nouages

septembre 2021

Rodney Saint-Eloi, « Mille vies comme la mienne » (Québec)

Rodney Saint-Eloi, « Mille vies comme la mienne » (Québec) Rodney Saint-Eloi est poète et éditeur. Il dirige les éditions Mémoire d’encrier qu’il a fondées à Montréal en 2003. Il est auteur de nombreux recueils de poésie et directeur d’ouvrages. Sa maison d’édition publie des écrivain.e.s autochtones, antillais.e.s, arabes, africain.e.s, dans leurs langues personnelles et en français, dans l’ambition de « rassembler les continents et les humains pour repousser la peur, la solitude et le repli pour pouvoir imaginer et oser inventer un monde neuf. » Chanter « les bruits du monde » et « l’autre en nous », permettre qu’émerge la parole de l’autre traversent l’écriture et le travail d’éditeur de Rodney Saint-Eloi. Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Montréal, 13 septembre 2021 Un engagement humain nécessaire Rodney Saint-Eloi, vous écrivez dans Récitatif au pays des ombres, « je me mets à ruminer mille vies comme la mienne ». Un engagement humain nécessaire, exigeant et nourri de votre histoire personnelle soutient votre parole poétique comme votre travail d’éditeur. Je pense que nous détachons trop l’art de la vie. Les mots s’éloignent de la réalité des choses. Je me sens souvent en décalage et je lutte pour ressembler à ce que je fais. C’est mon combat. Je pense qu’il faut incarner l’idéal, le porter dans notre vie, réduire la distance entre nous-mêmes et nos rêves. Si nous faisons de la poésie, c’est dans notre vie. La poésie est notre manière de respirer, d’habiter, d’être ensemble. La poésie est partout. Éditer représente un pouvoir immense et symbolique. Nous ne nous rendons pas compte de l’usage que nous faisons de ce pouvoir, d’autant plus que nous sommes des êtres malicieux. Nous sommes dans des nœuds que nous essayons de dénouer et nous faisons semblant d’être des victimes. Pourtant, nous exerçons un certain pouvoir car les mots représentent le pouvoir. Il y a un pouvoir de la parole. Alors, quand nous l’avons, il est important de faire silence et laisser entrer en nous d’autres vies qui n’ont pas cette chance. C’est pourquoi j’ai écrit : « Je me mets à ruminer mille vies comme la mienne ». Je suis haïtien. Je suis né quelque part et je fais partie d’un collectif. C’est un privilège pour moi de pouvoir lire, écrire et rencontrer des gens comme vous, au lieu d’être resté dans mon village, à chercher du matin au soir l’eau, la nourriture. C’est d’autant plus important pour moi de laisser la place à d’autre vies et d’autres langages. Je suis toujours dans un procès d’altérité. Je ne peux pas simplement être moi-même. Ma vie prend sens quand elle peut servir. Cependant la pauvreté a de grandes richesses. Elle oblige à ouvrir l’espace, car l’espace est exigu quand on est pauvre. On doit tenir compte de l’autre. On n’a pas de chambre à soi. Lorsqu’on a un frère, il est toujours en face de nous. Les espaces ne sont pas séparés. Il n’y a pas non plus de la nourriture pour les chiens et une autre pour les humains, ni pour les vieux ni pour les jeunes. C’est un mécanisme inventé par l’Occident. L’individu est toujours dans la communauté et au service du village. Ce sens du commun est fort. Mais lorsque l’on vit sur une île, on n’a qu’une idée : regarder l’autre bord et s’en aller là-bas. Toutes les nouvelles qui viennent de loin paraissent très bonnes. Alors on échappe au destin. Mais on est toujours lié à cette communauté. C’est à notre tour de dire : si je deviens un héros, c’est pour cette communauté. Ce « chant commun » reste une urgence pour moi. La femme qui m’a appris à lire, ma grand grand-mère Tida, ne savait pas lire. Lorsque j’ai été admis à l’Académie des lettres du Québec, on m’a demandé d’écrire un texte. J’ai écrit que j’étais le fils de Tida et qu’elle ne savait pas lire. Ce qui nous manque aujourd’hui, c’est la mémoire de ceux qui nous ont précédé, de ces individus-là. Tida me faisait lire dans la Bible les Psaumes. Je répète toujours le psaume 23 qui a fondé ma vie : L’Eternel est mon berger : je ne manque de rien. Il me fait reposer dans de verts pâturages,  Il me dirige près des eaux paisibles. Il restaure mon âme,  Il me conduit dans les sentiers de la vie juste A cause de son nom. Pour moi qui grandissais dans l’abondance de la nature, ce n’était pas fictif. Mais j’ai aussi été élevé sous la dictature qui fait que chaque mot compte. J’ai donc été entouré à la fois de tendresse et de violence. Quand j’ai découvert que Tida ne savait pas lire, cela a changé pour moi le sens des choses. Les gens qui ne savent pas lire ne sont pas des imbéciles. Il faut les écouter. Tida m’a appris à redéfinir le sens du verbe donner : donner en effet n’est pas donner ce qu’on a ,mais donner ce qu’on n’a pas. Par exemple, chez Tida on ne mangeait pas du poulet les jours de la semaine, pourtant si un visiteur quelconque arrivait un lundi, elle offrait le poulet. De même, elle sortait les draps jamais utilisés et précieusement conservés. J’ai mené des chantiers d’écriture. C’est un vieux projet monté à l’Institut français de New York avec une amie. Je l’ai fait car j’écris pour rencontrer l’autre et sortir mes propres vulnérabilités. Être moi-même, aller au fond de mes propres désastres. Pour être il faut se mettre à l’écoute des autres. Au Sénégal, on m’appelle wagane « celui qui n’est pas encore vaincu » ou « le guerrier ». À Mingan, au village Innu, les autochtones m’appellent dans leur langue le « gros gros chat », c’est-à-dire le « roi de la forêt ». L’exil et le voyage L’exil et le voyage sont des thèmes récurrents dans votre poésie. « J’habite loin de mon île », dites-vous (Nous ne trahirons pas le poème), ou encore « Je scelle mon alliance avec l’exil » (Je suis la fille du baobab brûlé). Vous écrivez que vous vivez « entre-baillé ici-ailleurs » (J’ai un arbre dans ma pirogue). La poésie ouvre une route. Vous vous mettez en

