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Thierry Pérémarti, « De nuits en nous nous n’avons plus »

Thierry Pérémarti, De nuits en nous nous n’avons plus Automne 2023 : Lecture du recueil de Thierry Pérémarti accompagné de dessins de Corine Pagny. Approcher peu à peu les textes. Tant de blanc autour de chacun d’eux. Un silence accompagnant une parole ramassée. Tenue au creux de la page. Au cœur, les mots, comme des animaux attrapés dont le museau renifle les odeurs de nos peurs et de nos courages et nous enveloppe d’un espoir brûlant et sombre. Ces textes courts et denses luttent contre le néant. Ils me semblent être les fragments d’une déflagration, rassemblés pour faire corps et prendre sens. Eteins les silhouettes les nudités nôtres, le ciel chauve où je prends racine. Apporte-moi l’herbe coupée qui chante encore, brouillard bu strident sous la langue – que je tienne parole, ourle le monde à bâtir, redevienne le creux où tu logeas. Arrachée du cœur, qui donc scella notre lumière ? Inverse-nous le temps passé. Recouds nos mains, elles hurlent. Qu’on ne s’y trompe pas. J’aurais voulu le moindre bruit à ce silence, aussi que durent l’innommé et le mystère de ce qui nous éclaire. Tout, où se perdre. L’élan comme la chute. Aurions-nous si bien dispersé cette vie au vent ? Raconte-moi nos sangs en moi qui coulent. En fond de gorge, je goûte ce qui n’a pu être : les fruits âgés, le miroir éteint. Puis, mémoire consentie au dos des ombres, doucement je cisaillai la source les eaux. Offerts au front des oublis nous partîmes, aurait-il fallu lisser les ronces, s’en tenir aux lisières ? Ne rien dire qu’on ne sût déjà ? A peine un regard conjugué, à peine un signe à l’horizon, je vis au mitan au noyau où ton odeur enivre, heureux d’appartenir. Thierry Pérémarti, De nuits en nous nous n’avons plus, dessins de Corine Pagny, Editions Douro, 2023, coll. « Présences d’écriture » https://thierryperemarti.com/publications https://www.editionsdouro.fr/thierry-pérémarti

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Les « yokai » de Marie Lhomet à la galerie Incarnato

Les « yokai » de Marie Lhomet à la galerie Incarnato 9 décembre 2023 : Performance de Marie Lhomet à la galerie Incarnato où elle expose « Peau de papier ». En plus des créations en deux dimensions, Marie Lhomet réalise des costumes de papier et d’osier inspirés de la culture japonaise. Ce soir là, portés par Marie Lhomet, Albine Lambert et Michel Wolfstirm, les costumes donnent vie aux yokai, figures masquées issues des rituels japonais. Le costume de papier porté comme une seconde peau, est un cocon à l’intérieur duquel le corps entre pour renaître dans sa sauvagerie. https://www.incarnato-lh.fr/ www.instagram.com/marie.lhomet

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Au plus près de la lumière : « Sygne » de Marguerite Genest

