La Nuit finie, poèmes d’Anne-Marie Zucchelli, peintures de Lambert Savigneux, 2022
Entretien entre Anne-Marie Zucchelli et Lambert Savigneux, novembre 2021
Rencontre et complémentarité
AMZ : Le recueil La Nuit finie est publié dans la collection la Galerie de l’Or de Temps, qui a la particularité de mettre en regard la poésie et l’art visuel. Pour accompagner mes textes, j’ai tout de suite pensé au travail de peintre du poète Lambert Savigneux. Contrastes puissants, matérialité, énergie du geste et rythme caractérisent ses encres et aquarelles. Elles sont tout à la fois aquatiques et terriennes, et entrent en résonance avec mon écriture.
Depuis l’enfance, peintures, dessins et gravures sont pour moi un langage coutumier. Des images aux mots, je cherche un chemin qui se dessine dans leur entrelacement.
LS : Voir apporte quelque chose d’autre à la poésie, peut être une proximité du monde. Ma rencontre avec Anne-Marie a été riche car chez elle aussi la peinture et la poésie se fécondent, semblent l’accompagner dans sa démarche et apportent une complémentarité d’approches et de compréhension. Sa façon d’écrire aussi, charnelle, visuelle, tactile, musicale et vivante, osant des percées comme des invitations à la suivre et sur laquelle j’avais envie de peindre.
Pour moi, la pratique de la peinture est venue me sauver d’une incapacité à écrire comme je le voulais. Puis l’écriture est venue jouer son rôle d’explorateur pour prolonger ce que je ne pouvais qu’apercevoir et pour permettre un creusement. Une libération. C’est pourquoi j’aime quand les deux arts sont impliqués comme un biface.
La construction d’une forme
AMZ : Dans l’écriture, j’avance à tâtons. En accumulant et en retirant. Quelquefois la forme définitive du texte apparaît rapidement, mais c’est rare et quand cela arrive c’est précieux. J’accumule beaucoup puis je soustrais jusqu’à faire surgir quelque chose qui ressemble à une pépite. C’est un travail d’extraction. L’écriture se vit charnellement. Elle se décrypte à travers le labyrinthe du corps. J’expérimente souvent le fait que mon corps sait déjà ce que ma pensée met plus de temps à découvrir. Elle passe souvent aveuglément devant ce qui était pourtant sous ses yeux. Pour moi, il s’agit de voir. En écrivant.
C’est pourquoi je trouve très précieux dans ce livre d’offrir la dimension visuelle en même temps que la parole. Les images réalisées par Lambert donnent une autre forme à une autre expérience de l’intime.
Les formes que Lambert peint sont parfois statiques, lourdes de présent, et d’autres fois elles semblent aléatoires et ouvertes à des cheminements. L’ensemble forme une série, qui est une forme d’accumulation. À les regarder de près, comme si moi aussi je tenais le pinceau, j’y découvre une matérialité riche de paysages qui se renouvellent. La technique qu’il emploie, mélange de matière et d’eau, renvoie ses formes à des images à la fois aquatiques et terriennes. Elles parlent d’obscurité, de caverne, d’enfermement et de feu tout autant que de ciels.
Dans son poème L’humain veille, il écrit : « Suspens du toucher les deux sens en contact », et plus loin : « Le rythme plus fort que le sens », « c’est là que le son-couleur s’inscrit à l’espace, / dans cet outre-passement de l’injonction / là où le trait laisse aller les pleurs du surgissement / malgré son absence / un petit rayonnement entre les lignes / à saturation / cachent à force de hurler, / ni formes implicites / mais glissements. »
Écrire et peindre semblent trouver leurs formes à partir d’une même énergie.
LS : Je suis totalement en résonance avec la façon dont Anne-Marie cherche la forme. Je ne suis pas capable de visualiser par avance ce qui demande à trouver sa forme et qui vit de façon un peu souterraine et aveugle, comme un magma de lave. Il faut toujours plonger, se faire confiance et laisser advenir, en surgissement ou en coulure douce, se surprendre et voir. C’est entièrement le corps et mon intériorité qui font que je vais pouvoir le rendre visible. Un peu comme pour le poème. Mais pour qu’il vienne, j’ai le sentiment de devoir toujours inventer. Laisser la main faire.
