nouages

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les heures denses …

les heures denses … J’ai vu la sévère splendeur des rois assyriens et l’écriture barrant leurs corps de sa route sûre. J’ai vu l’ange aux ailes de pierre, sa compagne au plumage de paille flambant de lumière, et l’ange tout hérissé portant son aile comme une armure. J’ai vu l’arbre et ses feuillages de pierre. J’ai vu les épis renflés du maïs et le sourire de l’homme repu. J’ai vu l’homme épluché comme un fruit et le beau noeud d’un homme qui attend qu’on le dénoue. J’ai vu des yeux aux aguets. J’ai vu la table mise pour des femmes en fleurs, oeil, vulve. Des femmes vases et des femmes coquillages. J’ai vu danser depuis cinq mille ans, une femme, ses beaux bras dressés, et j’ai vu l’homme qui rêvait d’elle. J’ai vu des gueules cassées. J’ai vu le phoenix en colère et le chameau furieux. J’ai vu le bélier s’enfuir. J’ai vu Orphée charmant les animaux et le berger s’endormir. J’ai vu le boeuf tranquille et celle qui lui donnait à manger, celle qui veillait sur ses enfants et celle qui dansait, encore et encore, puis allait se mirer toute nue dans l’eau bleue. J’ai vu un paysage précieux de terre et d’émail, et l’abeille butineuse, le chardon mûr, la chasse à l’escargot. J’ai vu enfin les châteaux et les grands vaisseaux de guerre, les hommes se partageant la terre, celui qui répand la mort et l’ange tombant du ciel … … au Brooklyn Museum, Metropolitan Museum et la Morgan Library de New York

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Agnès Geoffray, Suspens & syncope

Agnès Geoffray, « Les yeux fermés le monde est là » « A la lumière du jour / Il ne reste rien », écrit Agnès Geoffray dans Cartouche #2, récit syncopé reproduisant pleine page des télégrammes. Peu d’indices. Aucune syllabe en trop. Les télégrammes ne sont que les amorces d’un récit énigmatique. Suspens & syncope, performance : « Depuis longtemps des corps pendus, suspendus, des gestes arrêtés, des paroles figées hantent mon travail de photographie et d’écriture. Ces figures reviennent inlassablement au gré de mes travaux. Je joue de ces arrêts et ces états de suspensions, entre la chute et l’ascension, entre l’effondrement et l’élévation. Ce qui est fascinant dans le suspens c’est le temps manquant. On ne sait rien du temps précédent, on devine tout juste le temps suivant, un mouvement suspendu où tout est encore possible. Un temps de résistance. L’étirement du temps, cette attente figée est une résistance face au drame à venir. Au fil des échanges avec Vanessa Desclaux, le suspens a glissé peu à peu vers la syncope. Cette rupture dans le réel, ce flottement temporel, cet arrêt est devenu éclipse. Défaillir doucement ou sombrer brutalement, pour se mettre en retrait du réel. » Agnès Geoffray Agnès Geoffray, Cartouche / 02, éditions Imogène, 2021 Pour découvrir le travail d’Agnès Geoffray, voir son site. Pour en savoir plus sur Cartouche #2, voir le bel article « L’art de la syncope » dans le blog de Fabien Ribery