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Katja van den Enden, Scattered #28 Of two minds, 2020 (Québec)

Katja van den Enden, Scattered #28 Of two minds, 2020 (Québec) Katja van den Enden, présentée à La Guilde, Montréal, septembre 2021 21 septembre 2021 : Sur le fleuve, ce que je crois être de l’écume s’élançant vers le ciel, bélugas et baleines rompent la surface lumineuse qui me porte. Douceur sans fin. https://www.katjaart.com/recent et https://laguilde.com/blogs/expositions/la-ceramique-en-plein-essor

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Dionne Brand, L’amour, à peu près (Canada)

Dionne Brand, L’amour, à peu près (Canada) « Ça vole en éclats, ça s’éparpille, tu continues. Lorsque le crayon se pose comme un reproche sur les ruines encore fumantes, nous laissons la destruction faire ses vocalises à nos oreilles. Nous mettons en chant d’autres mondes. » 16 septembre 2021 : Que ferions-nous autrement sans cet ailleurs incandescent qui vit en nous comme un point désirable ? Dionne Brand (traduction de Nicole Côté), L’amour, à peu près, Montréal, Ed. Triptyque, 2017

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Elkahna Talbi, Pomme Grenade (Québec)

Elkahna Talbi, Pomme Grenade (Québec) « Pomme Grenade, c’est moi moi qui tente de désobéir de libérer ce corps pour goûter à l’amour, sans me trahir » Désobéir. Ne plus mentir. Se débarrasser des images. Suspecter « l’exotisme / voyage de courte durée ». Dénoncer : « tu veux / que je crie ton nom / sans jamais entendre le mien » Eprouver. Parler de ce qu’elle éprouve. Se perdre. « Je suis / ton / fantasme / sans domicile fixe ». Parler à vif. La bouche ouverte. « Comment quelque chose de si intime à moi mon sexe comment peut-il être si politique je ne me possède pas sans papiers. » Sentir l’empêchement. Dire ce qui était muet. Effriter les frontières. Abattre les murs. Recycler les images, «  femme / amour et / mélanine » et «  ton sexe / arme blanche » Essuyer la blancheur qui recouvre tout. Être sans faire image. « J’ai souvent fait l’erreur de suivre mon chemin à l’œil c’est dans le goût que je loge. » Goûter la bouche, la langue, le sang, la peau. Une odeur. Et goûter la joie de goûter. L’insolence charnelle. Entendre la peau vibrer. Sa grâce organique. Son trouble, « je tache / indéniablement / grenade. » Devenir corps. Pas un pays, pas une religion. Fabriquer sa propre lumière, des mots luisant comme deux verres qui s’entrechoquent. « Surtout ne prends pas peur quand tu entendras ma voix je n’ai jamais appris à parler au rythme d’un cœur comme le tien. » Note de lecture par Anne-Marie Zucchelli http://memoiredencrier.com/pomme-grenade/ et une courte présentation par l’autrice : https://www.youtube.com/watch?v=vVKslW59xf4

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Elkahna Talbi, « J’ai grandi » (Québec)

Elkahna Talbi, « J’ai grandi » (Québec) « J’ai grandi parmi vous alors pourquoi suis-je encore si petite à vos yeux ? » « Il n’y a pas de peine dans ces larmes que la soif dans ma bouche je ne craque pas je mue. » 9 septembre 2021 : Sous les piles de béton rude d’un viaduc urbain, une voix et son rire abattent un à un les obstacles. Elkahna Talbi, Pomme Grenade, Mémoire d’Encrier, 2021 https://www.queenkapoesie.com/et http://memoiredencrier.com/pomme-grenade/

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Chant Chippewa (Canada)

Chant Chippewa (Canada) « Il résonnera délicatement Le ciel Quand je viendrai faire un bruit » 8 septembre 2021 : vol de mouettes sur le Saint-Laurent. C’est déjà la neige, soufflée sur le ciel chargé. Cité par Laure Morali et Rodney Saint-Eloi, dans Les bruits du monde, Mémoire d’encrier, 2012 http://memoiredencrier.com/les-bruits-du-monde-2/

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Joséphine Bacon, « Un Thé dans la toundra / Nipishapui nete mushuat » (Québec)

