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Lara Dopff, “Quitter le terreau des poètes, s’enfoncer à la rencontre des nomades”

Lara Dopff, “Quitter le terreau des poètes, s’enfoncer à la rencontre des nomades” Lara Dopff a publié aux éditions Phloème une douzaine de recueils. Ensemble ils composent une œuvre poétique singulière et témoignent d’une voix portant l’empreinte d’intenses expériences sensorielles et d’un grand désir de disponibilité au monde. Dans le jardin des dieux disparus est le dernier recueil paru et témoigne d’un désir apaisé d’autant plus émouvant. J’ai demandé à Lara de nous parler de son engagement poétique, du lieu intime où son écriture se fonde, des voyages où elle prend forme, de la manière dont elle se tisse avec d’autres écritures. Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Le Havre, 23 janvier 2024 Les mots du corps Dans le recueil intitulé L’arbre de nerfs, nous lisons : « Mes écrits tendent à exprimer la vie à travers le filtre des nerfs ». Plus tard, dans Parsegha, Lara Dopff évoque le « broiement / du tissé de tes organes ». Les premières questions portent sur l’alliance du corps et de la poésie : pourquoi cette alliance est-elle si importante ? De quelle manière l’écriture poétique s’inscrit-elle si étroitement dans le corps ? Comment le corps prend-il la parole ? L’écriture vient du corps et de l’émotion. Lorsque j’ai commencé à écrire, le corps dictait le besoin d’écriture. J’employais des verbes à l’infinitif, exprimant le mouvement et l’action car je ne pouvais exprimer que cet état. Je ne pouvais pas passer du côté de la pensée. Je ne pouvais que rester en harmonie avec mon corps. Ce n’était pas conscient. Cela sortait comme ça. Je n’y réfléchissais pas. Cela s’est passé un peu différemment lorsque j’ai écris Tremble harmonique. Pour aborder ces musiques très fortes, j’ai choisi de ne pas les appréhender mentalement, mais de leur donner une réponse physique. Car le corps est mon médium. Depuis l’enfance, à travers les arts du spectacle et le théâtre que j’ai commencé très jeune, et ensuite sur la scène du monde et dans la rue, je ne l’ai jamais quitté. J’y ai articulé l’écriture et j’ai conjugué les deux pour pouvoir improviser et créer un objet esthétique partout et tout le temps. Pour moi l’écriture est un flux. Je ne peux pas m’empêcher de traduire ce que je ressens en mots et j’ai l’impression que ma tête gonfle si je ne les laisse pas sortir. J’aimerais parfois qu’il y ait des moments de silence. Il me semble que je me suis mise dans un état d’ouverture au monde qui demande d’être capable de porter par en-dessous, de “sup-porter” énormément, mais il y a des moments où j’ai l’impression que tout est sourd autour de moi. Devant la tristesse qui m’envahit, la seule chose qui me console est d’écrire. J’ai toujours un carnet pas loin. J’écris et la vie reprend. Ce flux de mots n’est pas une gourmandise. En écrivant, je ne pense pas à ce que je suis en train de faire et lorsque je relis je suis aussi étonnée que le lecteur. Je m’épuise parfois. Je réécris sans cesse, mais en relisant je m’aperçois que quelque chose était là dès le premier poème. Lara Dopff, L’arbre de nerfs – carnets IV, V, éditions Phloème, 2015 Mon écriture est une écriture fleuve. J’ai quelque chose du coureur de fonds, une capacité énorme que je canalise. Lorsque les mots sortent, j’éprouve une joie et un soulagement physique et mental. Il y a dix ans, je n’avais pas conscience de ce rapport à l’écriture. Je laissais mon naturel s’exprimer, une opacité, un corps à corps brut. C’est ainsi qu’a été écrit en trois mois L’ arbre de nerfs. Ce qu’on peut nommer « violence » dans ce texte était déjà un corps à corps avec l’enfance et le détachement. À présent, je maîtrise et je canalise davantage ce jaillissement. Depuis trois ou quatre ans, je détourne les réflexes qui tendent vers le dramatique et j’opère un virage pour tendre vers la joie. Les voyages en Inde m’ont appris combien l’âme et la matière sont mêlées et comment les faire vivre ensemble. Le corps – le un de l’âme et de la matière – est partout et chacune de mes émotions passe toujours par un endroit du corps. Maintenant, je cherche l’essentiel : un apaisement qui a mis du temps à se manifester. Il est le fruit d’un retournement du corps qui me vient de la pratique du yoga et me permet de retourner le côté dramatique en joie. Lara Dopff et Yves Ouallet, L’Inde et son double, journal de voyage et poèmes, éditions Phloème, 2020, collection Fugue de vie Les rivages du monde Lara Dopff choisit comme mode d’existence le voyage qui la “mène sur les rivages du monde” (Parsegha). De l’Iran à l’Inde ou à la Grèce, des déserts inexplorés aux villes surpeuplées et aux plages sans âge, « j’ai jailli l’état de culture. / ne me reste que l’enfoncement / d’une nature » écrit-elle dans Parsegha. La poésie s’écrit au cours de déambulations vues comme un exode. Elle en redouble l’intensité de l’expérience, l’imprégnation et le débordement. En quoi le voyage est-il un état indispensable à l’écriture ? J’ai redécouvert l’errance notamment grâce à Yves Ouallet qui avait commencé à voyager bien avant moi. Redécouvert, car j’ai eu l’impression de retrouver mon enfance. En effet, l’errance est pour moi un état complètement naturel où je suis moi. À partir du moment où j’ai décidé de changer constamment de lieu et de culture, de développer ma capacité d’adaptation à l’écoute de tout ce qui est vivant, j’ai eu l’impression d’une reconnaissance. Je pars pour m’inscrire dans le monde et me connecter à la nature, aux éléments, à la mer… Errer, c’est ne plus faire ses actes au hasard, c’est canaliser sa pensée et son corps pour être mieux à l’écoute du monde. Par respect envers mon propre corps, j’essaie de ne faire aucun acte au hasard. J’ai appris ainsi peu à peu à m’ouvrir complètement au contact d’autres langues, nourritures et vêtements. Mon errance passe par une dimension très corporelle qui met en œuvre une gestuelle proche du théâtre. Cependant la gestion de l’énergie