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Eric Ardouin, Long courrier

Eric Ardouin et Damien Charron, lecture poétique et musicale de Long courrier Le 1er février 2025 au conservatoire Arthur Honegger du Havre, dans le cadre de « Poésir à Danton », Eric Ardouin présente son recueil, Long courrier (Ed. Lignes d’Horizons), accompagné au piano par Damien Charron. Le recueil constitue le troisième opus qui met en scène Alan Bathurst, personnage imaginaire qui est aussi un des doubles littéraires du poète. Les voix du poète et du musicien dialoguent. Ecoutons. Le poète se fraye le passage dans son texte. Il le connaît par coeur. Les mots cachent. « D’où viens je / de ce côté je crois ou de cet autre ou de celui là pas sûr et avant je ne sais pas je me suis encore perdu ». Le double du poète accueille son désir d’être. Il lui permet de redécouvrir les routes de hasard de sa jeunesse et réveille sa mémoire endormie : « Toute ma vie est ici dans le rêve et dans l’action, dans le silence et dans le souvenir.«  Le musicien procède par dépouillement. Tout en concentration. Il pose le son infiniment sensible sur fond de paroles. Des notes couleurs sable et pierre, des notes métalliques quand il joue avec les cordes du piano. Les mots aimantent les sons. Les sons creusent le silence. La musique sonne dans un espace qu’elle vide. « Effacement« , dit le poète. Effacement Rien n’efface une ombre qu’une ombre plus grande J’en sais une immense qui peuple mes jours d’images volées à mes souvenirs plus claires pourtant qu’un premier été qui peuple mes nuits d’ombres de ces ombres plus claires encore De quelle clarté luira l’autre nuit après celle-ci Piété Les cimetières ce gravier sont pleins de bons mouvements de mains tendues de gestes qui sauvent de gestes qui tuent Mais dussé-je y laisser mes plumes et mon âme je n’arrêterai jamais la bonté Toute ma vie est ici dans le rêve et dans l’action dans le silence et dans le souvenir Ici mes nuits et mes jours et notre pire ennemi la peur de donner de perdre Comme la prudence la bienveillance n’est pas négociable Certes Je lis surtout la nuit Certes je la transporte avec moi et c’est toujours la nuit quelque part mais son cœur bat humainement écoute Voilà pourquoi je lis la nuit pour mieux économiser les lampes et surtout pour mieux entendre avec toi battre ton cœur L’Arpenteur des bordures – Tout Tout me parle qui ne dit rien une pierre sur le chemin un hochet tombé d’assez bas ce petit nuage là-bas tout me parle de solitude la mienne la nôtre la leur le silence est un bien grand mime Je n’y suis pas cherche plus loin Le silence c’est l’horizon Eric Ardouin, Long courrier (Bathurst, III), comprenant L’Arpenteur des bordures, illustrations de Julia Pinquié, Les papiers de Lulia, Editions Lignes d’Horizons, 2024 © Julia Pinquié

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Henri Lefebvre, « Les unités perdues »