Joséphine Bacon, Un Thé dans la toundra / Nipishapui nete mushuat (Québec) Joséphine Bacon, Un Thé dans la toundra / Nipishapui nete mushuat, Mémoire d’encrier, 2013 Le territoire de nos ancêtres vit en nous comme « un rêve long ». De ce rêve Joséphine Bacon est en exil. Pour rejoindre le pays terrestre bien réel des Innus de Betsiamites au Québec, elle pose une pierre sur le sol, marque de sa présence. Alors, le chant monte. Tout est éclat dans cette poésie. À la fois ténèbres de la nuit et lumières changeantes des aurores boréales. La toundra offre à celle qui est affamée de sensations le vert tendre des mousses et des lichens, les reflets gris des truites dans les ruisseaux, l’appel d’un loup et la chaleur des foyers allumés par les chasseurs. Rien qui ne fasse pas partie d’elle. Le désir est dionysiaque : offert « dans une tasse d’écorce » le thé enivre. « Toundra, tu me gâtes ». Pour rejoindre la toundra, il faut abandonner ses habits de ville. Les gestes anciens, portager, pagayer ou dandiner apprennent au corps d’autres rythmes. Ce territoire est horizontal. Pourtant dans le silence, comme une tige nue, l’être s’enracine et s’élance dans un double élan. De la peau de caribou sur laquelle elle s’endort, Joséphine Bacon fait son axe sans limite. La leçon de cette expérience est l’espérance. A « Se laisser être » sous les constellations du ciel et sur l’étendue de la neige, s’élargit le cercle « d’une terre sans fin du monde ». Toundra, territoire de la naissance. Fragile et menacé. Dans sa beauté de « terre nue », sa splendeur de « bleu du bleu », de « soleil rouge » et de « couleurs de feu ». La mémoire puissante y puise la force de ses incantations. Toundra, « tu es musique », écrit Joséphine Bacon. La poète entame la litanie des noms – Missinak, maître des poissons, la rivière Mushua-Shipu, Papakassik et son fils Caribou, Uhuapeu et Uapishtanapeu, maître des animaux à fourrure, grand-père ours et le Grand Esprit. Les présences se multiplient sur une « terre qui espère / [leur] venue ». La polyphonie impulse aux poèmes des joies aventureuses. D’un mot à l’autre naît la cadence. « Tambour, je rêve du Tambour ». L’écriture trouve son rythme à se caler sur des voix, des musiques et des gestes anciens. Plus que leur écho persistant, l’expérience corporelle bien réelle nourrit et équilibre la parole. Puisque Joséphine Bacon parle comme elle vit, remonte entre ses lèvres et sous son crayon « une langue qui n’est pas la [sienne] », l’innu-aimun. L’écriture relie entre eux ses deux présents. Sa voix est celle d’un corps double. Le corps urbain perdu et le corps nomade faisant face à l’infini, son rendez-vous. Le langage alors fait à la poète le don du territoire : « La nuit l’innu-aimun m’ouvre à l’espace » / « Namaieu innu-aimun Tepishkati nitinnu-puamun ». « Je suis libre » / « Apu auen tipenimit ». Témoignage d’une