Au plus près de la lumière : Sygne de Marguerite Genest Alors que je préparais une « Promenade urbaine » architecturale et poétique à Aulnay-sous-Bois, consacrée au groupe des jeunes poètes de l’Orphéon, la fille du peintre Gabriel Robin m’a donné à lire Sygne de la poétesse Marguerite Genest publié en 1973. Le recueil est signé M. A. Genest : « M » pour Marguerite, « A » pour Ambrosini. La poétesse prend pour nom de plume Genest. Elle est « une voix », liseuse à la radio, dit d’elle son fils, le poète Bernard Hreglich. Elle fut dans les années 1950 la compagne du poète Serge Wellens. « Marguerite, ma seule aurore », écrira Wellens, en titre du recueil qu’il publie aux Cahiers de l’Orphéon en 1956. Tous deux se sont rencontrés à Aulnay lors des rencontres poétiques organisées sous le préau d’une école, auxquelles le groupe de l’Orphéon conviait les habitants. Marguerite Ambrosini interprétait la poésie et notamment les poèmes de Wellens. M. A. Genest, Sygne, Guy Chambelland, éditeur, 1973 Je suis entrée dans ce texte comme par un grand saut, surprise par son intense et immédiate vitalité. Dès la première page, la liberté ! Le souffle y court sans se dérober. Les mots abattent les obstacles. Sans gaspillage, par le hasard aérien du rythme du sang, ils ferraillent à travers l’ombre et la lumière dans l’étendue inapaisée du poème. Parfois, le territoire où vit Marguerite Genest ressemble à un champ de bataille où s’usent les appels et les peurs que la fin illumine malgré tout : « lumière comme une arme à bout portant ». D’autres fois, absence ou oubli, ses mots se lèvent en une eau abondante, « une larme brille quand la mer revient ». Puis vient le silence. J’aime ce territoire poétique soulevé au plus près de la lumière. Sans timidité ni fausse pudeur. Avec une fidélité à l’urgence qui me touche. Les mots secoués, éperdus, comme un battant sonnant à la volée. Vitalité ! ici, Marguerite Genest joue à se sentir vivante, là, elle vit de destruction. Mais toujours les mots l’emmènent ailleurs, au rendez-vous des arbres, des vents, d’un merle. Cris, plus que paroles. Cris, pour se rappeler à l’ordre souverain d’une vitalité inépuisable. A l’heure vague où la parole manque, où les désirs se retournent contre eux-mêmes, les cris ont la tendresse tenace ; ils nous démasquent, ils nous poursuivent, toujours plus haut, plus loin, hors des cercles étroits. Alors, en lisant le recueil de Marguerite Genest, il me semble que la poésie rend la distance moins grande entre cette femme et moi comme entre moi et moi-même. Ses mots se portent en flèches de lumière, accentuant les ombres – mais comme ces ombres nous aiment – ; et j’y trouve des mots pour étreindre ce qui voulait s’exprimer : un fil de souffle, des contradictions unifiées, « une planète / ronde unie et forte comme une sphère / Comme une pomme aussi / qui a le goût de la blessure ». La lecture me laisse pressentir que la colère, la douleur et l’effroi même dont témoigne la poète donnent l’énergie. Car la poésie ouvre – « rouge de franchise » – sur beaucoup plus que l’expression de sentiments. Instant d’inattention de la raison – les retenues sont débordées : une musique – sans acte de volonté – se dérobe à la saisie. Et trébuche de mot en mot. Mots : ces vocables simples et parfois endormis, où la musique se réfugie, que la musique effleure et délivre, que la musique entraîne vers un ailleurs. Là, la lecture installe sa nécessité. Lorsqu’elle s’accorde avec le rythme d’une énonciation, un cillement, la marche « sur dix routes différentes » et un peu de poussière résolument écartée, s’élèvent la stupéfaction de comprendre une langue étrangère, le courage de regarder et la jubilation. Une plénitude entraperçue dont je retiens quelques fragments d’or, comme la poète ces mots notés sur une page, signes de la lumière entrevue. AMZ, automne 2023 Sang profond Sang profond. Ne saviez-vous pas ? Moi, depuis que je connais l’Assassiné-Vivant, je sais. Il y a trop de sang. Une petite saignée, une fois, n’a pas suffi. Il en a encore beaucoup trop. Il l’entend couler, rougir, bondir, se battre, hurler, chanter, pleurer, se calfeutrer, faire le mort, ressurgir plus vivace, hâtivement se remettre à filer de la vie (filer, filer, il faut filer injurier et encore filer), bâtir, construire, chercher, trouver, dire Oh, dire Merci, cascader, pénétrer, aimer. Si peu digne, si dure merveille, cher sang détesté, je suis à toi. J’ai si longtemps connu l’Hiver Et pourtant Soleil tu sais ma volupté quand tu me manges Soleil silence au faîte de mes cris. De longs jours sans bouger De longues années sans brûler Il n’y avait personne Maintenant comment vivre L’horreur de la nuit déborde sur la vie A nouveau ne bougeons plus Inertie splendeur réelle Mort seul acte lumineux qui me reste Pourtant ton cri autoritaire merle dans cet après-midi de mai Qu’ai-je à faire d’un cadavre ? Des cadavres il y en a tant et tant Mais vous les morts que j’aime levez-vous soyez les vivants absents Levez-vous Enlevez ces peaux mortes qui couvrent le plancher et cette odeur d’herbe carnivore de planète disloquée Levez-vous il reste encore quelqu’un Un seul suffirait à tout déblayer Un seul mais vivant Le geste lent la voix qui sait – très peu de mots – le son de cette voix presque le silence Le silence la patience Etre en dehors du temps Itinéraire contraire ! Achevée ma chair natale … Ne plus être dans le temps ? Y aura-t-il encore des sourires des éclairs ? et des mots qui seraient plus que des mots … Etre plus que je ne suis. Signature Je suis à tous Je suis à un seul C’est peut-être cet oeil doux et anxieux dans le dedans dans le dehors C’est peut-être cette épée qui caresse C’est peut-être ce noyau immobile et secret Il ne s’est jamais rien passé que ce regard cette caresse cette immobilité de pénombre et de bruit Pour la promenade urbaine, Les