Henri Lefebvre, « Les unités perdues » Lecture par Thierry Moutard de l’ouvrage d’Henri Lefebvre, Les unités perdues, Manuella Editions, 2011 Un ouvrage sans pareil où l’auteur énumère une liste d’œuvres perdues, oubliées, détruites, inachevés ou même restés à l’état de germe dans la pensée créatrice de l’artiste. Cela va bien au-delà d’un exercice de littérature conceptuelle, c’est un livre porteur à la fois d’émotions, d’une réflexion sobre, non seulement sur l’art mais sur l’aventure humaine. Difficile d’écrire sur cet ouvrage passionnant … Alors, petite présentation brève, en quelques mots-clés, et en préambule du lien hypertexte, placé à la fin de cet article, qui vous permettra d’accéder aux premières pages de l’ouvrage : La genèse du livre (traduit en anglais, allemand et portugais) Gros lecteur de biographies d’artistes, Henri Lefebvre imagine le concept de son livre en relevant une première perte d’œuvre dans l’autobiographie d’Elias Canetti,La langue sauvée : Histoire d’une jeunesse.Cette toute première perte notée, précise Henri Lefebvre1, « concerne le sculpteur autrichien Fritz Wotruba qui, avant de quitter Vienne en 1938 pour la Suisse, avait décidé d’enterrer une sculpture intransportable dans un lieu public de la capitale autrichienne. À son retour à Vienne, en 1945, la sculpture reste introuvable, elle avait totalement disparu ». L’écriture de cette anecdote est devenue l’un des éléments déclencheurs du projet. Une archéologie des deuils de l’aventure humaine Il est question de deuils également, de pertes irréversibles d’œuvres d’art rassemblées ici en quelques dizaines de pages sous la forme d’une cérémonie d’adieu … De quoi s’agirait-il : d’une lente archéologie d’une multitude de pans de la création humaine, enlisés dans les sables mouvants de l’Histoire et dont ne subsisterait que le souvenir ? Non, ce livre est bien plus que cela. Son projet est plus nettement la célébration de la vie au moment de l’inscription du défunt dans une mystérieuse éternité. Cet ouvrage est bien une célébration de l’Art avec une majuscule, à l’instant où l’Art se perd peut-être, à l’instant du passage du témoin entre le mort et le vivant pour que l’Art poursuive sa route… L’écoute en soi du deuil et de notre disparition prochaine Un poème en forme de litanie qui essaye de circonscrire, non pas l’ensemble des pertes de l’histoire de la création humaine, mais le premier périmètre d’une abondance de pertes … comme un trou béant autour duquel on se penche … sans même avoir la facilité de dissiper « le ressenti douloureux et la perte irrémédiable » par le jet d’une poignée de terre … Tout passe, tant de chefs-d’œuvre à jamais disparus … et ce livre semble nous dire, et à toi lecteur, quand viendras-tu (reviendras-tu) ? Le paradoxe de cette notion d’unité : le deuil chemin de Vie et de désir Ces unités sont présentées au pluriel, on pourrait penser à un oxymore, mais au contraire elles nous font entrer dans le cœur du sujet : ce carrefour que l’Art permet entre la multitude infinie des objets de création et l’unité de chacune d’elles … Ces unités perdues renvoient bien sûr à notre « unité perdue », trésor peut-être qui donne un sens à notre chemin … Trésor que cette part manquante soufflant sans cesse sur la braise de nos désirs et faisant ainsi de nous des Vivants… Le rythme du texte qui appelle à être scandé presque comme un mantra A la lecture, s’élève alors un grand chant qui semble célébrer toutes les pertes, cette béance en nous du désir à la recherche de l’unité perdue… Un mantra de la perte qui va chercher l’émotion en profondeur, par la répétition, dans une succession de petits chocs sismiques, comme pour la prospection pétrolière. C’est tout l’art de l’auteur d’avoir su trouver le ton juste pour permettre ce jaillissement une fois le gisement atteint … Le ton : où la sobriété sert la profondeur Il y a dans les lignes de Henri Lefebvre, pour chaque unité, à la fois la précision d’un rapport d’huissier, mais aussi en contrepoint quelque chose des oraisons funèbres de Bossuet. L’émotion que l’on éprouve à lire et à écouter cette litanie tient au fait que, comme sur le bord d’une pierre tombale, elle ne vient pas emplir de suffisance celui qui l’éprouve, mais va l’entraîner au contraire, par un effacement voulu, à rejoindre les unités perdues … À la recherche du sujet perdu L’auteur indique dans un entretien que « redonner une place de sujet à l’œuvre perdue, c’est le premier effort de ce livre », et qu’il y en aurait d’autres qui resterait à formuler … Peut-être que justement l’auteur permet au lecteur de retrouver aussi une place de Sujet … Un Sujet en forme d’espace vide structuré autour de son manque et de la perte fondamentale, sans doute, provoquée par son entrée dans l’existence … Le grand œuvre qui viserait à retrouver une place de Sujet passe par consentir à faire le deuil2 du moi, ce constant imposteur du sujet dont il tâche de quelques oripeaux d’habiller la nudité essentielle et primordiale … La ponctuation sans point final organise la ronde Il convient également de souligner que chaque unité perdue est reliée à la précédente par un signe typographique particulier, un « glyphe », qui a fonction de battement, qui donne le rythme saccadé, mais en reliant les pertes les unes aux autres, comme une grande ronde dansante, la ronde de l’humanité… L’absence de point en terminaison des phrases marque bien la succession des pertes enchaînées, il n’y a de constant que la perte … Jusqu’à l’absence de point final à l’ouvrage dont l’auteur prévient qu’il est « un infini dans lequel tout peut être instruit, placé » … Alors, probablement les unités ne sont-elles pas perdues mais disposées dans cet infini … L’éternité de l’inachevé Mais cet ouvrage révèle aussi le ressort de la sensibilité artistique de l’auteur qui fait le choix résolu de l’inachevé, préférant l’infini potentiel d’évocation, à la clôture d’une « œuvre amputée de son potentiel d’évolution », selon les termes mêmes de Henri Lefebvre. Dans les deux cas, c’est un au-delà de l’œuvre qui entraîne notre regard, que celle-ci soit présente et figée, ou perdue, le plus

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Nadine Buraud, Le ciel coulisse

