Claire D., « Les livres s’augmentent de leurs lecteurs »
Les livres ont toujours accompagné Claire. Ils lui ouvrent des portes multiples sur des territoires inattendus, parfois oniriques et d’autrefois très ancrés dans les questions contemporaines. Les deux territoires se recouvrent et interrogent un même rapport au monde.
Les livres se partagent, cherchent leurs lecteurs et prennent vie grâce aux lectures.
Qu’ils soient les contes de l’enfance, les pièces de théâtre découvertes et jouées pendant la jeunesse et maintenant le vaste domaine de la bibliothèque où elle travaille, Claire témoigne d’une lecture attentive, généreuse et créative, « comme aller vers l’autre ».
Une histoire d’enfance : « j’étais dans le conte »
Plus que le goût de la lecture, c’est d’abord celui des histoires qui a marqué l’enfance de Claire. Elle se souvient des premiers livres, de ceux qui ont fondé son imaginaire, des personnages des contes et de la nature fantastique qui cohabitent en elle avec le paysage du Sud au milieu duquel elle vivait.
Enfant, je n’étais pas une grosse lectrice, mais j’étais dans une famille où il y avait des livres. Ce n’était pas un objet étrange ni qui faisait peur.
Le premier livre dont je me souviens c’est Oui oui. J’étais petite et je goûtais mon indépendance à lire toute seule. J’avais du plaisir à lire les livres de la bibliothèque rose, la comtesse de Ségur et le Club des cinq, mais je n’avais pas d’émerveillement.
Par contre, j’ai eu quelques albums que j’ai lus et relus et tout particulièrement le livre de Tom Pouce, avec des photos et des personnages en tissus qu’on a gardé jusqu’à ce qu’il tombe en ruine. Adulte, j’allais régulièrement y jeter un regard nostalgique.
Une histoire qui a compté pour moi est celle de La forêt des lilas et de Blondine, Bonne-Biche et Beau-Minon. J’étais complètement fascinée par cette forêt qui se referme derrière la petite fille. Il se trouve qu’on habitait à la campagne dans le sud. Nous étions les dernières de sept enfants et mes parents se reposaient un peu sur les grands pour nous surveiller. Derrière la maison il y avait un espace de garrigue. Un jour, quand nous avons eu 5 ou 6 ans, ma sœur et moi nous nous y sommes perdues. Je me rappelle être sûre d’être passée par un endroit dans lequel pourtant on ne pouvait pas entrer car la végétation était trop serrée. Comme dans l’histoire, la forêt s’était refermée derrière nous. Nous y sommes restées de longues heures. J’étais dans le conte. Je n’avais pas peur. J’aimais le côté magique !
« Le jardin où Blondine se promenait dans sa petite voiture traînée par des autruches, avec Gourmandinet pour cocher, était séparé par un grillage d’une magnifique et immense forêt, qu’on appelait la forêt des Lilas, parce que toute l’année elle était pleine de lilas toujours en fleur. Personne n’allait dans cette forêt ; on savait qu’elle était enchantée et que, lorsqu’on y entrait une fois, on n’en pouvait plus jamais sortir. »
Comtesse de Ségur, Histoire de Blondine, de Bonne-Biche et de Beau-Minon, Nouveaux contes de fée, Hachette, 1896
Lorsque j’ai eu des enfants moi-même, j’étais déjà bibliothécaire. Ils ont donc eu une profusion de livres à leur disposition. Quand on commençait une histoire, mon fils aîné pouvait rester des heures sans bouger. Je leur lisais Tom Pouce avec le vieux livre qui partait en ruine. J’aime voir le regard des enfants quand ils écoutent une histoire ou quand ils dessinent, car ils se construisent comme cela.
Ma mère est poète et écrit des chansons. Je l’ai toujours connue avec des lunettes qui lui font d’énormes yeux parce qu’elle est presque aveugle. Elle n’y voyait pas assez pour vraiment lire, mais mon père lui faisait la lecture à voix haute. Avec le temps, avec une autre de mes sœurs on s’est mise à lui enregistrer sur des cassettes des livres qu’elle achetait. On connaissait la poésie de ma mère à travers ses chansons. Elle en a écrit énormément et elle avait une jolie voix. Elle a fait des chansons pour chacun de nous, elle parlait de nature, d’amour et de mon père.
Être comédienne : « Grâce au théâtre, je regarde la vie autrement »
Claire est d’abord devenue comédienne: une façon d’incarner le texte et l’urgence de dire.