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Denis Emorine, « Sonia Elvireanu, un regard de poète au cœur du monde »

Denis Emorine, « Sonia Elvireanu, un regard de poète au cœur du monde » Lecture par Denis Emorine du recueil de Sonia Elvireanu, Le regard… Un lever de soleil /Lo sguardo… Un’ alba, traduction Giuliano Ladolfi, Giuliano Ladolfi Editore, 2023 Rien ne s’oppose à la lumière, constate Sonia Elvireanu dans un des poèmes de ce recueil. La palette du peintre évoqué en liminaire permet à la poésie d’éclore à la faveur d’un lever de soleil. Soleil… Le mot revient souvent ici: « le soleil glissant à travers tous les murs », « les scintillements du lever de soleil », « le soleil du lieu où les dieux/ont ensemencé le rivage », « …sous le rayon/de soleil ». Cette métaphore filée imprègne et illumine forcément tout le recueil. Inévitablement, la lumière baigne cette poésie. Même l’ombre, l’obscurité semblent factices : « Le noir infusé de lumière n’est pas opaque,/les rayons du soleil s’y reflètent,/brisent l’obscurité comme la lune dans la nuit » « comme dans une symphonie de couleurs » « comme le rayonnement de l’amour » . Le titre nous l’indique clairement, tout est révélé par le regard attentif de la poétesse. Avec Sonia Elvireanu, le bleu semble presque une couleur chaude sous « les ailes de la terre amoureuse», nous dit-elle. Tout resplendit ici. Tout est accord au sens musical du terme. Sonia évoque les dieux, les lieux sacrés où la nudité d’un corps de femme consacre l’éternité du monde et l’accord suprême entre une femme et un homme. Dans le poème Nu sur la terrasse -on croirait le titre d’un tableau- où la poétesse se met en scène, Le regard de l’aimé glisse sur ce corps offert, la nature est un miroir qui reflète un désir sous-jacent, prélude au sacrifice de la femme complice ,à la faveur d’un rite païen en harmonie avec la nature qui préside à la cérémonie : l’autel sur lequel tu es prêt à me sacrifier, l’œil de l’amour sans crépuscule, cette scène de théâtre épiée par le lecteur voyeur est l’ expression même du désir. * Dans ces lieux visités par Sonia Elvireanu, « la lumière perce l’obscurité «  même dans un hiver gris » et le poème monte vers un ailleurs entre sable, mer et ciel, là où les dieux ont laissé une empreinte de mystère. Avant de disparaître ? « Borné dans sa nature, infini dans ses vœux, l’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux. » écrivait Lamartine.1 * Et pourtant la beauté, l’harmonie , la sensualité célébrées par Sonia n’empêchent pas une allusion à la guerre, si peu voilée qu’elle nous atteint particulièrement. Dans Folie ténébreuse, rien ne nous est donné, aucune indication géographique, même pas un simple nom de ville, une ville en flammes : laquelle ? nous ne le savons pas et c’est d’autant plus impressionnant. Le paysage est flou, voilé par l’horreur ; le brouillard de la démence, s’exclame Sonia Elvireanu tandis que nous pensons à l’Ukraine. L’expression une ceinture de feu revient deux fois. Le contraste avec tout le recueil est violent. Est-ce pour nous mettre en garde contre la beauté toujours évanescente d’un paradis menacé sur terre ? On ne peut répondre avec certitude. Qu’importe. Il est difficile de refermer -et le faut-il vraiment?- cette parenthèse. * Sonia Elvireanu écrit en symbiose avec le monde. Peut-on parler de panthéisme dans cette poésie tellement la nature semble un temple vivant là où l’homme limité et même entravé par sa condition de mortel devrait retrouver le premier matin du monde avec dans la bouche un goût d’éternité ? Le temps semble parfois suspendu en un « commencement sans fin ». Rien ne s’oppose à la lumière même pas l’homme-mur Par la grâce de sa poésie, nous pouvons retrouver le sens de la lumière qui irradie un monde harmonieux, sans fin où il devrait faire bon vivre. Sonia Elvireanu en est la prêtresse, le démiurge Sans guide, nous ne savons pas à quelle porte frapper, où retrouver l’entrée d’un monde perdu ; revenir sur le lieu qui n’appartient qu’à toi croire que tu peux retrouver ton histoire… Les dieux parlent par la bouche de Sonia Elvireanu. Elle est aussi « sur le sable Nausicaa [qui ] accourt pour accueillir/l’étranger jeté sur le rivage par les eaux » Et me revient en mémoire ce bel aphorisme de Nietzsche : « Il faut quitter la vie comme Ulysse quitta Nausicaa avec plus de reconnaissance que d’amour (2) » 1 Méditations poétiques 2 Par- delà le bien et le mal https://www.ladolfieditore.it/index.php/it/catalogo/zaffiro/le-regard-un-lever-de-soleil-lo-sguardo-un-alba.html