C’est comme cela que j’ai procédé pour La Nuit finie. Je me suis immergé dans la matière du texte sans forcément comprendre mais en tirant des fils, mots, idées, images, tons et sons. En terme de forme, la série n’est pas une accumulation mais plutôt une succession d’approches et d’attaques, un approfondissement rendu encore plus nécessaire par ma manière de peindre, très ramassée en un geste retenu, sans remord, court et rapide. Le pressentiment de là où m’emmène le texte poétique agit dans l’instant comme un éclat de ce que je peux entrevoir sans forcément tenter de l’épuiser ni d’en donner une forme précise et totale. Ma démarche est peut être allusive et orale car elle fait appel aux sens et à leur source lointaine qui se met à couler. Je fuis le mental et le vouloir-faire. Je me relie à un flux de matière et de sens qui se dessine, à un moment donné. Je pense que ma démarche poétique est semblable. Le recul qui fixe ainsi que les contours me sont étrangers. Je ne reviens sur le texte que pour mieux le désentraver.
Dans cette série, j’ai senti qu’il fallait laisser parler la matière pour répondre à un texte qui se déroule avec ses creux et ses pleins, ses mots qui disent et ses mots qui retirent, ses couleurs et ses noirs, ses espaces trop pleins et ses vides qui parfois restent inexplorés.
il passe et repasse
en ses traces
mais ne parvient pas à tant de rêves
nulle part n’étant accomplie
il lui faut le blanc
son évidence tant sa lumière comble – dru
plus que la neige ne cesse de donner
mais lui n’est plus ou paraît
il s’efface d’espaces en espaces
immaculé
Des thématiques : une aventure
AMZ : Même si j’avais l’idée de ce sur quoi je voulais écrire, les diverses thématiques que j’ai abordées ne se sont pas données si directement. Mon recueil est un livre de deuil et de résilience. La mort, la souffrance, la cruauté et l’enfance ont laissé monter en moi des images qui m’ont quelquefois surprise, mais qui m’ont emportée et soutenue. Je les ai regardées en face. La beauté, pour moi, c’est cela. Ces images ont construit le chemin, la ligne directrice du recueil. Certaines s’imposaient par avance. À la relecture, j’ai découvert que d’autres avaient surgi sans que je les voie venir. Ainsi que Lambert l’écrit dans la présentation de son poème Dogside : « La conscience ouvre et la douleur appelle, surprend où souffle quand la rage s’en mêle ».
Écrire est une aventure pour laquelle je m’embarque sans avoir de boussole. Avec quelques mots récurrents écrits sur une carte très parcellaire et dont je ne sais parfois plus lire les signes. Ces mots sont « images », « animal » ou « oiseau », « mort », « rien », « nuit », « tombe » ou « tomber », mais aussi « terre », « territoire », « paysage », « voix » et « parole », « bouche », « lumière » et « peinture ». Les couleurs m’ont servi de passerelles entre le monde sensible que je prospecte et celui dans lequel je vis. Le bleu surtout.
Je fais mien volontiers le poème de Lambert Gaie à l’aise de la peau : « Le blanc rappelle l’écume la gestation la métamorphose de l’océan est femme / Noire / au grand fond de l’eau la grande muraille profonde où l’on perd pieds, sans nageoires / où se croisent les couleurs / l’âme et les étreintes …. »
LS : J’ai commencé ma lecture de La Nuit finie par les textes concernant le monde animal. J’y ai trouvé une sauvagerie que j’ai beaucoup aimée. L’animalité m’inspire dans le sens où mon écriture et ma peinture rechignent à figer et ont envie de vibrer, de rechercher ce souffle par le corps. Anne-Marie parle de carte parcellaire, il peut y avoir un halètement, mais à y réfléchir, dans mes illustrations, j’ai laissé volontairement le blanc là où le trait ne va pas. Dans le noir aussi, la densité et l’opacité peuvent l’emporter et s’expriment en séchant.
