Rodney Saint-Eloi, « Mille vies comme la mienne » (Québec)
Rodney Saint-Eloi, « Mille vies comme la mienne » (Québec) Rodney Saint-Eloi est poète et éditeur. Il dirige les éditions Mémoire d’encrier qu’il a fondées à Montréal en 2003. Il est auteur de nombreux recueils de poésie et directeur d’ouvrages. Sa maison d’édition publie des écrivain.e.s autochtones, antillais.e.s, arabes, africain.e.s, dans leurs langues personnelles et en français, dans l’ambition de « rassembler les continents et les humains pour repousser la peur, la solitude et le repli pour pouvoir imaginer et oser inventer un monde neuf. » Chanter « les bruits du monde » et « l’autre en nous », permettre qu’émerge la parole de l’autre traversent l’écriture et le travail d’éditeur de Rodney Saint-Eloi. Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Montréal, 13 septembre 2021 Un engagement humain nécessaire Rodney Saint-Eloi, vous écrivez dans Récitatif au pays des ombres, « je me mets à ruminer mille vies comme la mienne ». Un engagement humain nécessaire, exigeant et nourri de votre histoire personnelle soutient votre parole poétique comme votre travail d’éditeur. Je pense que nous détachons trop l’art de la vie. Les mots s’éloignent de la réalité des choses. Je me sens souvent en décalage et je lutte pour ressembler à ce que je fais. C’est mon combat. Je pense qu’il faut incarner l’idéal, le porter dans notre vie, réduire la distance entre nous-mêmes et nos rêves. Si nous faisons de la poésie, c’est dans notre vie. La poésie est notre manière de respirer, d’habiter, d’être ensemble. La poésie est partout. Éditer représente un pouvoir immense et symbolique. Nous ne nous rendons pas compte de l’usage que nous faisons de ce pouvoir, d’autant plus que nous sommes des êtres malicieux. Nous sommes dans des nœuds que nous essayons de dénouer et nous faisons semblant d’être des victimes. Pourtant, nous exerçons un certain pouvoir car les mots représentent le pouvoir. Il y a un pouvoir de la parole. Alors, quand nous l’avons, il est important de faire silence et laisser entrer en nous d’autres vies qui n’ont pas cette chance. C’est pourquoi j’ai écrit : « Je me mets à ruminer mille vies comme la mienne ». Je suis haïtien. Je suis né quelque part et je fais partie d’un collectif. C’est un privilège pour moi de pouvoir lire, écrire et rencontrer des gens comme vous, au lieu d’être resté dans mon village, à chercher du matin au soir l’eau, la nourriture. C’est d’autant plus important pour moi de laisser la place à d’autre vies et d’autres langages. Je suis toujours dans un procès d’altérité. Je ne peux pas simplement être moi-même. Ma vie prend sens quand elle peut servir. Cependant la pauvreté a de grandes richesses. Elle oblige à ouvrir l’espace, car l’espace est exigu quand on est pauvre. On doit tenir compte de l’autre. On n’a pas de chambre à soi. Lorsqu’on a un frère, il est toujours en face de nous. Les espaces ne sont pas séparés. Il n’y a pas non plus de la nourriture pour les chiens et une autre pour les humains, ni pour les vieux ni pour les jeunes. C’est un mécanisme inventé par l’Occident. L’individu est toujours dans la communauté et au service du village. Ce sens du commun est fort. Mais lorsque l’on vit sur une île, on n’a qu’une idée : regarder l’autre bord et s’en aller là-bas. Toutes les nouvelles qui viennent de loin paraissent très bonnes. Alors on échappe au destin. Mais on est toujours lié à cette communauté. C’est à notre tour de dire : si je deviens un héros, c’est pour cette communauté. Ce « chant commun » reste une urgence pour moi. La femme qui m’a appris à lire, ma grand grand-mère Tida, ne savait pas lire. Lorsque j’ai été admis à l’Académie des lettres du Québec, on m’a demandé d’écrire un texte. J’ai écrit que j’étais le fils de Tida et qu’elle ne savait pas lire. Ce qui nous manque aujourd’hui, c’est la mémoire de ceux qui nous ont précédé, de ces individus-là. Tida me faisait lire dans la Bible les Psaumes. Je répète toujours le psaume 23 qui a fondé ma vie : L’Eternel est mon berger : je ne manque de rien. Il me fait reposer dans de verts pâturages, Il me dirige près des eaux paisibles. Il restaure mon âme, Il me conduit dans les sentiers de la vie juste A cause de son nom. Pour moi qui grandissais dans l’abondance de la nature, ce n’était pas fictif. Mais j’ai aussi été élevé sous la dictature qui fait que chaque mot compte. J’ai donc été entouré à la fois de tendresse et de violence. Quand j’ai découvert que Tida ne savait pas lire, cela a changé pour moi le sens des choses. Les gens qui ne savent pas lire ne sont pas des imbéciles. Il faut les écouter. Tida m’a appris à redéfinir le sens du verbe donner : donner en effet n’est pas donner ce qu’on a ,mais donner ce qu’on n’a pas. Par exemple, chez Tida on ne mangeait pas du poulet les jours de la semaine, pourtant si un visiteur quelconque arrivait un lundi, elle offrait le poulet. De même, elle sortait les draps jamais utilisés et précieusement conservés. J’ai mené des chantiers d’écriture. C’est un vieux projet monté à l’Institut français de New York avec une amie. Je l’ai fait car j’écris pour rencontrer l’autre et sortir mes propres vulnérabilités. Être moi-même, aller au fond de mes propres désastres. Pour être il faut se mettre à l’écoute des autres. Au Sénégal, on m’appelle wagane « celui qui n’est pas encore vaincu » ou « le guerrier ». À Mingan, au village Innu, les autochtones m’appellent dans leur langue le « gros gros chat », c’est-à-dire le « roi de la forêt ». L’exil et le voyage L’exil et le voyage sont des thèmes récurrents dans votre poésie. « J’habite loin de mon île », dites-vous (Nous ne trahirons pas le poème), ou encore « Je scelle mon alliance avec l’exil » (Je suis la fille du baobab brûlé). Vous écrivez que vous vivez « entre-baillé ici-ailleurs » (J’ai un arbre dans ma pirogue). La poésie ouvre une route. Vous vous mettez en
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