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Christine Pezzana, « un si grand désir »

Christine Pezzana, « un si grand désir » « Ecoute ce rythme malade d’un si grand désir maître du chant sacré Enlacés aux arbres les oiseaux forcent images et souvenirs A cette vie qui là-bas lançait au vent l’imagination au jour mourant Vantant la couleur de ces joues par-delà la folie de cet air Actrice moquée d’avoir eu cette prétention à chercher le bonheur. » Christine Pezzana, Embouillements, Editions du Petit Véhicule, 2021 10 septembre 2023 : Avancer pas à pas. Ne pas trop y toucher. Éprouver et être empoignée par l’émotion. La reconnaître. Reprendre alors le fil d’un dialogue qui s’affine, où s’unifient l’immensité ouverte par la disparition d’un être et le souvenir intense qu’elle laisse. La poésie de Christine racontait le silence, l’éclat du paysage et les décombres. Elle était parfois incendiée de lumière. Très noire aussi. Fertile écriture, elle demeure pour toujours parmi nous engagée dans une histoire vive. https://lepetitvehicule.com/embouillement-de-christine-pezzana/

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Odile Cypriani, « Je lis comme j’aime faire pousser les plantes dans mon jardin »

Odile Cypriani, « Je lis comme j’aime faire pousser les plantes dans mon jardin » Chez mon amie Odile Cypriani, il y a tant de livres ! Des textes classiques et des romans contemporains, des essais, de la poésie, des livres d’art et des manuels scolaires côtoient les objets aimés, reproductions d’art, écorces et coquillages, pour former ensemble le territoire visible d’un monde intérieur. Chez elle aussi, d’une façon toute particulière, le goût pour la lecture et le désir de le partager se tissent l’un l’autre de manière fluide. Et si la littérature était un lieu de rencontres ? Une manière d’expérimenter le monde ? Un espace de regard, d’écoute et d’échange avec des personnages qui, bien qu’ils soient imaginaires, s’offrent à notre reconnaissance comme des êtres réels ? Si le bonheur de lire tenait dans le partage qu’on en fait et prenait tout son sens dans le témoignage qu’on en donne. Voilà ce dont nous entretient Odile Cypriani à travers son parcours de professeure de français passionnée, puis de son engagement au sein de l’association La Bocca, pour une lecture à voix haute qui s’adresse à toutes et tous. Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Lambersart, 24 mai 2023 Les livres de l’enfance Dès l’enfance, les livres se présentent comme des fenêtres pour découvrir, apprendre et s’orienter dans le monde. Comment est née cette compréhension vivifiante de la littérature? Lorsque j’étais enfant, mes parents respectaient que je lise. Les livres, c’était mon monde. Plus que des titres, je me souviens du plaisir de construire un espace à moi, dans un temps plus ou moins volé, qui devenait le mien. Je lisais tout ce qui était à disposition : l’été, à la campagne, pris dans une vieille valise, des romans d’aventure, des vieux romans bien moraux ou des Jules Verne. Pendant l’année scolaire, je fréquentais les bibliothèques. J’aimais beaucoup les livres de la Bibliothèque de l’Amitié, qui racontaient des histoires dont des jeunes étaient les héros et qui les mettaient en scène dans un milieu, un peuple, une culture… Je découvrais des pays et des gens. Grâce à eux je m’échappais et me construisais un espace bien plus grand que les histoires de voisinage ou de tricot. Ces livres ont contribué à forger mon rapport au monde. Au collège, la maman d’une amie m’a fait lire Pagnol, Bernard Clavel, Pearl Buck… Bonheur des émotions, de la joie, de la colère, des larmes ! Puis j’ai découvert la littérature à travers les grands classiques, au lycée. J’ai eu l’immense chance d’avoir pour prof de lettres trois ans de suite la même femme, passionnée, qui a forgé mon esprit et m’a donné goût et exigence. Le père Goriot, Le Rouge et le noir, Madame Bovary, Phèdre, Dom Juan, Le Désert des Tartares, Gargantua, Les Fleurs du mal…des noms qui font peur à beaucoup, mais qui sont d’abord pour moi des souvenirs d’enthousiasme et d’exaltation. J’ai une immense gratitude pour cette femme. J’aimais tellement les matières littéraires que je voulais n’en abandonner aucune. Après le lycée, je suis donc allée en hypokhâgne J’apprenais tout. J’avalais tout. Je vibrais avec. Les personnages des livres étaient comme des compagnons. Ils avaient une tête et un cœur ouverts pour me permettre de plonger dans une intériorité autre que la mienne. Par la lecture, je sortais de moi, non pas pour m’évader mais pour découvrir. Puis à la fac de lettres, avec les cours de grammaire, de stylistique et d’histoire de la langue, j’ai découvert le plaisir du style, la beauté des mots, du rythme … Nouvel enthousiasme ! Enseigner le français : partager le goût de la lecture Les jeunes se désintéressent des livres, dit-on. C’est pourtant d’une relation au vivant dont il s’agit et qu’il est possible de rétablir. Comment relever ce défi quand on est professeure ? Devenue professeur à mon tour, j’ai essayé de faire vivre à mes élèves la découverte d’un livre, « machin » monumental qui accroche sans qu’on sache pourquoi, et l’expérience de la rencontre avec un personnage qui suscite des réactions, comme dans la vie. Au début, mon désir était d’être professeur de français pour les étrangers. Toujours cette idée de partager une culture, un rapport aux autres, à l’histoire…Mais l’aspect technique m’a rapidement rebutée. Presque par hasard, je suis devenue maître auxiliaire dans des collèges privés de différentes villes d’Île-de-France puis j’ai passé le Capes. J’ai longtemps enseigné en collège où je ne me suis jamais sentie contrainte. J’aimais la créativité qu’offre la classe de Français. Tant de choses à faire et à transmettre ! Ensuite je suis devenue professeur en lycée. Je n’ai jamais partagé avec mes élèves des textes que je n’aimais pas. Au contraire, j’apprenais à les aimer en les travaillant, jusqu’à les connaître par cœur parfois. En début d’année, sur la feuille de consignes que je donnais aux lycéens, je marquais toujours : « La littérature, c’est la vie » et lorsque je leur souhaitais que la littérature les éclaire et les nourrisse comme elle m’avait nourrie, je citais Hugo : « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Ah, insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » Pour survivre  » Tu auras pour survivre Des collines de tendresse Les barques d’un ailleurs Le delta de l’amour Tu auras pour survivre Le soleil d’une paume Le tirant d’une parole L’eau du jour à jour Tu dresseras pour survivre Des brasiers des terrasses Tu nommeras la feuille Qui anime le rocher Tu chanteras les hommes Transpercés du même souffle Qui accomplissent leur songe Face à l’éclat mortel ! «  Andrée Chédid, Poèmes pour un texte, 1991 On ne sait pas ce qu’on sème ! J’ai toujours cherché à communiquer le goût de la lecture, des textes qui nous échappent un peu, qui ont des choses à nous dire. J’organisais des débats autour des livres pour les rendre plus vivants, pour expérimenter qu’ils peuvent concerner des ados surconnectés… Agnès dans L’Ecole des femmes en a choqué plus d’un et enthousiasmé plus d’une ! Des piliers de vie Reste à revenir à l’expérience présente et personnelle de