existence convertie en de multiples autres. Comme si être une équivalait à n’être pas entière. D’ailleurs, dans sa marche, Joséphine Bacon emporte sur son dos sa grand-mère. Les voix qui l’habitent sont celles de « [ses] soeurs les vents », de la nuit et de la toundra. Pour qu’elle ne s’égare pas, leur chant monte à travers elle  : « J’avance, j’avance, j’avance … » Note de lecture par Anne-Marie Zucchelli « Tu étais mon rendez-vous manqué Tu étais là, seule Je n’ai pas su retenir le présent Je t’ai vécue un court instant Tes lumières là-haut me reconnaissent Je sais que la lune pleine me guide Je frappe dans mes mains Tes habits verts et violets Ta couleur lumière Dansent pour moi J’ai enlevé mes souliers de ville Pieds nus Je sais que je suis chez moi. » « Ce soir Toundra Ecoute son silence Bruit de pas Rythme du coeur Son de tambours L’écho fredonne une incantation Papakassik l’entend Et t’envoie son fils Caribou Nourrir mon corps fatigué Chausser mes pieds usés J’étends sur la neige sa peau de fourrure Pour m’endormir Mes rêves atteignent les étoiles Toundra me chuchote Te voilà «  « Tu es rare Tu es l’immensité Je te connais hors du temps Un rêve de couleurs Me conduit au chant De mes ancêtres J’ai perdu mes incantations Je t’implore de diriger mes pas Là où tout se rassemble «  http://memoiredencrier.com/un-the-dans-la-toundra-josephine-bacon/ et https://www.youtube.com/watch?v=ZWQwDUhb7Lw

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« Les crabes »

« Les crabes » Entendu un matin dans le RER B : « Maman ! On est arrivé ? Maman ! On est arrivé ? C’est quoi ça ? Un tunnel ? On va tomber. Le tunnel, maman ! Aie ! Tu me fais mal. Maman ! J’ai peur des bêtes. Tu vois maman, y a un crabe. Ah ! Y a un crabe, plein, plein de petits crabes ! Maman ! Le crabe il monte sur ma tête ! » – La voix suraiguë de l’enfant monte dans l’appel. – « Arrête ! Arrête ! Y a ta maman qui est là !» – Paroles de femme dans un registre de voix de tête, claire et déliée mélangée à une voix de poitrine pour apaiser. L’enfant grogne puis se calme, la bouche collée contre la joue de sa mère. Illustration : Marc-Antoine Beaufils, Sur le fil (détail)

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« Ouf ! »

« Ouf ! » Entendu sur un quai de RER : « Ouf ! » Il a pris un coup à l’estomac et lâché brusquement la respiration. Elle dit, « J’ai un rendez-vous dans dix minutes » -. « Ouf ! ». J’ai entendu une seconde fois le souffle de l’homme et sa réponse, – « Oui, oui, oui ? On se retrouve demain, au même endroit sur le quai, d’accord ? Demain ? Oui ? » – Le « oui » jeté dans la respiration. – « Demain ? » – Le d accentué, du bout des lèvres. La langue entre les lèvres. Le son éteint avant que la respiration ne parvienne à la gorge. Illustration : Marc-Antoine Beaufils, Sur le fil (détail)

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