nouages

Lambert Savigneux, De si loin un sillage


© Brigid Watson


Il est des textes qui naissent dans l’élan. Tels sont ceux de Lambert Savigneux, poète et peintre, dans De si loin un sillage.
Le poète-peintre s’est mis en route à la recherche d’un territoire où être lui-même. Afrique ou Amérique du sud, où qu’il aille, il le trouve et le perd, puis recommence car il découvre partout des traces qui indiquent des chemins ; car partout il installe de nouveaux repères de son passage.
Le recueil en relève les signes. Lambert Savigneux les traduit lui-même en anglais. Ils forment une carte à la fois précise, sonore et fortement imagée, mais aussi dévorée d’éclats de lumière et d’ombres. Pour orner cette carte, une autre artiste, la peintre américaine Brigid Watson saisit sous son pinceau les marques échevelées des courants, des vents, des ensoleillements et des tempêtes d’un voyage tout intérieur.

La langue poétique creuse des effractions dans le cours ordinaire des jours. Effractions bienheureuses. L’écriture devient éruptive. Lambert Savigneux se guide au « frétillement de l’oeil » et aux soulèvements de l’air qu’il respire. De ses mots, il ouvre sur la page des espaces où il atteint une plénitude.
Lambert Savigneux est aussi un poète-musicien qui cherche sa parole au creux chaud où elle murmure, résonne et se laisse attraper : « Quoi ? Écoute »

Note de lecture par Anne-Marie Zucchelli


Aller au monde


© Brigid Watson


Qui écrit et qui peint ? Sans doute « l’enfant (qui) s’éveille » ?
Car la mémoire est neuve. Il ne peut être question dans ce recueil de se remémorer le passé. Au contraire, le poète écrit pour que quelque chose passe, que quelque chose se mette en route et qu’enfin l’homme advienne. Il écrit pour naître au monde. Avec une espérance toujours renouvelée. Une intensité attendue.
La langue tremble de désir. « Est-ce l’âme ce trou de lumière / Les traces vives des incarnas » ?
Si elle se laisse porter, si elle hésite et se saisit tout à coup d’une évidence, c’est que le point de départ de l’écriture est le corps qui vient à la vie.
Le poète chante le premier cri, ces « sons des commencements » ; la première lumière, cette « résorption de l’ombre au pli du plein soleil » ; la première sensation du corps « nu » « par quoi commence ».
Il vient et revient au monde.
Le désir ne s’en épuise pas. Il s’imprime aussi profondément dans la palette et la gestuelle de Brigid Watson. Il guide chez le poète le travail obstiné d’élargissement et de lâcher-prise – « Et faut-il laisser les mots transpirer / Les laisser dénouer ? » – où il se déprend de la conscience pour mieux s’incarner dans la matière du langage.
Alors se mettent en place des réseaux d’images qui résonnent entre elles et tiennent ensemble les diverses parties du recueil : des paysages maritimes et insulaires, des oiseaux, le corps et sa sensualité, une perception organique du monde … Elles laissent dans l’esprit du lecteur des visions en partage. Qui demeurent, fortement charpentées d’ombres et de lumières. Qui nous offrent ainsi à pénétrer à notre tour dans ces paysages et les installent en nous.


Terre !

« Moi dans le vent / le monde à vif ». Lambert Savigneux cherche l’aventure, ses luttes, ses naufrages et ses sauvetages.
De si loin un sillage est un journal de bord ou bien la lettre glissée dans la bouteille lancée à la mer par un voyageur qui a perdu sa route et se découvre pris au hasard des « errements des courants » et de « l’emportement de l’avant ».
Il faut à l’écriture l’énergie de la survie. Faire face, telle est l’urgence. Le corps accepte le naufrage dans l’espérance du salut.
Le voyage est maritime et la carte un portulan où le poète dessine les contours des rives inconnues auxquelles il aspire.
Il en appelle à l’eau : « Trempe / plonge / le fluide / au flot / du courant ». Pour être emporté plus loin encore vers des espaces inconnus, il convoque la tempête, les « irruptions des foudres », les « colères des lumières » et « les rugissements des fonds », dont la langue sonore forme un radeau pour ses mots.

Il se fait naufragé volontaire. Voilà qu’au loin se dessine l’île. Il en atteint les rives. Terre !
« Îles de plume », « îles embarcadères » !
Pour le corps sauvé, le monde nouveau s’offre en mosaïque. Le mélange est mouvant. Mais l’œil sait voir et les mots rassemblent. L’intensité tient à l’accord qui s’établit entre ce qui est suggéré et les éléments que le poète remarque et accumule, des objets échoués soumis à l’abandon et au travail du temps. Aucun sentiment d’exotisme. Les rives ne recueillent que les fruits des naufrages : « Le ressac ramène / de l’île / à la rive / avare / le jeu de dupe / où lui / trouve / ce que l’autre perd ». Ceux qui demeurent là vivent dans l’espérance du départ.