Mon amour du théâtre a commencé au collège. J’avais la grande chance d’habiter non loin d’Avignon et d’avoir le festival à portée de mains. Mes parents avaient les moyens et la culture de nous en faire profiter. J’ai des souvenirs émerveillés de spectacles dans la cour d’Honneur. Ils ont changé ma vie.
Je me rappelle d’avoir vu la Farce de Maître Pathelin quand je n’avais pas dix ans. J’ai tellement adoré ce spectacle que j’y pensais sans arrêt. Alors, quand je suis arrivée au collège, je l’ai monté avec des copains et copines. Moi qui étais une élève introvertie, discrète et timide, je jouais Maître Pathelin. En faisant rire tout le monde, je prenais une revanche.
Mon second souvenir important a été de voir Ariane Mnouchkine dans la cour du Palais des Papes. Fascination complète. Puis mon père nous a emmenés voir son film sur Molière. J’en suis sortie en disant que je ferai du théâtre.
Je suis entrée dans des troupes de théâtre où j’ai découvert Shakespeare, Beckett… J’ai fait une session professionnalisante au conservatoire d’Avignon, puis je suis devenue comédienne. Avec d’autres j’ai créé une petite compagnie. Ce n’était pas facile, mais j’y ai pris beaucoup plaisir.
À chaque fois que j’ai travaillé sur un spectacle, j’ai fait de belles rencontres. La rencontre avec une œuvre qui se transforme et s’augmente grâce aux corps, aux voix et aux décors. Car la voix révèle la potentialité d’un texte. Je pense aux exigences de Jean Genêt que j’aime beaucoup et qui ajoutait dans les éditions de ses textes des commentaires sur la façon de monter les pièces. Genêt parle de choses très lourdes et subversives avec une écriture brillante et solaire. Il adorait l’interprétation des Paravents par Maria Casarès, monté par Roger Blin et il a écrit à ce propos.
Le théâtre, c’est aussi la rencontre avec un sujet, comme par exemple avec le texte sur la mafia de l’auteur italien Giuseppe Fava, Ultima violenza. Nous l’avons joué dans les tribunaux et même à guichets fermés à la cour d’Appel du Tribunal de Paris. La pièce met le doigt sur une mécanique qui n’est pas évidente. On était soutenus, mais on a fini par nous demander d’arrêter.
Par cette expérience, j’ai commencé à me construire une conscience politique. Le théâtre m’a permis d’être à la fois complètement dans la littérature et dans la vie. Il a été déterminant. Grâce à lui, je regarde la vie autrement. Je me rappelle de deux années solaires, lorsque nous avons fait une tournée en Europe avec Le Chapeau de paille d’Italie d’Eugène Labiche mise en scène par Georges Lavaudant.
Cependant, dans une tournée il y a des temps de solitude qui m’ont donné envie de me mettre à l’écriture. J’ai amorcé un texte dans l’idée d’en faire un spectacle. Je me suis amusée à collecter des récits fantastiques au sujet du Rhône. J’ai passé des heures à la BPI. En tournée, après le spectacle, je rentrais à l’hôtel et j’écrivais. Cela a abouti à un récit fantastique et écologique, La Dame du Rhône. Je n’avais pas l’impression d’être militante. Tout était dans la métaphore, car le fantastique est pour moi une façon d’aborder le réel et de le décrypter. Le texte a été mis en musique par Michelle Bernard, une chanteuse populaire que j’aime beaucoup. J’ai récolté de petites subventions très symboliques qui m’ont permis de payer les personnes qui travaillaient avec moi, mais pas moi. La pièce a eu un beau succès d’estime.
« Maquiladora
est une usine maquillée.
Pour femmes seulement.
Des femmes
que des femmes.
Des femmes
jeunes
souples
malléables
obéissantes.
Elles ont des enfants à nourrir.
Des frères et sœurs à nourrir.
Pas de syndicats à Juárez.
Pas toléré.
Impensable.
Au cœur même de l’ancien fief révolutionnaire de Pancho Villa.
Le vocabulaire a changé.
Ponctualité.
Efficacité.
Productivité. »
Suzanne Lebeau, Chaîne de montage, Editions Théâtrales, 2014
Lire : « c’est comme aller vers l’autre »
Être bibliothécaire permet à Claire d’être dans la transmission, le partage et l’écoute autour de la littérature. Puisque l’émotion est première, elle propose toujours d’y ajouter une expérience sensible : la lecture à haute voix. Ainsi chacun s’approprie le texte. Ainsi le texte s’agrandit de ses lecteurs.
