Isabelle Poncet-Rimaud, L’écorce du silence
Note de lecture par un musicien, Damien Charron
L’écorce du silence, recueil de poèmes d’Isabelle Poncet-Rimaud, vient de paraître en janvier 2024 aux éditions Unicité. L’autrice a déjà publié une quinzaine de recueils, sans compter les parutions dans des revues ou des anthologies. Le titre m’ayant d’emblée interpelé, je voudrais partager mon approche du texte en tant que compositeur. Je connais Isabelle Poncet-Rimaud depuis de longues années et je suis régulièrement sa production poétique. Sa parole opère à travers des textes assez concis portant des images et des sensations prégnantes. Elle est traversée par des interrogations de nature métaphysique, spirituelle. J’ai eu la chance, en tant que compositeur, de l’analyser et d’en saisir la cohérence profonde lorsque j’ai mis certains poèmes en musique. J’ai d’abord écrit en 2000 un cycle de mélodies pour soprano et basson d’après des poèmes tirés de divers recueils, Dans la soif des mots. Puis en 2019 et 2020, deux mélodies pour mezzo-soprano et harpe : Une pomme au creux et Vanité des vanités, éditées dans le CD Varietas, mélanges pour harpes en carton, voix et harpions, paru en 2022.
Le titre de ce nouveau recueil associe une image sensorielle forte, tactile, d’enveloppe protectrice (est-elle rugueuse, râpeuse, granuleuse ou au contraire lisse ?) à une notion presque philosophique, le silence. Je me suis donc demandé de mon point de vue de musicien ce que la poète allait tirer de cette alliance surprenante. D’autant que ce rapprochement opéré entre la matérialité d’une sensation et l’immanence du concept est réitéré dans les sous-titres des trois parties qui composent le recueil : « feuillures de silence » (le monde tactile avec l’emploi d’un terme rare avec son sens d’entaille, de rainure), « à l’ombre des silences » (l’univers de la lumière), « les cordes du silence» (la sensation de toucher, au moins dans son sens premier). Étant moi-même attaché au rapport entre le silence et la création, je souhaiterais mettre en évidence les traces d’un mécanisme d’auto-engendrement, qui m’a semblé transparaître dans ce discours poétique. Je pars de l’hypothèse que l’artiste inscrit en filigrane (consciemment ou non) tout ou partie de sa démarche au cœur de sa production. Je propose donc au lecteur de partir à la recherche d’une sorte d’art poétique.
Écoutons le premier poème du recueil :
« De l’imperfection du silence
naissent les sons du monde.
Balbutiement de parole
ou clarté cristalline,
vibrations secrètes
qui écrivent leurs partitions
sur le parchemin du temps. »
Le premier vers introduit instantanément une sorte de décalage. Et de ce défaut surgit tout un processus, qui mènera jusqu’au phénomène de l’écriture. On pourrait aussi rapprocher la métaphore de la « faille » qui « souffle les mots » dans un autre texte. Ainsi le silence se voit attribuer divers caractères qui peuvent sembler paradoxaux : il est question d’« épaisseur » ou de couleur. Insensiblement, on passe d’un « imperceptible bruissement » à un « balbutiement de parole ». Ce qui était inarticulé (« cri muet ») devient « langage » puis « eau courante de la parole ». Et pour finir en écrit ou en « partition ».
Cette dualité initiale se manifeste aussi dans des oxymores comme « silence sonore ». Plus largement, tout semble s’ordonner selon un principe d’opposition des contraires : « nuit / jour », « ombre / lumière », « bien /mal ». Comme l’énonce un poème de la deuxième partie, « Tout se tient et se féconde / dans les plis mêmes des contraires ». Ce jeu d’opposition structure sur un plan formel le poème suivant, où l’on peut observer un double chiasme :
« Blanc du silence,
silence blanc
d’un autre côté
où le temps même
se tait.
Silence blanc,
blanc de silence.
tout mot suspendu
dans l’imperceptible bruissement
d’un au-delà de l’instant. »
Antichambre, Couvent de la Tourette, à Lee Ufan, plasticien
Pour mieux comprendre l’agencement formel de cette inversion complexe, on pourrait la figurer par la séquence « ab/ba…ba/ab », où les lettres « a » et « b » remplacent respectivement « blanc » et « silence ». Il n’est pas anodin du reste que la double permutation affecte les deux termes signifiants « blanc » et « silence » pour faire ressortir leur parallélisme, voire leur confusion recherchée.
Je voudrais terminer par un dernier exemple, où il apparaît que la poésie a en quelque sorte contaminé le monde au point de se substituer à lui, dans un parallèle saisissant entre la vie et l’écriture :
« La dernière note
de ton dernier souffle
indéfiniment flotte
suspend son temps,
ne sachant, indécise,
où poser l’écho mortel
du mot
fin. »
Le recours à un nombre limité de sons facilite un jeu de reprise de sonorité, par des assonances (« suspend », « temps », « sachant »), ou par des répétitions (« dernière » « dernier »), ou encore par le choix d’une rime (« note et « flotte ») . Mais ce resserrement phonétique met également en œuvre un rétrécissement de l’univers des possibles, où s’inscrit la paronymie « mortel » / « mot » : la dérivation sous-entendue affirme alors leur intrication.
Remarquons au passage la présence constante de sensations sonores faisant souvent référence à la musique. Dans le premier texte cité, les deux substantifs « vibrations » et « partitions » orientent l’esprit de l’auditeur vers l’univers musical, de même qu’à d’autres endroits quelques vocables un peu techniques comme « notes » (dans la dernière citation), « battements », « aigu / grave ». Ou encore une évocation du chant des oiseaux. On trouvera en guise d’instrument les « cloches du troupeaux » et même « la pluie à quatre mains [qui] pianote sur le clavier ». Au reste, c’est en raison de cette permanence discrète, mais certaine, que j’interprète le titre de la troisième partie comme un renvoi à une famille d’instruments de musique après la lecture attentive du dernier vers : « jouer des cordes du silence ».
Dans ce court périple, j’ai tenté d’assembler, un peu à la manière d’un puzzle, les indices d’une force agissante de la création artistique, dépassant son propre message pour se signaler en tant que telle. Dans le souci d’y confronter ultérieurement ma propre démarche de compositeur. Bien sûr, je n’ai fait qu’effleurer un aspect de la poétique de l’autrice, laissant de côté des figures prégnantes comme l’arbre ou le jardin, et renonçant à aborder les thématiques de la mort ou de l’enfance. Lisez L’écorce du silence !