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Isabelle Poncet-Rimaud, L’écorce du silence

Isabelle Poncet-Rimaud, L’écorce du silence Note de lecture par un musicien, Damien Charron L’écorce du silence, recueil de poèmes d’Isabelle Poncet-Rimaud, vient de paraître en janvier 2024 aux éditions Unicité. L’autrice a déjà publié une quinzaine de recueils, sans compter les parutions dans des revues ou des anthologies. Le titre m’ayant d’emblée interpelé, je voudrais partager mon approche du texte en tant que compositeur. Je connais Isabelle Poncet-Rimaud depuis de longues années et je suis régulièrement sa production poétique. Sa parole opère à travers des textes assez concis portant des images et des sensations prégnantes. Elle est traversée par des interrogations de nature métaphysique, spirituelle. J’ai eu la chance, en tant que compositeur, de l’analyser et d’en saisir la cohérence profonde lorsque j’ai mis certains poèmes en musique. J’ai d’abord écrit en 2000 un cycle de mélodies pour soprano et basson d’après des poèmes tirés de divers recueils, Dans la soif des mots. Puis en 2019 et 2020, deux mélodies pour mezzo-soprano et harpe : Une pomme au creux et Vanité des vanités, éditées dans le CD Varietas, mélanges pour harpes en carton, voix et harpions, paru en 2022. Le titre de ce nouveau recueil associe une image sensorielle forte, tactile, d’enveloppe protectrice (est-elle rugueuse, râpeuse, granuleuse ou au contraire lisse ?) à une notion presque philosophique, le silence. Je me suis donc demandé de mon point de vue de musicien ce que la poète allait tirer de cette alliance surprenante. D’autant que ce rapprochement opéré entre la matérialité d’une sensation et l’immanence du concept est réitéré dans les sous-titres des trois parties qui composent le recueil : « feuillures de silence » (le monde tactile avec l’emploi d’un terme rare avec son sens d’entaille, de rainure), « à l’ombre des silences » (l’univers de la lumière), « les cordes du silence» (la sensation de toucher, au moins dans son sens premier). Étant moi-même attaché au rapport entre le silence et la création, je souhaiterais mettre en évidence les traces d’un mécanisme d’auto-engendrement, qui m’a semblé transparaître dans ce discours poétique. Je pars de l’hypothèse que l’artiste inscrit en filigrane (consciemment ou non) tout ou partie de sa démarche au cœur de sa production. Je propose donc au lecteur de partir à la recherche d’une sorte d’art poétique. Écoutons le premier poème du recueil : « De l’imperfection du silence naissent les sons du monde. Balbutiement de parole ou clarté cristalline, vibrations secrètes qui écrivent leurs partitions sur le parchemin du temps. » Le premier vers introduit instantanément une sorte de décalage. Et de ce défaut surgit tout un processus, qui mènera jusqu’au phénomène de l’écriture. On pourrait aussi rapprocher la métaphore de la « faille » qui « souffle les mots » dans un autre texte. Ainsi le silence se voit attribuer divers caractères qui peuvent sembler paradoxaux : il est question d’« épaisseur » ou de couleur. Insensiblement, on passe d’un « imperceptible bruissement » à un « balbutiement de parole ». Ce qui était inarticulé (« cri muet ») devient « langage » puis « eau courante de la parole ». Et pour finir en écrit ou en « partition ». Cette dualité initiale se manifeste aussi dans des oxymores comme « silence sonore ». Plus largement, tout semble s’ordonner selon un principe d’opposition des contraires : « nuit / jour », « ombre / lumière », « bien /mal ». Comme l’énonce un poème de la deuxième partie, « Tout se tient et se féconde / dans les plis mêmes des contraires ». Ce jeu d’opposition structure sur un plan formel le poème suivant, où l’on peut observer un double chiasme : « Blanc du silence, silence blanc d’un autre côté où le temps même se tait. Silence blanc, blanc de silence. tout mot suspendu dans l’imperceptible bruissement d’un au-delà de l’instant. » Antichambre, Couvent de la Tourette, à Lee Ufan, plasticien Pour mieux comprendre l’agencement formel de cette inversion complexe, on pourrait la figurer par la séquence « ab/ba…ba/ab », où les lettres « a » et « b » remplacent respectivement « blanc » et « silence ». Il n’est pas anodin du reste que la double permutation affecte les deux termes signifiants « blanc » et « silence » pour faire ressortir leur parallélisme, voire leur confusion recherchée. Je voudrais terminer par un dernier exemple, où il apparaît que la poésie a en quelque sorte contaminé le monde au point de se substituer à lui, dans un parallèle saisissant entre la vie et l’écriture : « La dernière note de ton dernier souffle indéfiniment flotte suspend son temps, ne sachant, indécise, où poser l’écho mortel du mot fin. » Le recours à un nombre limité de sons facilite un jeu de reprise de sonorité, par des assonances (« suspend », « temps », « sachant »), ou par des répétitions (« dernière » « dernier »), ou encore par le choix d’une rime (« note et « flotte ») . Mais ce resserrement phonétique met également en œuvre un rétrécissement de l’univers des possibles, où s’inscrit la paronymie « mortel » / « mot » : la dérivation sous-entendue affirme alors leur intrication. Remarquons au passage la présence constante de sensations sonores faisant souvent référence à la musique. Dans le premier texte cité, les deux substantifs « vibrations » et « partitions » orientent l’esprit de l’auditeur vers l’univers musical, de même qu’à d’autres endroits quelques vocables un peu techniques comme « notes » (dans la dernière citation), « battements », « aigu / grave ». Ou encore une évocation du chant des oiseaux. On trouvera en guise d’instrument les « cloches du troupeaux » et même « la pluie à quatre mains [qui] pianote sur le clavier ». Au reste, c’est en raison de cette permanence discrète, mais certaine, que j’interprète le titre de la troisième partie comme un renvoi à une famille d’instruments de musique après la lecture attentive du dernier vers : « jouer des cordes du silence ». Dans ce court périple, j’ai tenté d’assembler, un peu à la manière d’un puzzle, les indices d’une force agissante de la création artistique, dépassant son propre message pour se signaler en tant que telle. Dans le souci d’y confronter ultérieurement ma propre démarche de compositeur. Bien sûr, je n’ai fait qu’effleurer un aspect de la poétique de l’autrice, laissant de côté des figures prégnantes comme l’arbre ou le jardin, et renonçant à aborder les thématiques de la mort ou de l’enfance. Lisez L’écorce du silence ! Isabelle Poncet-Rimaud, L’écorce du silence, poèmes, Editions Unicité, 2024 https://editions-unicite.fr/auteurs/PONCET-RIMAUD-Isabelle/l-ecorce-du-silence/index.php Site d’Isabelle Poncet-Rimaud : https://www.isabelleponcet-rimaud.com/ Site de

