nouages

mars 2022

Atiq Rahimi, Les mille maisons du rêve et de la terreur (Afghanistan)

Atiq Rahimi, Les mille maisons du rêve et de la terreur (Afghanistan) « La mère de Yahya est revenue, pour dire « dormez bien » et me laisser seul, me livrer à mon ombre tremblante hantée par ses deux doigts ; ces doigts qui, dans les moments les plus sombres, viennent cueillir mon angoisse et l’emportent avec la mèche de cheveux autour de son oreille. Je me demande quel mystère peut bien receler ce geste qui aimante ainsi mon regard, me coupe le souffle et parvient à chasser mes doutes et mon anxiété ? Ce geste donne à ses mains une douceur particulière, ou plutôt vient révéler leur douceur. Quand la mèche de cheveux voile la moitié de son visage, son oeil orphelin est rempli d’angoisse ; il me rend mal à l’aise. Mais dès que ses deux doigts balayent la mèche de cheveux en dévoilant son regard, il n’y a plus de trace d’angoisse. » 23 mars 2022 : parce que le sens tient à des gestes si ténus qu’il faut s’arrêter pour les percevoir Atiq Rahimi, Les mille maisons du rêve et de la terreur, traduit du persan (Afghanistan) par Sabrina Nouri, P.O.L., 2002

Atiq Rahimi, Les mille maisons du rêve et de la terreur (Afghanistan) Lire la suite »

Claire D., « Les livres s’augmentent de leurs lecteurs » (France)

Claire D., « Les livres s’augmentent de leurs lecteurs » Les livres ont toujours accompagné Claire. Ils lui ouvrent des portes multiples sur des territoires inattendus, parfois oniriques et d’autrefois très ancrés dans les questions contemporaines. Les deux territoires se recouvrent et interrogent un même rapport au monde. Les livres se partagent, cherchent leurs lecteurs et prennent vie grâce aux lectures. Qu’ils soient les contes de l’enfance, les pièces de théâtre découvertes et jouées pendant la jeunesse et maintenant le vaste domaine de la bibliothèque où elle travaille, Claire témoigne d’une lecture attentive, généreuse et créative, « comme aller vers l’autre ». Une histoire d’enfance : « j’étais dans le conte » Plus que le goût de la lecture, c’est d’abord celui des histoires qui a marqué l’enfance de Claire. Elle se souvient des premiers livres, de ceux qui ont fondé son imaginaire, des personnages des contes et de la nature fantastique qui cohabitent en elle avec le paysage du Sud au milieu duquel elle vivait. Enfant, je n’étais pas une grosse lectrice, mais j’étais dans une famille où il y avait des livres. Ce n’était pas un objet étrange ni qui faisait peur. Le premier livre dont je me souviens c’est Oui oui. J’étais petite et je goûtais mon indépendance à lire toute seule. J’avais du plaisir à lire les livres de la bibliothèque rose, la comtesse de Ségur et le Club des cinq, mais je n’avais pas d’émerveillement. Par contre, j’ai eu quelques albums que j’ai lus et relus et tout particulièrement le livre de Tom Pouce, avec des photos et des personnages en tissus qu’on a gardé jusqu’à ce qu’il tombe en ruine. Adulte, j’allais régulièrement y jeter un regard nostalgique. Une histoire qui a compté pour moi est celle de La forêt des lilas et de Blondine, Bonne-Biche et Beau-Minon. J’étais complètement fascinée par cette forêt qui se referme derrière la petite fille. Il se trouve qu’on habitait à la campagne dans le sud. Nous étions les dernières de sept enfants et mes parents se reposaient un peu sur les grands pour nous surveiller. Derrière la maison il y avait un espace de garrigue. Un jour, quand nous avons eu 5 ou 6 ans, ma sœur et moi nous nous y sommes perdues. Je me rappelle être sûre d’être passée par un endroit dans lequel pourtant on ne pouvait pas entrer car la