Nadine Buraud, Le ciel coulisse Parfois, d’une rencontre brève, demeurent quelques mots libres. A l’occasion de la « Criée des poètes », organisée au Havre par Lignes d’Horizons, j’ai rencontré Nadine Buraud sur le stand des éditions rouennaises, Le Carnet du dessert de lune. Nadine Buraud a consacré beaucoup de son temps au développement de la maison d’éditions. Elle écrit aussi. Comme quelqu’un qui creuse en soi, à la recherche de ce qui échappe. Pour avoir lu et entendu tant de mots prononcés par d’autres. Reprendre souffle. S’ébrouer un peu. « Pourquoi avoir tant attendu », écrit-elle dans le premier poème du recueil. Je lis donc Le ciel coulisse, avec ce sentiment précieux d’une conscience qui cherche les mots pour mieux adhérer au monde. « Un silence s’est glissé entre la table et la pluie la vie s’épaissit on crie sous les ombres on ne s’entend pas un double de soi circule à bas bruit la peur résonne alors tailler ses crayons à l’endroit du silence à l’envers du monde se taire peut-être » « Le ciel coulisse comme au premier jour dehors dedans on ne sait plus l’air est sucré l’eau murmure depuis l’enfance on ne pèse pas plus qu’un merle toucher la terre poser sa peine faire le poids s’envoler » « Soleil blanc – vertical paysage parallèle coeur posé – bancal quelques chants d’oiseaux ce sont des noces des noces jaunes quand survient l’ange une ombre à demeure l’impression est vive passante le tableau incertain » Nadine Buraud, Le ciel coulisse, Ed. Les Lieux-Dits, Cahiers du Loup bleu, 2024 couverture : dessin de Luce Guilbaud

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Zoé Besmond de Senneville, Sourdre

Zoé Besmond de Senneville, Sourdre Zoé Besmond de Senneville était invitée à venir au Havre à l’occasion de la « Criée des poètes » organisée par Lignes d’Horizons du 14 au 16 mars 2025. Elle a présenté son travail à La Petite Librairie et tout particulièrement deux livres, Journal de mes oreilles et Sourdre et autres poèmes, dont elle a lu des extraits. Son engagement créatif est multiple : écrire, lire, parler, jouer. Le corps entier accueille ce qui doit s’exprimer. Il est aussi intense : intimement nourri, il va à l’essentiel. Le thème de ces deux livres est la surdité advenue à l’âge adulte. La poétesse est traversée par les mots. Des mots qui chutent elle – ou dans un mouvement contraire en jaillissent. Car l’expérience qu’elle vit est double et nécessite d’être racontée pour « ne pas la faire imploser ». Tout d’abord, la surdité dont elle subit l’appareillage de ses « oreilles robotisées ». Dessous, murmures, grésillements, vibrations s’offrent au corps dans son besoin d’être « peau animale, peau immense, peau intelligente, peau oreille, peau caresse, peau étendue, peau pays, peau nuage, peau traversée » (La fille sans oreille, performance 2024). Les textes de Zoé Besmond de Senneville témoignent d’une lutte. Sans mentir. Sans cacher « la violence inouie ». Poétesse, elle se projette toute entière dans son expression. Le visage pensif sur scène. La voix ardente. Nous initiant à sa quête : le corps, l’amour. La beauté des mots se tient en équilibre sur la souffrance. Incluant aussi un grand désir, une suavité de vivre. La fille sans oreille, performance de Zoé Besmond de Senneville et Xavier Mussat, guitariste et compositeur, filmée par Lazare Boghossian le 16 janvier 2024 au studio Beau Labo, Montreuil https://www.youtube.com/watch?v=Vk0egWDU9js Zoé Besmond de Senneville, Sourdre et autres poèmes, Maëlstrom Reevolution, 2024 recueil de poésie dont certains textes sont issus de l’album « Sourdre (et autres poèmes) ». Zoé Besmond de Senneville, Journal de mes oreilles, récit, Flammarion, 2021 Le podcast à l’origine de ce livre est à écouter sur : https://open.spotify.com/show/0GUFPRE7lB9g3u6RYS2Moi Et pour en savoir plus, le blog de Zoé : https://zoebesmonddesenneville.art/

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Jean-Marc Barrier, 196 matins