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Patrice Delaune

Patrice Delaune, sculptures J’ai découvert les sculptures de Patrice Delaune à la galerie Agnès Szaboova puis lors de son exposition dans un des salons de La Grande école au Havre. Patrice Delaune est également l’auteur du Christ qui orne depuis 2005 la façade de l’Église Saint-Joseph construite par Auguste Perret dans le cadre de la reconstruction de la ville. Dans la galerie, au milieu des œuvres d’autres artistes, quelques tiges se dressent sur des socles étroits. Les matériaux utilisés sont des morceaux de métal trouvés sur la plage, que le sculpteur redresse ou courbe dans un jeu de déséquilibre, une incertitude qui me touche plus que tout. À regarder ces sculptures, je vois la nature. Je me tiens devant elles dans un moment d’oubli comme devant la berceuse entêtante d’un mouvement d’herbes sur la terre, l’obstination de la vie à l’œuvre, la reptation de ronces ingrates dressées au bord des chemins. Car ces sculptures peuvent paraître aussi d’une tristesse poignante. Tiges, hautes herbes de Patrice Delaune, comme un peuple incertain, hésitant et fuyant vers l’ailleurs, – cet air, vide immense, où la ligne étirée, inclinée bascule et disparaît -. Dans ce jardin sculpté, je choisis le signe, l’inscription d’une sculpture dans l’espace comme le trait de gravure sur la feuille, l’indécision d’une asymétrie, le déséquilibre de fers récupérés et usagés qui égratignent l’air. Certaines tiges toujours vives sont soudées à un socle profond ; quelques-unes trop fragiles pour soutenir leur propre poids en rejoignent d’autres pour devenir plus fortes et audacieuses. Sculpter, c’est devenir un pur mouvement dans la lenteur d’un geste. La lenteur et l’équilibre sont choses ardues à harmoniser. Se tenir sur le qui-vive, avec ce tremblement au bout des doigts qu’il faut apprivoiser, tremblement salvateur d’une tige dans l’air, en appelant une autre afin de prendre forme et de s’affirmer dans l’espace. Une tendresse grimpe le long des fers pour mieux saisir leur lumière gracile et entêtante. Patrice Delaune, Sculptures, fer, patine, rouille, présentées dans l’Exposition collective de fin d’année, galerie Agnès Szaboova, Le Havre, décembre-janvier 2023 © Agnès Szaboova https://www.agnes-szaboova-gallery.com/patrice-delaune