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Eva-Maria Berg, Tant de vent négligé – So viel Wind ungenutzt

Eva-Maria Berg, Tant de vent négligé / So viel Wind ungenutzt Ecriture à contre-jour. Ombre découpée sur une lumière venue de l’horizon. Elan ! pour rejoindre le lointain. Eva-Maria Berg écrit comme le voyageur se met en marche. Prend le parti du néant. De la faiblesse. De la cendre. De la peine mêlée aux choses du monde. Descend lentement sur l’échelle des mots et se suspend au-dessus d’une déchirure d’où s’élève une musique :  » absolument / jouer / avec la langue / pour ne pas la perdre / comme si un poème prenait au sérieux / le mot et l’enfance / et le début toujours nouveau / commence par lui-même / du premier cri au dernier / souffle à la poursuite de sa tonalité / pour trouver son propre son « . Dans Tant de vent négligé comme dans les autres recueils, l’écriture d’Eva-Maria Berg est sans complaisance. La poésie dépasse en cela la grâce d’une impression. Ce qu’elle économise, je le reçois en plein coeur et j’apprends à travers elle à me séparer du flou, du rêve, de l’illusoire. Car il s’agit de voir,  » les yeux / et la bouche l’oreille / ouverts « , au prix de la vie : « combien de bleu / supporte l’oeil / sans se noyer / ou se disperser / dans l’air ». La langue se fait précise. Elague. Se décante. S’accorde avec les discordances et le silence. Etire ainsi la ligne de vie assurant comme elle peut le voyageur. L’esprit plonge alors en une méditation intime dans laquelle le lecteur convié se retrouve parfaitement lui-même. … ainsi que l’écrit Eva-Maria Berg dans un des derniers poèmes du recueil :  » et celui qui lève encore les yeux / ne voit plus de ligne point / d’idée quand sera enterré le mot / dans l’anonymat «  so viel wind ungenutzt die menschen nicht fähig zu fliegen die häuser verankert niemals zu versetzen die energie zu belastet sich in luft aufzulösen doch die augen ein leichtes sie mitzureissen wohin auch immer tant de vent négligé les hommes incapables de voler les maisons ancrées jamais à déplacer l’énergie trop polluée pour se dissoudre dans l’air mais les yeux il est facile de les entraîner n’importe où was bildest du dir ein beim schreiben schaust du tatsächlich von dir weg siehst die gesichter näher kommen mit jedem wort gibst du versprechen sie festzuhalten sie zu retten was bildest du dir ein beim schreiben hast du die augen offen für all die angst und hoffnung auf eine bleibe wenigstens im text ein dach über dem kopf bevor der stift abstumpft qu’est-ce que tu imagines en écrivant regardes-tu vraiment au plus loin de toi vois-tu les visages s’approcher avec chaque mot te promets-tu de les retenir de les sauver qu’est-ce que tu imagines en écrivant as-tu les yeux ouverts face à toute angoisse et tout l’espoir d’une demeure au moins dans le texte un toit au-dessus de la tête avant que le crayon ne s’émousse mistral du wirbelst den sand ins zimmer auf wessen spuren gehe ich hier dessen abdruck am ufer nun fehlt mistral tu souffles le sable dans la chambre sur les traces de qui je marche ici dont l’empreinte manque dès lors au rivage wieviel schichten menschheit sind überbaut wir legen das ohr au den boden erschüttert wird jemand denn uns nachspüren und gibt es dann dafür noch grund sur combien de couches d’humanité a-t-on bâti nous collons l’oreille au sol bouleversé est-ce que quelqu’un fera des recherches sur nous et y aura-t-il encore une raison à cela Eva-Maria Berg, Tant de vent négligé -So viel Wind ungenutzt, édition bilingue, traduit de l’allemand par l’auteur en collaboration avec Max Alhau, Editions Villa-Cisneros, 2018 http://www.eva-maria-berg.de/