© Brigid Watson


Corps

La langue poétique de Lambert Savigneux est sonore et cherche « où les sons à la source éparpillent 
Elle est visuelle. Elle « lorgne vers la nymphe / femme du désir ou regard de convoitise / indécence ou parabole »
Elle est tactile et odorante. Elle « Hume le sable / la remontée / le long des doigts / la peau  »
Elle est charnelle : « Velouté / la grenade crépue / plus forte / que le renoncement »
Elle est affamée et « te laisse anthropophage »
Elle est aérienne : « Un peu d’air / Août / Mes vents défrisent la chaleur »
Elle est spirituelle : « La transparence / une intériorité / au silence des rythmes / le recueillement »
Elle est espace : « Il n’y a que la peau / le vide / et les écarts / le regard / sans cesse / tente de fuir / pour voir »
Elle est corps, « corps en meute (…) en mimesis ardente »

Dans le monde poétique de Lambert Savigneux règne un être archaïque qui emprunte à la nature les « yeux des vagues / peau de l’eau sur les brisants / une tige dans les feuilles/ les pleurs d’un soleil ». Il possède l’identité double, masculine et féminine, dont les jeux ouvrent dans l’écriture « un trou de cent mille mots » où « les mots illustres / roulent comme le vent / la verticalité ne retient pas / l’étalement de l’eau // Dévalent et roulent / et les creux les engouffrent / les salivent / ne recrachent ni ne déglutissent ».
Car l’écriture est un acte charnel.


© Brigid Watson


Ciel

Par deux fois dans le recueil, Lambert Savigneux s’en remet à Orion, « Orion au bois lacté », dont les œuvres sont les « cernes d’Orion ». Orion, le chasseur, l’amant d’Eos la déesse de l’aurore, le porteur de la lumière d’été et de « l’Espace illuminant ». Orion, sept étoiles formant la constellation la plus ancienne représentée par les humains.
Ainsi se tracent les routes du voyage. Le poète tient son cap grâce à la constellation de signes qu’il inscrit sur sa page : « le besoin d’une digue / peut-être le choix des mots ? »
Double déplacement poétique : le voyage se fait langage, mais le poète écrit comme il peint : « L’argile / la flore / le fleuve / l’océan / et les coulées / de lave // Telles quelles / à mi-chemin / sur ma rétine »
Le poème « s’étend se tend » comme le pigment dans l’eau. Le poète écrit comme il peint et use des mots comme d’un pinceau : « les yeux m’en disent plus / et la main / pagaie les lignes claires ».
Tels sont les signes de sa constellation : « Nuit retournée / pleins bariolés », « ligne éparse », « une boucle verte borde l’indigo », « ocre carmin, rêve de nacre »,« des fards le rouge / simulé / pour que foncent / les roses / piquetés de chaud »…
La peinture silencieuse hante les mots de sa « transparence et [sa] matité vive ». Dans cet écart s’installe la dimension contemplative, une pensée profonde qui tient l’axe de la trajectoire : « la transparence / une intériorité / au silence des rythmes / le recueillement ».
Le poète oscille entre le silence et le murmure. Les ombres se font lumières.
« Je pense au Titien », écrit Lambert Savigneux, « Titien me revient dans l’eau carmine ». Il va entre les épaisseurs des matières comme entre les îles. Ce que le poème ne dit pas, la peinture tente de le faire. Alors le poète, à la pointe du ressenti, constelle de mots la page comme le ciel d’étoiles.


© Brigid Watson





Lambert Savigneux, De si loin un sillage / From so far a wake, version anglaise par l’auteur. Créations visuelles originales de Brigid Watson, Editions du Petit Véhicule, 2021
https://lepetitvehicule.com/de-si-loin-un-sillage-from-so-far-a-wake-de-lambert-savigneux-avec-des-creations-visuelles-de-brigid-watson/
https://aloredelam.com/

1 réflexion sur “Lambert Savigneux, De si loin un sillage, 2021 (France)”

  1. Chère Anne-Marie , un immense merci pour cette très belle lecture , une lecture qui me flatte et m’enchante d’avoir été si compris, senti comme j’avais rêvé de l’être , en résonance poétique , merci donc , encore et encore !
    Amitié
    Lambert

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