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Madé, “Au fil des lumières”

Madé, “Au fil des lumières” Madé expose à la galerie la Glacière une série de peintures rassemblées sous le titre “Au fil des lumières”. Dans un entretien diffusé dans l’exposition, la peintre évoque combien l’ont émue les « blancs vaporeux » et l’« écriture des gris sur les bords de nuages qui ne tombaient pas » d’Eugène Boudin, ainsi que les « ciels immenses, fascinants, toujours en mouvement… Des couleurs, des transparences, des formes insaisissables » des paysages du Havre où elle s’est installée pour “être au plus près de la lumière”. Entrer dans l’exposition, se rapprocher des panneaux peints, s’arrêter. Pas de figuration, jamais. Nulle forme qui ouvrirait la porte d’un paysage maritime. Partout des gris, gris blancs, rosés ou teintés de vert, de rouge … “gris tout doux”, “gris rebelle”, “gris câlin”, “gris contrebasse”, “gris de citadelle” … règne des gris dans le royaume des lumières. Le paysage a-t-il cessé de vivre ? A la contemplation de ces panneaux, il apparaît qu’il n’est pas qu’une réalité de lignes et de volumes. Un remuement ténu passe à la surface des peintures, de l’une à l’autre, un peu au-dessus de la matière, par-dessus son onctuosité, ses jeux de glacis et de transparences. Une vibration éparse de couleurs que l’on devine à travers les gris, que l’on perd de vue pour les retrouver ailleurs et différentes. Rien que la vibration de la lumière, presque immobile, et au milieu de son champ, infinie. Regarde. Regarde donc, écoute, respire. Ce qui avait pour nom mer, ciel, terre quand cela s’assemblait en lignes et en volumes, s’échappe dans l’instant d’une éclaircie qui éblouit, d’une ombre au passage d’une aile. Il y a de l’air qui sourd là, et là. Comment trouver une matière assez transparente pour la faire rayonner. Toucher du pinceau la fragilité de la lumière qui est aussi sa force. La distribuer ici et là, différente. Rêver d’obtenir une densité sans ornement et sans détour, tracée avec rigueur dans le simple intervalle d’un rectangle ou d’un carré. Les panneaux peints de Madé tiennent l’accord entre l’immédiateté et la durée. A s’arrêter devant ces peintures regroupées par deux, par quatre … on entre dans le cercle d’un horizon, entre les gris et les blancs d’un ciel qui parfois se colore. Ce serait, juste encore visible avant l’éblouissement, les yeux fermés sous le soleil, une sorte de palpitation chuchotant. Murmure lointain et merveilleux comme s’arrondit dans l’air parfois le bruissement d’un feuillage. Alors, devant la nature exubérante des bords de mer, le calme des couleurs installe des silences. Les rouges du Grand Nuage Blanc, 2015, série de 12, peinture acrylique sur mdf : Violet, vert, rouge, rouge clair, ocre rouge (5 rectangles qui peuvent être présentés verticalement ou horizontalement) et prune Madé, Au fil des lumières, galerie d’art La Glacière, Le Havre, 10 février-16 mars 2024 http://galerie.laglaciere-lh.fr/ https://www.emade.fr/