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Jean-Marc Barrier, La nuit élastique

Jean-Marc Barrier, La nuit élastique Dans le travail de Jean-Marc Barrier, j’aime l’attention portée à l’intervalle qui semble séparer irrémédiablement le poète du monde. Jean-Marc Barrier est aussi plasticien. Lorsqu’il peint, brode ou écrit, il joue de l’entrechoc de lignes, de nappes, de points sur la feuille blanche et de mots entre les silences où s’éveillent des images à traverser :  » c’est l’écart que tu prononces « , dit-il. Ecart : Le recueil La nuit élastique franchit l’espace d’un  » double monde dehors dedans « , affleurant en des questionnements, des combats et un abandon, en la grâce désirée d’un flux et une instance éphémère qui contredit toujours le désir d’éternité. Les mots sont des amers, repères placés dans la cadence de la phrase. Lorsque la respiration s’élargit, des signes se lèvent comme des turbulences. Apparitions, oui, car « le corps finit dans les yeux », écrit le poète-peintre. De la camera obscura – chambre noire ouvrant le recueil, où  » jamais je … toujours naître / et nulle aube ne sera blanche  » – à la camera lucida – chambre claire – « , s’éloigne la poésie des ruines « . Depuis ma place de lectrice, durant ces moments où la lecture fait se lever en moi, avec le même caractère tout à la fois subtil, impalpable et insistant, les signes apparus au poète, je me saisis moi aussi des mots jalons dont je décrypte le témoignage. Le monde double de La nuit élastique n’est pas un objet, mais un milieu parfois animal et parfois végétal, où l’être cherche à comprendre sa place dans  » le bleu infini « . Arbres, eau, pavots et mauves, ciel, dune, roches, pluie, étoffe de la nuit… occupent le poème. Pourtant le poète y est bien présent. Il apparaît en notations rapides, « il », « je », « l’être », « tu », échappant à toute clôture grâce à l’inclusion de l’être dans le paysage. C’est alors le moment périlleux. Car sait-on jamais quand, avant de s’effacer à nouveau, une présence advient et n’a d’autre objet que d’être un effet de lumière ? regarde en toi les arbres noyés : une apnée tient mon aube seul solo possible dans ces eaux dans mes os des semblants de bois mort et cette lumière trop rare trop suave qui traverse l’espace affolé entre le trop-près et le si-loin une immobilité énonce le murmure têtu par nous tous écouté : en-deçà tu t’ensauvages : au-delà les signes renoncent quelle profondeur nous tient ? la lumière molle fuse peuplée de mauves et de pavots un pas et une histoire s’achève : une présence attendrie et droite se dessine entre tes côtes. (Camera obscura) en ce fouillis têtu de fibres et de vent la même peau toujours gneiss ou amandier : entre deux nuits la soif abonde en creux foisonnent les chants et les lumières le mica … l’ombre enfin repose : dans la pierre la puits : dans l’insecte l’oubli et la charpie du vouloir quand la graine parle une langue où la mort est enclose … le rebond le temps converge … la chair se décrypte : l’oiseau est une colonne héros défait … terre devenue terre : jardin d’être tu sombres là où naît une noce languide le corps finit dans tes yeux (Camera lucida) un mât sépare le ciel en deux en moi le bleu se divise son bruit d’eau calme … sans les pierres ligne à ligne avec la main le temps faseye une page que le vent frôle : le grincement d’une poulie un fanal … et le bleu labile de l’eau où tout s’amenuise mes poumons sont dans l’arbre paix de l’air et du sang : voir …par ses yeux voir même … l’ombre oubliée et ce monde soudain blanchi derrière la vitre sale je tourne l’air en ma faveur (Camera lucida) Jean-Marc Barrier, La nuit élastique, Phloème, 2022 https://www.editionsphloeme.fr/de-langue-française/oeuvres/la-nuit-élastique/ https://jeanmarcbarrier.fr