Jean-Marc Barrier, 196 matins Qu’est-ce donc que cette histoire fugitive racontée par Jean-Marc Barrier dans son recueil 196 matins ? Une histoire qui nous happe. Une histoire flottante, presque sans poids. La beauté vulnérable des matins. « Le départ ce matin l’envol comme un art de la fugue ». 196 matins, tenus dans l’ « espace de papier » d’un livre. 196 matins, pensés sur l’instant. Leur souffle clair. L’émotion pure, « la paix qui fleure » ou « le grand festival des indécisions ». « Le sentier de l’inconnu ». Et « ce matin la mer juste au bout de la rue ». Une ville est discrètement présente dans ce recueil. Un lieu modeste jamais nommé, poussant parfois sa présence entre les phrases : Le Havre, « saturé d’air ». Je sais par expérience la marche lente et « le non-vouloir de la nonchalance » permis dans cette ville si souvent vide. Son horizon offert sans limite. Courts, tenus sur leur réserve, abrupts quelquefois, les poèmes de Jean-Marc Barrier s’écrivent dans les harmoniques d’un sentiment profond. Amoureux. Océanique. Entre incarnation du monde et imperceptible évolution d’une pensée qui tâche de se perdre. Entre la vie quotidienne, son épaisseur grave ou rieuse, et l’échappée de la nature. Entre rêverie et constatation. « 196 matins » et non pas 196 poèmes. Le titre voudrait-il filtrer les jours, les passer au tamis d’un corps surpris ? Que l’étendue d’un matin éternellement recommencé est bienfaisante ! Demeurer maladroit. Laisser les mots s’échapper, comme l’encre sur le papier lorsque Jean-Marc peint. Vouloir dire et ne pas pouvoir parfois. Reconnaître, imperceptible et continu, le sentiment qui s’enfuit devant les mots. S’effacer surtout et faire place au blanc sur la page pour mieux se joindre au silence. A moins que ce ne soit plutôt à une lumière, intention claire. 196 matins, suspendus aux paroles notées sans ponctuation ni arrêt, jusqu’au bout d’un souffle. 196 matins, accordés avec l’hésitation. Il me semble lire ces poèmes ainsi qu’on se laisse traverser par les heures. Dans le grand désir de pouvoir un jour s’y déposer entièrement. Encre d’André Aragon pour accompagner 196 matins de Jean-Marc Barrier Ce matin j’écris comme un pêcheur ravaude son filet je désoublie le temps peut bien filer je renoue comme je peux mes flux de mémoire les pics les oublis puis sursaut je vais marcher vers la mer je veux être le poisson de mes rêves l’oiseau plongeur le fugitif l’air est léger de nous je passe à autre chose que je ne peux décrire d’écrire le filet je sens bien que je préfère la ligne d’un poisson suffira j’aime penser au filé de la vie à la vague de demain à l’angle faible au nuage d’alevins de ce qui vient aux remous que j’habite à l’éphémère que j’embrasse je désécris tout ce qui s’ignore ce matin l’angle selon lequel je perce le monde être dans l’autre qui m’incarne et la paix qui fleure ce matin l’erreur que j’aime celle qui ouvre le chemin ce matin le chemin encore celui qui naît de mon pas et si je me retourne je titube je touche les pierres au bord je vacille alors j’y vais tout droit ce matin je veux embrasser le sentier de l’inconnu celui que je ne peux même imaginer et je marche j’avance le ciel se vide ce matin tu me dis avant-jour et déjà l’encre s’époumone je suis au lieu du plus grand-amour j’écris poisson tu deviens la rivière ce matin c’est le soir les rues les passants les passantes ce matin la trajectoire l’aléatoire je cherche une table pour écrire je n’oublie pas la mer la mer au bout ce matin le froid inscrit nos chaleurs promises et si les mots ont le sang chaud c’est tant mieux car aimer de sans-froid ne nous ressemble pas ce matin le sentiment océanique encore dans l’oeil du poisson vivre ce matin mon terrain vague le monde immense et modeste où je respire j’écris sans savoir je suis le dieu de ma ligne j’efface je rature je dessine le son des mots dans ma bouche je suis la musique le repentir je suis les rebonds je règne sur une chaise brisée qui penche dans les herbes rares le ciel est traversé d’oiseaux silencieux vois comme à l’intérieur tout s’ordonne plus large ce matin le presque silence d’écrire les lettres que l’on s’adresse à soi-même le relâchement des muscles la pluie qui hésite vois mes doigts suspendus au-dessus du rectangle je vais dans l’indéchiffrable ce matin l’ineffable ce matin si les liens se délient je sens que je vais désécrire et juste après ce matin ce que je gagne quand je perds je crois que je vais descendre un peu ce matin on ne sait jamais Jean-Marc Barrier, 196 matins, 2025 accompagné d’une encre d’André Aragon Pour découvrir l’oeuvre poétique et picturale de Jean-Marc Barrier : https://jeanmarcbarrier.fr/