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Thierry Dhuisme

Thierry Dhuisme, “Lignum” Dans son accrochage d’hiver, la galerie Agnès Szaboova présente les œuvres de plusieurs artistes parmi lesquelles celles de Thierry Dhuisme. A côté de ses toiles, deux branches peintes posées verticalement sur des socles m’ont interpellées. Comme un courant d’air frais, une touche d’innocence, un souvenir d’enfance où l’on sculptait des écorces. Thierry Dhuisme Lignum, Bois, technique mixte Sur un morceau de bois écorcé, ajouter quelques couleurs sourdes. Les laisser affleurer comme s’il restait à la branche morte encore une mue, un vêtement aimé et pour toujours vibrant. Lieu du départ : les chemins aléatoires et secrets cachés sous l’écorce. Ajouter du pigment aux endroits tassés par le passage de la sève. Suivre la piste de veines ondulant comme des anguilles. Peindre sur le bois les petits vallons d’une branche paysage. Branche et l’envol figuré par la rondeur. Flamme, dans le déhanchement d’une fumée bleue. Fleur, écorce neuve, jeune bois, lichen où la couleur épanouit une nature vivace. Disposer ensuite cela sur un socle. Non pas simplement la branche, mais la douceur de la lumière sur le bois, un pur élan, l’euphorie d’être en vie. Thierry Dhuisme Lignum, Bois, technique mixte https://www.agnes-szaboova-gallery.com

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Lorsque s’ouvrent certains lieux d’eau : Eugène Boudin

Lorsque s’ouvrent certains lieux d’eau : Eugène Boudin Lorsque s’ouvrent certains lieux d’eau – sous leur sel, un peu de bleu comme un havre – tant ils débordent de surabondance, il me semble que je ne cesse de croître. L’oreille attentive au son de l’air parmi ses amples mouvements, le regard vivant la mer, la fraîcheur et la chaleur dispersées tour à tour sur la peau font de moi un grand chant de tout. Remise aux sables où toute terre s’unit à l’eau, le corps soyeux d’algue retrouvant l’eau, en des lumières comme dans l’eau, donné au ciel, je chemine sur le sable d’aventure jusqu’aux vagues vives. Il y a au Musée du Havre, un ensemble de bords de mer peints par Boudin où je reconnais la figuration de ma joie. Eau ! et la lumière déploie à l’infini ses archipels. Une façon d’exister en des baies d’aventure où la terre et le ciel renoncent à leur séparation, où tant de forces travaillent sans effort. Sans crainte, mes yeux se ferment à présent sous l’eau qui monte en moi en des appels fastueux et des paquets de mer. Je suis elles ; les vagues me menant où mon désir d’être est d’être portée aux crêtes et de rejoindre le ciel. Eau, et c’est la vibration de l’écume et le son du ressac. Ma voix à leur voix pareille. Dans la mer intérieure, si luxueusement malléable, grise sur le blanc de la toile, bleue, brune, verte au ras de l’eau et de l’air, je file sous le pinceau, portée à la dérive sur la double face où la mer et le ciel, dessus et dessous, se soulevant, montrent alternativement leurs visages interchangeables et pareillement mouvants. Je plonge avec le peintre dans les eaux figurées comme nagent les poissons dans les trous de plusieurs mémoires. Dotée d’un bel âge intemporel, je fends en deux le miroir pictural et les grands oiseaux sur l’aire d’huile dense tracent en moi leurs lignes immatérielles. Anne-Marie Zucchelli, automne 2023 Eugène Boudin, Scène de plage, Le Croisic, 1892, Muma, Le Havre https://www.muma-lehavre.fr/fr

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Ce que la vie me donne, je le confie au silence : Johannes Vermeer

