poète cité. Comme elle ne connaissait pas certains poètes allemands, je lui ai donné par exemple un CD parlé pour qu’elle écoute Ingeborg Bachmann. Eva a trouvé une photo d’elle et écouté sa voix en faisant son portrait.
Je suis vraiment très impressionnée par les livres d’artistes qui ont une longue tradition en France. Il y en a peu en Allemagne.
J’ai pu réaliser plusieurs « livres pauvres » grâce à l’invitation de Daniel Leuwers. Il donne chaque fois un sujet et un papier. Il propose la forme. On reçoit 4 exemplaires d’une page pliée : un exemplaire pour la collection, un autre pour les expositions, un pour l’artiste et un dernier pour le poète. L’idée est que ce soit gratuit, hors commerce et accessible à tous dans les expositions. Parfois, il demande d’abord à un artiste de faire plusieurs exemplaires et il les partage entre les poètes : j’ai écrit comme cela directement sur le livre, sur la couleur et la peinture de Giraud Cauchy. Ce n’est pas du tout facile. La plupart des livres pauvres sont donnés blancs et j’ai pu choisir des peintres dont Olga Verme-Mignot, Eva Largo ou Eva Gallizzi. J’ai écrit un poème et elles ont « réagi ». Le texte doit être toujours le même mais le peintre peut créer différemment dans les quatre exemplaires.
© Eva-Maria Berg et Eva Largo
echo ein klang ein vielklang der atem nie plural atem für atem eine welle luft hauch chor wogt streift die haut der gesichter gestalten im kreis unvordenklich versunken die augen zu boden mit dem mythos eins und plötzlich umringt von eindringlingen erpicht darauf sie zu berauben in die enge zu treiben unerbittlich die stimmen erdrosselnd und schrill die stille
écho un son une multitude de sons le souffle jamais en pluriel souffle par souffle une vague air bouffée choeur touche la peau des visages des silhouettes dans le cercle leurs yeux immémorialement enfoncés dans le sol un avec le mythe et soudain entourés des envahisseurs désireux de les voler coincer implacablement étranglant leurs voix et criard le silence
IM KREIS – DANS LE CERCLE, Les Immémoriaux, livre pauvre, Collection Daniel Leuwers
Poème d’Eva-Maria Berg. Peinture et collage d’Eva Largo
Je n’ai que la langue, mais comme chacun, j’ai tous les sens pour écouter, voir, sentir. Je n’ai pas le talent de la peinture ni de la musique ou de la danse, mais j’adore tous les arts.
Je trouve merveilleux que des compositeurs, en particulier Violeta Dinescu, travaillent autour de mes poèmes et créent une autre dimension. Je préfère avoir un musicien pour mes lectures, comme Mike Schweizer avec la voix du saxophone, quelqu’un qui improvise. C’est aussi une coopération.
Les autres arts font vivre le livre et l’ouvrent à des gens dont ceux qui ne lisent peut-être pas trop la poésie.
Le partage, le côté humain est pour moi l’essentiel.
Dans la vie et dans la poésie.
Thank you for this wonderful insight into the work of Eva Maria Berg and her collaboration with other poets and painters. Truly, she opens her heart and her words to so many poets and painters. Truly, as she says, « Friend is a very beautiful word. » Thank you so much.