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Odile Cypriani, “Je lis comme j’aime faire pousser les plantes dans mon jardin”


Chez mon amie Odile Cypriani, il y a tant de livres ! Des textes classiques et des romans contemporains, des essais, de la poésie, des livres d’art et des manuels scolaires côtoient les objets aimés, reproductions d’art, écorces et coquillages, pour former ensemble le territoire visible d’un monde intérieur.
Chez elle aussi, d’une façon toute particulière, le goût pour la lecture et le désir de le partager se tissent l’un l’autre de manière fluide.

Et si la littérature était un lieu de rencontres ? Une manière d’expérimenter le monde ? Un espace de regard, d’écoute et d’échange avec des personnages qui, bien qu’ils soient imaginaires, s’offrent à notre reconnaissance comme des êtres réels ? Si le bonheur de lire tenait dans le partage qu’on en fait et prenait tout son sens dans le témoignage qu’on en donne.
Voilà ce dont nous entretient Odile Cypriani à travers son parcours de professeure de français passionnée, puis de son engagement au sein de l’association La Bocca, pour une lecture à voix haute qui s’adresse à toutes et tous.
Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Lambersart, 24 mai 2023


Les livres de l’enfance

Dès l’enfance, les livres se présentent comme des fenêtres pour découvrir, apprendre et s’orienter dans le monde. Comment est née cette compréhension vivifiante de la littérature?

Lorsque j’étais enfant, mes parents respectaient que je lise. Les livres, c’était mon monde. Plus que des titres, je me souviens du plaisir de construire un espace à moi, dans un temps plus ou moins volé, qui devenait le mien. Je lisais tout ce qui était à disposition : l’été, à la campagne, pris dans une vieille valise, des romans d’aventure, des vieux romans bien moraux ou des Jules Verne.


Pendant l’année scolaire, je fréquentais les bibliothèques. J’aimais beaucoup les livres de la Bibliothèque de l’Amitié, qui racontaient des histoires dont des jeunes étaient les héros et qui les mettaient en scène dans un milieu, un peuple, une culture… Je découvrais des pays et des gens. Grâce à eux je m’échappais et me construisais un espace bien plus grand que les histoires de voisinage ou de tricot. Ces livres ont contribué à forger mon rapport au monde.

Au collège, la maman d’une amie m’a fait lire Pagnol, Bernard Clavel, Pearl Buck… Bonheur des émotions, de la joie, de la colère, des larmes !
Puis j’ai découvert la littérature à travers les grands classiques, au lycée. J’ai eu l’immense chance d’avoir pour prof de lettres trois ans de suite la même femme, passionnée, qui a forgé mon esprit et m’a donné goût et exigence. Le père Goriot, Le Rouge et le noir, Madame Bovary, Phèdre, Dom Juan, Le Désert des Tartares, Gargantua, Les Fleurs du mal…des noms qui font peur à beaucoup, mais qui sont d’abord pour moi des souvenirs d’enthousiasme et d’exaltation. J’ai une immense gratitude pour cette femme.

J’aimais tellement les matières littéraires que je voulais n’en abandonner aucune. Après le lycée, je suis donc allée en hypokhâgne J’apprenais tout. J’avalais tout. Je vibrais avec.
Les personnages des livres étaient comme des compagnons. Ils avaient une tête et un cœur ouverts pour me permettre de plonger dans une intériorité autre que la mienne. Par la lecture, je sortais de moi, non pas pour m’évader mais pour découvrir. Puis à la fac de lettres, avec les cours de grammaire, de stylistique et d’histoire de la langue, j’ai découvert le plaisir du style, la beauté des mots, du rythme … Nouvel enthousiasme !


Enseigner le français : partager le goût de la lecture

Les jeunes se désintéressent des livres, dit-on. C’est pourtant d’une relation au vivant dont il s’agit et qu’il est possible de rétablir. Comment relever ce défi quand on est professeure ?

Devenue professeur à mon tour, j’ai essayé de faire vivre à mes élèves la découverte d’un livre, « machin » monumental qui accroche sans qu’on sache pourquoi, et l’expérience de la rencontre avec un personnage qui suscite des réactions, comme dans la vie.