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Milène Tournier – dans un élan inépuisable J’ai rencontré Milène Tournier au Havre, à l’occasion de la deuxième édition de « Poésir à Danton ». Le 1er février 2025, elle était invitée au Conservatoire Arthur Honegger en compagnie du poète Eric Ardouin qui présentait ce jour-là des extraits de son nouveau recueil Long Courrier (Ed. Lignes d’Horizons). « Poésir à Danton » est une manifestation organisée par Lignes d’Horizons, petite maison d’édition passionnée, créatrice d’événements poétiques au Havre, à laquelle j’ai la joie de participer. Nous nous installons régulièrement au quartier Danton, quartier du Havre, populaire et animé, où la poésie est vivante ! Ce week-end-là, la Petite Librairie, le pôle Simone Veil et le Conservatoire nous avait ouvert leurs portes pour une rencontre dédicace, un atelier d’écriture et une lecture musicale. La poésie n’est pas chose mentale, mais corps et présence. La lecture donnée par Milène au Conservatoire en a témoigné. Je la remercie d’avoir accepté de s’entretenir avec moi. Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, le 1er février 2025 « Etre comme un caméléon » Milène, j’ai eu le plaisir d’assister à ta lecture. Une lecture donnée de tout ton corps. Entièrement dans le mouvement. Libératrice de sensations vivifiantes. Par tes mots et tes gestes, il m’a semblé que tu mimais le monde et que tu nous emportais dans son élan. J’aime le mot mime. J’ai l’impression qu’il m’autorise à coller à ce que je vois et d’avoir en même temps conscience que je m’y colle exprès, que c’est aussi une mise en forme. Pour savoir comment faire à mon tour, je regarde les gens, tous les gens. Mimer me permet d’être comme un caméléon. Je fais le geste à mon échelle. Souvent un geste de la main. Comme dans une danse pendant laquelle je n’attraperai que la main. Ou bien, je bouge le visage, juste pour sentir, même vaguement. Je colle la joue, le cœur aussi. Mais la vérité n’est pas atteignable et jamais on ne touchera au mystère de l’autre. Je mime et pourtant j’aime les lectures neutres. Pour ma part, je n’en suis pas capable, alors autant me laisser aller ! Il y a dans le mouvement quelque chose qui me paraît bizarrement rejoindre l’écriture. L’écriture sortant du corps. Ou n’en sortant pas. Quelque chose qui cogne. Le mystère reste entier et pour cela aussi, je crois n’avoir pas peur – ou pas assez peur – des figures, des silhouettes, voire des clichés, comme lorsque je dis « le vieux », « le clochard ». Cela fige une silhouette. Je pourrais dire « l’homme » ou « la femme », mais j’ai besoin de dire « la vieille », comme j’ai besoin aussi de faire une grimace. « S’envolèrent les pigeons Quand je semais à leurs pattes Quelques miettes de mon pain. Et le clochard aussi m’a jeté à la figure Le pain au chocolat que j’avais pris pour lui En criant : TU / TE / LE / FOUS / AU / CUL ! Au retour chez moi, j’ai vu Le petit rosier qu’une fois j’avais acheté Et à qui jamais je n’ai donné d’eau. … Sans doute parce qu’on m’avait toujours mis les morts Au ciel, Quand je m’imaginais moi morte C’était exactement ça : Un mélange entre les baignades de juillet dans la mer Et, là-haut, le ciel – Comme si nos âmes étaient Girelles ou mouettes … » Milène Tournier, extraits de Se coltiner grandir, Ed. Lurlure, 2022 Marcher sans fin J’ai aussi découvert ton travail à travers les poèmes visuels que tu publies sur ta chaîne Youtube. Ce sont des déambulations au long desquelles tu te saisis des images du monde en même temps que des mots. Marcher pour ne pas s’appesantir. Donner un élan au corps pour laisser venir les mots. Tes poèmes nouent de vifs dialogues entre le regard et le monde. Je suis née à Nice. Le sud est ma rive natale et représente la lumière, la mer, ma famille, les après-midi et les marches. Je suis aussi professeure-documentaliste dans l’Essonne, actuellement en disponibilité. Parmi les différents projets que je construis, la marche vient en premier. Je ne passe pas une journée sans marcher. C’est un besoin. Je marche surtout en ville, car j’y suis plus habituée et je sais moins regarder la campagne. La marche, c’est du temps. Du silence. C’est le corps et une sorte d’élan tranquille. C’est la solitude et la chose qui m’est la plus naturelle. C’est l’inépuisable aussi, car ça fleurit et surgit partout. La marche, c’est du sans fin. Marcher me libère du malaise d’être humaine et me permet de m’enlever à moi-même mes limites. Je me dis, « regarde, il n’y a que cela à faire, il n’y a rien d’autre en jeu ». Alors, je me promène avec mon téléphone et je photographie ou je filme. J’ai une forme de routine qui fait cela ne me dérange pas de filmer quinze fois le même sujet, un pigeon par exemple. Ensuite je fais un montage très simple et j’inscris mes textes sur la vidéo. Je les écris à partir d’associations et de sauts. J’adore le mot « comme ». Je fais cela le soir-même, à l’échelle de la journée. « L’oiseau a sifflé en plein Paris, trois petits coups vifs, Et l’enfant lui a répondu, Et l’oiseau à nouveau a sifflé, trois petits coups encore, Et l’enfant lui a répondu, Et l’oiseau encore une fois, Et l’enfant cette fois-ci osa Ne siffler pas et ainsi Vérifier son pouvoir et admettre Que l’oiseau lui enseigne Modestie, Puisque sans sa réponse, Bien sûr L’oiseau siffla encore, Les trois mêmes petits coups vifs. » Milène Tournier, extrait de Ce que m’a soufflé la ville, Le Castor Astral, 2023 « Les choses me bouleversent » Dans les textes que tu nous as lus, les personnages sont nombreux. Comme lorsque tu pars en quête d’images dans tes poèmes-vidéos, il me semble que tu cherches tes mots comme un chasseur à l’affût. Quelques traits saillants, des paroles surprises … et la personne apparaît. Il s’agit moins d’en faire le portrait que de questionner sa présence et ta place à côté d’elle, dans un