Ce que la vie me donne, je le confie au silence : Johannes Vermeer Johannes Vermeer, La leçon de musique, 1662-1665, Royal Collection, Londres Dans ma maison, j’ai accroché une première carte postale, La leçon de musique de Vermeer. Ce que la vie me donne, je le confie au silence. Sollicitant le pas sur tous les autres sens, il germe dans l’amande, mon foyer ; retient les tambours avant qu’ils ne résonnent ; et se déploie lentement dans les cosses d’un lieu où je suis, fermant les yeux. Est-ce encore le bruit du vent ? Si je suis fatiguée, je ferme la porte. Alors, le silence prenant propriété de moi ouvre un précipice. Vision rebondissant entre les murs ; le silence s’étend sur un sol dallé de blanc et noir. Je le prie de s’installer doux avec moi et de me confier ses titres de possession. Car ma quête est bien d’une maison, un lieu dans l’espace où je sollicite ma présence ; un domaine familier où toute aile sera dépliée, toute solitude bannie et l’erreur corrigée. Pour que tout soit à sa place, je pose ma main sur les meubles. Ils sont là pour cela. Pour payer mon passage, aider à ma transformation en me gardant vive au cœur de ce qui est immuable. Ne m’oubliez pas, dis-je au pichet blanc, au miroir, à la table aux pieds contournés, au tapis sur la table, au fauteuil et au violoncelle. Je demeure étonnée devant la métamorphose du silence à user son immensité sur des objets mineurs. Cependant, lorsque Vermeer ouvre les volets, le jour entre dans la maison ; le pinceau lance en l’air tant de blancheurs nouvelles qu’il rend chaque chose très fraîche et sonore sous ces retrouvailles. Ce qui s’endormait alors – où mon cœur s’oubliait -, chevauche maintenant une rumeur claire. Oui, oui, dit mon cœur, qui se sauve à son tour hors de la maison. Anne-Marie Zucchelli, automne 2023

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Georg Trakl, “L’homme est regard”

Georg Trakl, “L’homme est regard” Décembre 2023 : “L’homme est regard, Berger habitant le silence crépusculaire des troupeaux, La patience des hêtres rouges…” écrit Georg Trakl. Une poésie couleur de l’incendie. Où les mots brûlent. Poésie fulgurante qui s’illumine et s’éteint pour mieux nous ouvrir les yeux. Mélancolie Ombres bleutées. O sombres yeux Qui longuement me regardent en passant. Des sons de guitare accompagnent en douceur l’automne Dans le jardin, dissous dans des lessives brunes. Les ténèbres graves de la mort naissent Sous des mains de nymphe, des lèvres rongées Sucent des seins rouges et dans des lessives noires Flottent les boucles humide de l’adolescent Soleil. Extrait de Crépuscule et déclin Occident (extrait) Lune, comme si un mort sortait D’une caverne bleue, Et des fleurs beaucoup Tombent sur le sentier rocheux. Quelque chose de malade pleure argenté Près de l’étang du soir, Dans une barque noire Des amants sont allés à la mort. Ou bien sonnent les glas D’Elis à travers le bois D’hyacinthe, Mourant à nouveau sous des chênes. O la forme de l’enfant Faite de larmes de cristal, D’ombres nocturnes. La foudre éclaire la tempe L’éternelle glacée Quand sur la colline verdissante Retentit l’orage de printemps. Extrait de Sébastien en rêve La nuit a avalé des visages rouges, Le long d’un mur de crin Un squelette d’enfant tâtonne dans l’ombre De l’homme ivre, rire brisé Dans le vin, tristesse ardente, Torture de l’esprit – une pierre se tait La voix bleue de l’ange Dans l’oreille du dormeur. Lumière en ruine Extrait de Poèmes épars, 1912-1914 Retour (extrait) Quand le soir respire un calme d’or, Forêt et sombre prairie devant, L’homme est regard, Berger habitant le silence crépusculaire des troupeaux, La patience des hêtres rouges ; Si clair, l’automne étant venu. Sur la colline Le solitaire écoute le vol des oiseaux, Le sens obscur, et les ombres des morts Autour de lui se sont rassemblées plus graves ; De frissons l’emplit l’odeur froide du réséda, Les cabanes des villageois, le sureau, Où l’enfant jadis habita. Les poèmes sont extraits de Georg Trakl, Œuvres complètes, traduites de l’allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Gallimard, NRF, 1972

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“Lueurs” d’Eva Lemay Guerin, Ateliers de Sainte-Adresse