végétation était trop serrée. Comme dans l’histoire, la forêt s’était refermée derrière nous. Nous y sommes restées de longues heures. J’étais dans le conte. Je n’avais pas peur. J’aimais le côté magique ! « Le jardin où Blondine se promenait dans sa petite voiture traînée par des autruches, avec Gourmandinet pour cocher, était séparé par un grillage d’une magnifique et immense forêt, qu’on appelait la forêt des Lilas, parce que toute l’année elle était pleine de lilas toujours en fleur. Personne n’allait dans cette forêt ; on savait qu’elle était enchantée et que, lorsqu’on y entrait une fois, on n’en pouvait plus jamais sortir. » Comtesse de Ségur, Histoire de Blondine, de Bonne-Biche et de Beau-Minon, Nouveaux contes de fée, Hachette, 1896 Lorsque j’ai eu des enfants moi-même, j’étais déjà bibliothécaire. Ils ont donc eu une profusion de livres à leur disposition. Quand on commençait une histoire, mon fils aîné pouvait rester des heures sans bouger. Je leur lisais Tom Pouce avec le vieux livre qui partait en ruine. J’aime voir le regard des enfants quand ils écoutent une histoire ou quand ils dessinent, car ils se construisent comme cela. Ma mère est poète et écrit des chansons. Je l’ai toujours connue avec des lunettes qui lui font d’énormes yeux parce qu’elle est presque aveugle. Elle n’y voyait pas assez pour vraiment lire, mais mon père lui faisait la lecture à voix haute. Avec le temps, avec une autre de mes sœurs on s’est mise à lui enregistrer sur des cassettes des livres qu’elle achetait. On connaissait la poésie de ma mère à travers ses chansons. Elle en a écrit énormément et elle avait une jolie voix. Elle a fait des chansons pour chacun de nous, elle parlait de nature, d’amour et de mon père. Être comédienne : « Grâce au théâtre, je regarde la vie autrement » Claire est d’abord devenue comédienne: une façon d’incarner le texte et l’urgence de dire. Mon amour du théâtre a commencé au collège. J’avais la grande chance d’habiter non loin d’Avignon et d’avoir le festival à portée de mains. Mes parents avaient les moyens et la culture de nous en faire profiter. J’ai des souvenirs émerveillés de spectacles dans la cour d’Honneur. Ils ont changé ma vie. Je me rappelle d’avoir vu la Farce de Maître Pathelin quand je n’avais pas dix ans. J’ai tellement adoré ce spectacle que j’y pensais sans arrêt. Alors, quand je suis arrivée au collège, je l’ai monté avec des copains et copines. Moi qui étais une élève introvertie, discrète et timide, je jouais Maître Pathelin. En faisant rire tout le monde, je prenais une revanche. Mon second souvenir important a été de voir Ariane Mnouchkine dans la cour du Palais des Papes. Fascination complète. Puis mon père nous a emmenés voir son film sur Molière. J’en suis sortie en disant que je ferai du théâtre. Je suis entrée dans des troupes de théâtre où j’ai découvert Shakespeare, Beckett… J’ai fait une session professionnalisante au conservatoire d’Avignon, puis je suis devenue comédienne. Avec d’autres j’ai créé une petite compagnie. Ce n’était pas facile, mais j’y ai pris beaucoup plaisir. À chaque fois que j’ai travaillé sur un spectacle, j’ai fait de belles rencontres. La rencontre avec une œuvre qui se transforme et s’augmente grâce aux corps, aux voix et aux décors. Car la voix révèle la potentialité d’un texte. Je pense aux exigences de Jean Genêt que j’aime beaucoup et qui ajoutait dans les éditions de ses textes des commentaires sur la façon de monter les pièces. Genêt parle de choses très lourdes et subversives avec une écriture brillante et solaire. Il adorait l’interprétation des Paravents par Maria Casarès, monté