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Lalla Essaydi, Converging Territories

Lalla Essaydi, Converging territories #9 Lalla Essaydi, Converging territories #9, 2003 Depuis quelques années, je regarde le travail photographique de Lalla Essaydi, intriguée par ses compositions. Des mots, à la jointure de l’image. La mémoire d’une vie ou la projection de ses désirs. Une sorte d’insouciante abondance en même temps qu’un profond silence inquiétant. Entre transparence et étrangeté. Une image envahie du besoin de dire. « Peintre, photographe et plasticienne marocaine, Lalla Essaydi est principalement connue pour ses séries de photographies dans lesquelles elle associe l’écriture, le corps féminin voilé et les intérieurs intimistes. Pour la série Converging territories, elle choisit pour cadre une maison abandonnée qui appartient à sa famille, au Maroc, et où sont isolées des jeunes femmes ayant transgressé les mœurs traditionnelles en vigueur. Elle prend pour modèles des femmes marocaines, principalement des proches ou des amies, et utilise le henné pour inscrire sur leurs corps, sur leurs vêtements ou dans le décor des éléments de calligraphie arabe, mêlant ainsi deux langages visuels. » Voir l’article que lui consacre Perrin M. Lathrop, sur le site Aware, Archives of Women Artists, Researchs and Exhibitions https://awarewomenartists.com/artiste/lalla-essaydi/