“Lueurs” d’Eva Lemay Guerin, Ateliers de Sainte-Adresse Un jour de grand vent, je suis montée le long de la mer jusqu’à l’Espace Claude Monet à Sainte-Adresse, pour découvrir l’exposition d’Eva Lemay Guerin, Lueurs. Une bande rose où coule un peu de bleu, choisie pour l’affiche, avait attiré mon regard. Paysage ou abstraction ? J’étais curieuse de découvrir un travail de peinture à l’huile et ce qu’une artiste d’aujourd’hui fait des lumières et des mers peintes avec tant de bonheur et de liberté depuis plus d’un siècle. Ce qui m’a touchée dans le travail d’Eva Lemay Guerin est une suspension de l’image à la limite de la représentation. Le goût de la couleur mène l’artiste. Peut-être est-ce à travers son excès même, sa présence pigmentaire si marquée, qu’Eva Lemay Guerin accède au paysage. Par ce qui en déborde. L’attente ici est lumineuse. Absorbée par l’immensité d’un paysage, ses mouvements visibles, ses ombres puissantes et ses lueurs emmenées. Cependant, pour l’exprimer il faut à la peinture toujours moins. Renoncer. Questionner la figuration. Aimer surtout les fines traînées de bleu sur le bleu, le glacis faisant leur eau plus mince sous le ciel. Réduire l’espace à n’être que le rectangle d’une toile. Le rendre à la dimension de notre regard. Alors le mouvement du pinceau sur la toile soulève les hésitations une à une jusqu’à gagner cette place en nous où vit un paysage double – mer, falaise, ciel -, serein sous tant d’incertitudes. Quelque chose ne m’abandonne jamais : l’observation de ce geste, la manière dont il se pose, son rythme et le pas qu’il m’amène à accomplir à mon tour. Peindre simplement cela, un passage. Simplement son équilibre fragile, signe émouvant d’une attente inexprimable autrement. J’inscris un instant mon existence dans cette matière picturale – pâte, grain, pigment – où s’invente toujours d’autres façons d’être au monde. “Lueurs”, peintures Eva Lemay Guérin, Ateliers de Sainte-Adresse, Espace Claude Monet, 2023 https://evalemaypeintre.com/ https://www.ateliersdesainteadresse.fr/evenements-expositions

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Regards sur la nature, chez Agnès Szaboova au Havre

Regards sur la nature, chez Agnès Szaboova au Havre Un après-midi de novembre, dans la galerie d’Agnès Szaboova au Havre. Dehors, vent et fraîcheur. Dedans, les œuvres accrochées suffisent pour que l’après-midi tournant à la pluie déploie une nature double, mouvante, colorée et vibrante. De cette visite, je retiens quelques impressions vives : Un envol de lumières et de couleurs, un indestructible rose, rouge de naissance, lampes allumées sur l’immense nature : ce sont les fleurs de Christelle Lollier Guillon. Au centre de la pièce, des vagues, vivaces miroirs, emportent le regard en leurs mouvements. Zuzana Kleinerová pose la feuille dans l’eau et laisse la mer agiter l’encre à son gré de source échappée, excessive. Dans l’immobilité d’un visible hiver, Thierry Farcy choisit l’incise et déplie une vision photographique semblable à une gravure sur roche. Du paysage, il reste peu de chose, si ce ne sont les lignes légères et incertaines d’une trame qui se répand comme un ruisseau. Thierry Farcy, Arbres morts, photographie Zuzana Kleinerová, ActionOceanPainting, encre sur papier Christelle Lollier Guillon, Champ de tulipes, impression numérique sur Dibond Christelle Lollier Guillon, Réjane, impression numérique sur Dibond Regards sur la nature – Jacques Blouin, Thierry Farcy, Philippe Guesdon, Zuzana Kleinerová, Christelle Lollier Guillon, Galerie Agnès Szaboova, Le Havre, novembre 2023 https://www.agnes-szaboova-gallery.com/expositions

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