Au début, mon désir était d’être professeur de français pour les étrangers. Toujours cette idée de partager une culture, un rapport aux autres, à l’histoire…Mais l’aspect technique m’a rapidement rebutée. Presque par hasard, je suis devenue maître auxiliaire dans des collèges privés de différentes villes d’Île-de-France puis j’ai passé le Capes. J’ai longtemps enseigné en collège où je ne me suis jamais sentie contrainte. J’aimais la créativité qu’offre la classe de Français. Tant de choses à faire et à transmettre ! Ensuite je suis devenue professeur en lycée.

Je n’ai jamais partagé avec mes élèves des textes que je n’aimais pas. Au contraire, j’apprenais à les aimer en les travaillant, jusqu’à les connaître par cœur parfois. En début d’année, sur la feuille de consignes que je donnais aux lycéens, je marquais toujours : « La littérature, c’est la vie » et lorsque je leur souhaitais que la littérature les éclaire et les nourrisse comme elle m’avait nourrie, je citais Hugo : « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Ah, insensé qui crois que je ne suis pas toi ! »

Pour survivre

” Tu auras pour survivre
Des collines de tendresse
Les barques d’un ailleurs
Le delta de l’amour

Tu auras pour survivre
Le soleil d’une paume
Le tirant d’une parole
L’eau du jour à jour

Tu dresseras pour survivre
Des brasiers des terrasses
Tu nommeras la feuille
Qui anime le rocher

Tu chanteras les hommes
Transpercés du même souffle
Qui accomplissent leur songe
Face à l’éclat mortel ! “


Andrée Chédid, Poèmes pour un texte, 1991



On ne sait pas ce qu’on sème ! J’ai toujours cherché à communiquer le goût de la lecture, des textes qui nous échappent un peu, qui ont des choses à nous dire. J’organisais des débats autour des livres pour les rendre plus vivants, pour expérimenter qu’ils peuvent concerner des ados surconnectés… Agnès dans L’Ecole des femmes en a choqué plus d’un et enthousiasmé plus d’une !


Des piliers de vie

Reste à revenir à l’expérience présente et personnelle de la lecture. Elle joue un rôle essentiel dans l’équilibre des jours. Les livres détiennent-ils une formule secrète pour déchiffrer la vie?

Les livres sont toujours pour moi des piliers de vie.
Ils me font tenir droite. Des classiques comme Balzac ou Proust sont des livres sont universels. Ils se partagent. Ils nous dépassent. Ils nous gardent de la folie.

Certains livres sont aussi liés à l’histoire de ma vie. Quand je me suis installée dans le Nord, j’ai avalé l’œuvre de Marguerite Yourcenar. J’ai aussi la chance d’avoir rencontré des gens qui écrivent ; c’est un privilège de pouvoir les fréquenter dans une intimité rare, à travers leurs parcours de mots.

Je lis toujours plusieurs livres à la fois selon l’humeur et les circonstances. Des choses faciles, comme un polar, et plus exigeantes, comme un essai ou un texte très écrit.


J’ai pas mal évolué ; les histoires ne me captivent plus, m’ennuient souvent même…. Je cherche avant tout une vraie écriture. Je veux être accrochée par le texte, la phrase, le mot, le rythme, qui révèlent la force intérieure de l’écrivain, en creux. J’admire les livres de Marie-Hélène Lafon dont les mots sont si acerbes et respectueux. Ceux d’Annie Ernaux, qui se tient toujours dans le droit fil de l’intime et de l’universel. Je m’approche comme je peux des textes de Pierre Michon et Pierre Bergounioux, qui me dépassent et me sollicitent.





La Bocca : la lecture à voix haute

Loin de l’image du lecteur solitaire et silencieux, la lecture à voix haute met en jeu la substance même du corps et révèle la puissante appartenance de la littérature à notre vie même. Le goût de lire et le besoin de le partager trouvent-ils là leur accomplissement ?

Je suis arrivée à La Bocca, association d’amateurs de lecture à voix haute, il y a une dizaine d’années. Notre coeur, c’est le plaisir de partager de beaux textes, par la lecture à haute voix. Ecouter et dire, en toute simplicité, dans deux modalités distinctes.