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Slamer avec Mathieu Amans et Fab Rebel En clin d’oeil à mes amis poètes slameurs, Mathieu Amans et Fab Rebel, que j’ai eu à plusieurs reprises le plaisir d’écouter dire leurs textes, voici des extraits de leurs ouvrages : Parler-vrai mais pas fort de Mathieu et Le cancre slam de Fab. Ils sont poètes et slameurs : mettent leurs mots en voix, les mettent en corps. Le slam emporte dans son mouvement le poème, le poète, l’auditeur … « Moi si j’écris, ce n’est pas pour décrire, mais pour m’écrier », dit Mathieu Amans. Dans leurs textes, il est question d’amour, de silence, de nature, de peur, d’enfance. Ils affirment leur engagement. Partout ils font place au visage, à la silhouette, aux mots des autres. Alors quoiqu’ils puissent dire … « J’suis plus dans l’thème. J’suis plus dans l’game. J’suis d’aucun gang. Vise ma dégaine. J’crois plus en moi-même, ni qu’tout l’monde s’aime. J’ai pris le seum. » (Mathieu Amans) … leur présence et leurs textes assurent la vitalité de la poésie ! « On dit que ‘la poésie sauvera le monde’. Pas sûr, mais elle a sauvé le mien » (Fab Rebel). Mon peuple « Mon peuple a oublié son insurrection à la Révolution Française. A l’heure où, sans qu’il ne réagisse, on lui brandit sans cesse l’étendard du sacro-saint principe de réalité pour relativiser la portée du creusement des inégalités. Mon peuple a oublié sa révolte de la Commune de Paris. A l’heure où, chez lui, le degré d’avarice jamais ne varie dans la course au profit de possédants souvent pas nets jouissant sans partage ni discernement des richesses de la planète. Mon peuple a oublié ses luttes du Front Populaire. A l’heure où il sommeille dans sa servitude volontaire, où tous ses biens communs disparaissent puisqu’on les privatises et où ses foyers de résistance s’éteignent puisque trop peu les attise ! Mon peuple a oublié son rêve général de Mai 68. A l’heure où, hors de chez lui, tous ses capitaux prennent la fuite et où l’imagination n’est guère plus au pouvoir que pour lui reprendre, un à un, ses acquis, avec son bon vouloir. Où est passé mon peuple, mon peuple épris de démocratie ? Où est passé mon peuple ? Mon peuple est pris de crise d’amnésie! Mon peuple doit réapprendre de cette première citation : « Un peuple qui ne connait pas son passé, ses origines et sa culture est comme un arbre sans racine. » Marcus Garvey prônait pour les descendants d’esclaves déportés le retour en Ethiopie. En réponse au colonialisme, il avait créé une utopie ! Mon peuple doit réapprendre cette seconde citation : « Un peuple qui élit des corrompus, des renégats, des imposteurs, des voleurs et des traîtres n’est pas victime ! Il est complice. » George Orwell, l’auteur de ces mots, a lancé l’alerte, nous a prévenus que notre fascination pour Big Brother précipiterait notre perte ! La résignation de ma nation n’est pas fortuite. leurs campagnes publicitaires ne sont jamais gratuites. Leurs propagandes s’adressent à nous pleine de perversité, afin que nos libres arbitres n’aient plus droit de cité, afin que naisse, servile, comme par enfantement, le désenchantement, dans leur fabrique de notre consentement. Alors, fini de nous laisser aller, fini de les laisser faire. Notre espèce descend de Lucy et non pas de Lucifer ! Où est passé mon peuple, mon peuple épris de démocratie ? Où est passé mon peuple ? Mon peuple est pris de crise d’amnésie ! » Mathieu Amans, Parler vrai mais pas fort, Editions Porte 7, 2024 Quartier populaire « Moi, j’adore rentrer tard le soir. Les pas sur le trottoir, la musique des zonards… c’est un quartier populaire, des travaux, des travelos. De Danton au Bistrot en passant par chez Théo, chez Momo, avec les gigolos, les écolos, les prolos. La gentrification a du bon, quand t’as connu la prison. C’est un quartier populaire, des quinquas débonnaires, des loubards, des gavroches. Des gars qu’ont sous les yeux des poches et pis le vendeur de sacoches, Le Tonton tête de pioche. C’est un quartier populaire. A no man’s land, a no man’s land, a no man’s land, a no man’s land. Du Rond-Point au tramway un no man’s land is my way. My way is no man’s land, my way is no man’s land, my way is no man’s land. Il y a Fernande la Marchande, avec elle, toute sa bande. Des clopes en contrebandes. Il y a aussi la ménagère, la femme d’affaires, la boulangère, la poivrote fière. No dress code, mais y a des gens à la mode. Sandales, chaussettes, futals, baskets. Qu’t’aies des locks, un bombers, une burqa, un pyjama, qu’t’aies un voile, qu’t’aimes la voile. Du bol d’être en sécurité, dans toutes ces mixités. Vaccinés ou pas, les gens sont responsables, moi j’y crois. Le monde fout le camp, un ptit joint de temps en temps, de la musique tout le temps, du garage, du quatre temps. C’est un quartier populaire. A no man’s land, a no man’s land, a no man’s land, a no man’s land. Du Rond-Point au tramway un no man’s land is my way. My way is no man’s land, my way is no man’s land, my way is no man’s land. … » Fab Rebel, Le Cancre slam, Editions Le Tirelarigot, 2024 Fab Rebel, Le cancre slam, Editions Le Tirelarigot, 2025 avec des dessins de Sébastien Fleury Certains textes sont accompagnés d’un enregistrement audio accessible par un QR code. Mathieu Amans, Parler-vrai mais pas fort, Editions Porte 7, collection Paroles Eklectiks

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