Pendant huit ans, j’ai gagné ma vie comme intermittente du spectacle. Puis j’ai eu trente ans, j’avais beaucoup baroudé et j’ai eu envie de poser mes valises. En réfléchissant à ce que je pouvais faire, c’est le livre qui est venu naturellement. J’ai fait un DUT métier du livre et travaillé à la librairie le Coupe-papier, spécialisée dans le théâtre, rue de l’Odéon, à Paris ainsi qu’à l’espace librairie de la MC93 à Bobigny. J’étais au milieu des auteurs que j’aimais, je découvrais l’écriture contemporaine, je voyais passer des metteurs en scène qui cherchaient des textes.
Cependant le travail en médiathèque avait plus de sens pour moi qui aime l’échange et le partage. Je n’ai pas été déçue en arrivant dans les bibliothèques. J’ai retrouvé le côté encyclopédique que j’aime et j’ai découvert des auteurs. Je pense tout particulièrement à Jean d’Amérique, jeune poète d’origine haïtienne qui a fait une résidence à Villepinte. J’ai lu l’ensemble de ses livres, Soleil à coudre, Nul chemin dans la peau que saignante étreinte, Petite fleur du ghetto. Et j’ai pris conscience d’une dimension poétique que je n’ai pas cherché à décortiquer, mais que je recevais. D’Amérique écrit en utilisant des mots forts très lumineux et solaires et d’autres les plus sombres qui soient. Il frotte des notions écartelées qui donnent quelque chose de beau même en parlant de la laideur.
« N’était-ce mon accointance aux falaises,
ma folie propre des pentes
et mon originale blessure pour les ratures,
j’aurais le coeur criblé vif d’inertie
neige se saoulant
de ma chaleur
de ma sueur prétentieuse
j’aurais pêché contre le feu improbable de ma jeunesse,
j’aurais violé le pacte de poème libre assiégé
par mon corps. »
à James Noël, Makenzy Orcel, James Saint-Félix et d’autres allié(e)s contre les codes. »
Jean d’Amérique, Nul chemin dans la peau que saignante étreinte, Cheyne, 2017
Je réalise à quel point la poésie se mérite. Elle demande un effort de lecture. C’est comme aller vers l’autre.
Le bibliothécaire n’est pas le sachant, il n’est pas prescripteur. Le rapport avec le lecteur est horizontal. J’aime rassembler des ressources et les transmettre. J’écoute les propositions. Il est important de construire un fonds de livres cohérent avec les attentes du public. À Bobigny, nous avons été moteur pour l’acquisition d’ouvrages en langues étrangères. On a acquis des livres dans toutes les langues européennes, en turc, en arabe avec l’alphabet arabe, en vietnamien, en tamoul. Des gens venant d’ailleurs ont poussé la porte.
Je me bagarre aussi pour que le théâtre soit davantage présent dans les médiathèques. J’installe des tables et des panneaux qui disent que « le théâtre ça se lit aussi ! ». Cela me paraît étrange que les lecteurs trouvent que les pièces sont plus difficiles à lire que les romans, parce que dans le théâtre, avec les didascalies par exemple, on te prend la main.
Lorsque je travaillais à la bibliothèque de Bobigny, j’ai accompagné des ateliers d’écriture. Cette expérience m’a beaucoup marquée. Je me suis frottée à l’écriture en même temps que les autres participants. J’adorais les moments où on se lisait nos textes. Écrire, c’est comme envoyer une bouteille à la mer. Les retours sont quelquefois incroyables. J’ai expérimenté la lecture à voix haute avec des jeunes, qui reculaient au début puis qui en réclamaient d’avantage.
Je participe au groupe « A voix haute », créé par le SEL d’Aulnay-sous-Bois. La première fois, j’y ai lu un texte que j’adore, Chaîne de montage de Suzanne Lebeau, autrice canadienne qui parle des femmes au Mexique, de leur travail dans les usines, des maltraitances qu’elles subissent et de leurs disparitions. C’est une pièce de théâtre sous la forme d’un long poème. Une autre pièce d’elle, Le bruit des os qui craquent, est très sombre, mais très belle et innovante dans l’écriture du théâtre.
Chaque lecteur explore un nouvel aspect. Comme au théâtre, un auteur est augmenté de ses lecteurs. Le texte devient une œuvre collective. L’œuvre appartient à tout le monde.