Nous nous retrouvons le lundi une fois par mois. Nous respectons quelques contraintes : ne dépasser pas cinq minutes, ne lire que des textes publiés et pas les siens. Une séance sur deux, nous lisons librement des textes coup de cœur. Chacun sa sensibilité. L’une de nous ne lit que de la poésie, une autre des textes écrits à partir de témoignages…
La fois suivante, nous choisissons un thème. Il arrive généralement spontanément pendant la séance précédente. Lorsqu’il a été question d’« origine », notre dernier thème, nous avons entendu le poème de Peguy, Adieu à la Meuse, Brouillard au pont de Tolbiac, de Léo Mallet. Sur le thème « cercle », j’avais choisi un extrait de Ce qui a dévoré nos coeurs de Louise Erdrich, qui raconte l’histoire d’une femme fascinée par un tambour de cérémonie grâce auquel elle renoue avec ses racines amérindiennes. J’ai lu la description de la peau tendue du tambour.




Notre particularité, ce sont les lectures publiques : des lectures pour toutes sortes de gens, de circonstances…Nous bâtissons pour chaque événement un corpus, une ambiance, parfois un cheminement dans l’espace…
Par exemple, nous lisons régulièrement dans les médiathèques de Lille ; nous avons aussi participé aux « Fenêtres qui parlent », événement lillois où des artistes sont invités par les habitants à exposer aux fenêtres des maisons. Parfois les libraires nous demandent de participer à la présentation d’un livre ou d’un auteur . Nous allons lire pour les festivals de rue d’ATD-Quart Monde… Les gens aiment qu’on leur lise quelque chose, c’est un partage au-delà des mots, finalement assez intime, même en plein air !

Ce qui m’intéresse, dans la lecture à voix haute, c’est le corps à corps avec le texte : lui prêter ma voix, c’est le faire exister pour les autres d’une façon qui m’est propre bien sûr puisque c’est mon corps, mais qui doit le respecter comme il est écrit. Dire le texte, et pas me dire….Incarner, mais pas interpréter…exigeant et jamais assuré !
Sur ce sujet, entre membres de La Bocca, nous ne sommes pas toujours d’accord. Certains trouvent que la mise en voix, quoiqu’on dise, passe par une forme d’interprétation, et assument une gestuelle. D’autres cherchent une lecture à l’os où il ne reste que le texte tel qu’il est écrit. Régulièrement, nous travaillons avec une comédienne, qui aide chacun à découvrir comment donner sa voix et son énergie, par la posture et le regard.

Pour ma part, je travaille beaucoup mes textes. Je les lis d’abord plusieurs fois pour m’assurer qu’ils collent bien avec mon souffle. Il est arrivé qu’un texte ne « sorte » pas dans sa vigueur : mon souffle ne lui convient pas, il faut changer de texte…. Puis je m’en imprègne : je me rends sensible à la couleur sonore. Certains textes sont pleins de consonnes, d’autres sont très liquides. Je les mâche. Je m’assure que je ne trébuche pas. Je les sur-articule. Je les chuchote. Je les lis à l’envers. Je joue avec le timbre, haut bas, léger, grave. Tout cela pour les mettre dans mon corps, et trouver leur rythme, leur sonorité propre, qu’il faut respecter à tout prix.


Tout cela semble très technique. Mais quand nous sommes devenus familiers, tous les deux, mon texte et moi, je peux oublier tout ce travail, et juste lui prêter mon corps et mon énergie … En public, la lecture est fluide, une douceur s’installe et le texte vit… Enfin, c’est ce que je voudrais atteindre, avec humilité…
Le nombre de gens dans le public compte. On ne lit pas pareil selon le volume de la pièce et la place où l’on est. C’est très physique, il faut trouver sa juste place, sa juste posture, et regarder les gens à des moments précis, que j’envisage à l’avance. Le regard crée une pause et un contact qui intensifie le moment, le mot.
C’est une expérience qui est née avec mes élèves, et que j’aimais : attraper l’attention et l’intérêt de 30 personnes pour des mots qu’ils n’ont pas forcément envie d’entendre, juste par la puissance et la beauté du texte lu… même si, en classe, je forçais un peu, en basculant déjà dans une forme d’interprétation, pour mieux faire entendre…

Je lis comme j’aime faire pousser les plantes dans mon jardin ou comme j’ai aimé transmettre en étant professeur. Moi, je n’ai rien à dire, mais j’aime faire pousser les autres. J’ai toujours fait cela.
Rendre visible la vie des autres.

2 réflexions sur “Odile Cypriani, “Je lis comme j’aime faire pousser les plantes dans mon jardin””

  1. Odile, beau porte voix, fin, léger, comme un cristal où teinte la lumière. Merci l’une et l’autre pour cette parole à deux voix, bien vivantes!

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