Claire D., « Les livres s’augmentent de leurs lecteurs » (France) Lire la suite »

Béatrice Pardossi Sarno, « la lecture en partage » (France)

Béatrice Pardossi Sarno, « la lecture en partage » Béatrice Pardossi Sarno a fondé avec son amie Marie Michaux, la plateforme « Tout avec presque rien » sur laquelle elles créent et diffusent des podcasts consacrés à la littérature : des « Voyages littéraires » autour des livres et leurs auteurs, des lectures de « contes de fées » et des interviews « Aux marges de la littérature ». Béatrice prête sa voix. C’est elle qui compose et enregistre chaque émission – lectures, commentaires et musiques. Marie illustre les émissions, mixe le résultat final et s’occupe de la mise en ligne. Elles sont toutes les deux animées par un même désir de partage : transmettre leur enthousiasme et donner à leurs auditeurs l’envie de lire à leur tour. C’est de cette expérience dont témoigne aujourd’hui Béatrice. Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, 18 février 2022 La découverte des livres Le plaisir de lire est venu tardivement à Béatrice. Mais il est venu avec surabondance et dans le rire. C’est un livre, puis tant d’autres livres, qui lui ont ouvert des chemins où elle se lance avec passion. Mon moteur, c’est le partage : relever ce qui est beau, ce qui vibre, ce qui est vivant, et s’en émouvoir avec d’autres. C’est redoubler le plaisir ! La lecture a été une révélation tardive. J’avais autour de 35 ans quand j’ai vraiment aimé lire la première fois. Un jour, sur un conseil d’une amie, j’ai lu Marguerite Duras, non pas le livre dont elle m’avait parlé, mais Le marin de Gibraltar. La chaleur écrasante du mois d’août à Florence, l’état de torpeur dans lequel le héros est plongé au tout début du livre, je connaissais cela pour l’avoir vécu durant les étés de ma jeunesse, ma famille étant originaire de là. Je trouvais remarquable que cela puisse être aussi bien écrit. Puis, lorsque le héros se retrouve dans un musée, en extase devant une toile, un détail a déclenché en moi un tel fou rire que je n’arrivais pas à me calmer, même en relisant le passage. J’ai pris conscience tout à coup du pouvoir des mots et de leur effet physique. Comme je suis entière, depuis j’ai lu tous les Duras que j’ai trouvés. J’ai été subjuguée par son écriture, mais surtout par ses compositions. Par exemple, pour écrire Le Ravissement de Lol V. Stein, Duras part du point où naît ce ravissement. Le reste du livre, ce sont des ondes. Elle construit tout à partir de ce point-là. La littérature a changé ma vie. Elle est devenue une compagne quotidienne. Maintenant avec les podcasts, j’imagine aller chercher les personnes qui, comme je l’ai été, n’y sont pas encore sensibles. Avant d’aimer lire, j’ai toujours écrit des textes brefs. Des jeux avec les mots et les sons. J’écrivais aussi pour les enfants des histoires que j’illustrais car j’aime dessiner. J’ai pris une année sabbatique pour donner une forme à tout cela. Le matin, j’accompagnais mes enfants à l’école puis je partais marcher pendant des heures au cours desquelles je prenais des notes. En rentrant, je faisais ce que j’appelais des « gammes » parce que je suis musicienne : je jouais avec un mot, ses sonorités et la forme des lettres qui le composent. Quand je marchais dans Paris, par exemple, je faisais des gammes à partir des noms de stations de métro dont certains sont très énigmatiques. J’ai créé le blog « Ceci est une boîte à jeux ». Après les gammes, je faisais des « morceaux », de courts textes ou des nouvelles que je travaillais. Je les groupais dans des pêle-mêle que j’éditais, chaque fin d’année, à petit tirage artisanal, numéroté, sous le nom d’édition « Tout avec presque rien ». J’ai édité sept pêle-mêle en tout. Le premier livre que j’ai publié chez un éditeur extérieur s’intitule « Madame Betty ». Ce sont des chroniques, des textes humoristiques inspirés par la concierge de mon immeuble à Paris. La semaine de sortie du livre, l’éditeur m’a proposé de présenter mon travail d’écrivain et m’a donné un créneau de quelques minutes chaque jour pendant une semaine sur sa webradio. Grâce à mon frère musicien qui avait un studio d’enregistrement, j’ai inventé un format de lecture accompagné de musique. J’ai compris que mettre en valeur les mots passait aussi par les sons. À la fin de la semaine, l’éditeur m’a offert de faire une émission tous les mercredis soirs, pour parler des livres que j’avais lus et aimés. Ainsi est née l’aventure des podcasts littéraires. Le podcast : une lecture subjective et créatrice. Depuis Duras, chaque fois que je lis un livre j’écris des notes de lecture. Elles sont subjectives. C’est comme si je dialoguais avec le livre. Je note ce qui me surprend et m’émeut. Parfois, je m’indigne contre l’auteur, sur tel ou tel passage. Je repère avec précision les procédés d’écriture et comment ils déclenchent des effets. Je recopie les extraits qui m’ont touchée. J’aime beaucoup recopier des textes que j’aime. C’est un peu comme reproduire une peinture, on se fond en quelque sorte dans la peau de l’auteur. Ces annotations sont le squelette de mon podcast. J’y ajoute des recherches sur le contexte et l’auteur. Le but, c’est d’essayer de cerner son univers. Le premier livre que j’ai choisi est celui de Romain Gary, La vie devant soi. J’ai eu aussi parfois la chance de travailler étroitement avec certains auteurs comme Caroline Rocca et Jean-Michel Neri. L’année dernière, j’ai été sollicitée par le festival de la Francophonie, organisé par l’Ecole française de New York. J’y ai participé de façon virtuelle. Dans la liste d’auteurs qu’ils m’ont proposés, j’ai choisi Alexandre Feraga et son livre, Après la mer. Ça a été un bonheur car il m’a raconté les circonstances d’écriture de son roman et des anecdotes que je n’aurais jamais pu connaître. Du coup, le podcast s’est construit en plusieurs couches : ce que j’ai lu et relevé, ce que l’auteur m’a appris et les musiques qu’il a choisies. Comme il est amateur de jazz, j’ai découvert de très beaux titres grâce à lui. Parce que les 20 minutes du podcast ne permettent

Béatrice Pardossi Sarno, « la lecture en partage » (France) Lire la suite »