Ensuite, j’ai abordé les textes sur la peinture et le bleu. Je trouve qu’il y a un face-à-face et une quête de la beauté, de l’accomplissement face à la lumière. J’ai trouvé cela très beau et je m’y reconnais. J’y ai vu comme l’intelligence des choses qui se manifestent par l’action d’une œuvre en train de se faire, qui devient miroir, poème-miroir de ce que l’homme fait de lui-même. Cela se retrouve dans l’acte de regarder et d’en donner un écho. Être dans le flux de l’existence : comment se retrouver dans un flux, quand l’homme moderne a cessé de l’être ? Retrouver l’animal en nous, le fleuve en nous, l’oiseau en nous. Je me reconnais beaucoup dans ces thèmes-là. Ma vérité d’être vivant, c’est de la faire remonter par ma peinture. Sans vouloir l’arrêter.
pour ne pas demeurer comme un secret enfoui
elle laisse entrer le ciel
l’horizon se fait tout petit
cercle étroit dans le verre où trempe le pinceau
elle élit domicile gigantesque et naïf
elle trace les cartes des explorations où elle ne démérite pas
un ensoleillement de bleu sur le blanc
que d’amour
s’y donne en exemple
si suave sur front de ciel – en de si hautes vibrations
un jardin peut-être un berceau neuf ou une terre tranchée
partant à la dérive
La matière, entre silence et musique
AMZ : De la même manière que j’ai besoin de voir pour écrire, j’ai aussi besoin d’entendre. Je prononce les mots à demi-voix au moment où je les écris. Les résonances du son sont semblables à une échographie, qui donne à voir, fait apparaître. C’est très primitif. Ce son n’est pas encore un chant, mais il contient en germe les possibilités d’une musique qu’il me faut d’abord écouter avant de pouvoir la faire naître. Autour de ce son, je fais silence. Le silence permet l’ouverture de tous les sens et me rend présente au monde.
C’est peut-être pour cela que je laisse du blanc sur la page. Que les mots s’articulent dans des formes parfois plus verticales qu’horizontales. Comme une maigre sculpture qui laisse l’air circuler autour d’elle. Une respiration.
Peindre ramène aussi au silence. Pourtant la peinture est sonore. Le dessin se fait à travers des frottements, des glissements, des crissements. La matière réagit. Elle possède des caractères phoniques propres qui entrent en ligne de compte dans le travail du peintre. Comme un rituel, ce travail est défini par une lumière, par des gestes, des odeurs, la malléabilité et les sons d’une matière à travers laquelle la vue se déploie.
LS : Tout ce qui existe dans ma poésie a surgi à l’écoute de la musique. Une présence immatérielle ou rendue dans le corps de la voix ou du son, de vibration et de sens. La musique est un révélateur. J’écoute plus que je ne vois ou alors c’est que la vue vibre. Comme chez Joan Mitchell, le monde est tactile et sensitif. Mais il y faut un silence qui donne force au geste.
Par l’intermédiaire de La Nuit finie, j’ai eu l’impression de pouvoir dire quelque chose sur le thème du flux ininterrompu de la vie, de façon plus libre parce que je n’avais pas à me soucier d’un sens : je m’en suis remis à une circulation de l’énergie, de la matière, d’une texture qui n’a besoin de rien pour faire sens. Comme Barcelo, qui condense dans ses formes tout l’univers. Librement. J’ai tenté de laisser vivre les choses. Sans les arrêter.
AMZ : Dans Glissement glissant, Lambert écrit : « Je voulais parler et il me fallait écouter – l’entour de la voix est nécessaire ». Son expérience de la peinture et de la poésie est celle du « son que semble déchirer cette entente à atteindre le vide du mot, / ce vertige à peine ébauché, / crissement à l’égal du blanc les mots accrochent le silence ». Il parle d’« écraser la terre entre les doigts ». Je dirai la même chose de mon expérience des mots. Je suis toujours surprise et ravie de les entendre advenir et moi aussi : « j’écoutais dans les visages les parchemins et les burins et jurais de ne jamais écrire comme un scribe mais d’écouter lire ». Je cherche les retrouvailles avec un état existant, connaissance brute et primitive, dégagée des gangues multiples qui la masque.
« un jardin peut-être un berceau neuf ou une terre tranchée
partant à la dérive »
Merveilleuses images.
Merci! Bravo à vous 2. Je réserve le livre!