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j’acques estager, aux effilées de leurs doigts

j’acques estager, aux effilées de leurs doigts Je lis le texte de j’acques estager, aux effilées de leurs doigts, avec la joie d’éprouver en une forme écrite un souffle si inlassablement plié et déplié. Et qu’aimer de plus que ce souffle qui passe là ? Que dévoile-t-il entre ses plis ? Presque l’invisible. Une saison étrange où les mots se suspendent, blancs et ciselés, à la phrase défeuillée. Mots ouverts à tout ce qui s’égare. Un bredouillement. Une ombre. Un rythme. Une musique autrement vibrante de devenir si substantielle. Il suffit d’écouter. De tendre le miroir à la bouche pour reconnaître qu’il s’embue et que l’être est vivant. Il y a dans cette lecture une part de mimétisme auquel le corps est convié. C’est le début de l’aventure intérieure. Un corps à corps avec les mots. Ô combien emporté et insouciant comme l’esprit le devient quand le vent balaie les pensées. Si attentif aussi lorsque surgit, inattendue et peut-être illusoire, la manifestation d’une permanence. La langue écrite au féminin m’effleure en cela plus subtilement encore. Je lis le recueil en reprenant les mots du poète, « je dirais alors que c’est moi ». * dans un enclin sur des blés, des blés !, dans une nuit d’où couchée sous des blés !, j’étais, d’y chercher une brume éternelle toujours le même soir fantômal, la brume et les mêmes fantômes marchent les prairies autour de la rivière dans le village, fantôme de la brume à la brume, dans l’ombre partout, cette promenade lente l’immobilité partout, la brume… la terre… de partout, la brume jusque d’à ses ombres de sous la brume, j’en veux dire à la halte de son corps de brume, effacer sa parole de sa voix, toute de moi toute, jusqu’au ciel, il y a, dans la brume, mêmes absence et présence, … îles… … nuits d’elle à elle, … * la nuit, à l’estompe je vois dans la pénombre mes habits en lambeaux, ou « souvenirs vagues et délicieux », ce qu’il y a et si la nuit est longue je ne suis pas si pâle, je suis si pâle, ce n’est tant que je suis, ne suis si reposée, c’est de soirée que l’ombre je suis dans la fraîcheur des ténèbres. Je me pelotonnerais bien, de là, sur les reflets des eaux … * … je suis, calme, même, orante, à l’image, même, calme, orée, dite. Les demies voix les toutes voix, c’est la nuit, c’est se respirer, on se murmure, c’est la voix, l’à travers après-midi de anges, âmes, ombres, errantes. Le songe. il y a seulement un siècle que nous étions allongées tout unes nuits, c’est de cette nuit-même, dans ces paysages … c’était où tout est calme… j’acques estager, aux effilées de leurs doigts, poésie, Rosa canina éditions, 2022 https://rosacaninaeditions.jimdofree.com/les-auteurs/jacques-estager/

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Robert Bares, La pluie tombe comme la lune

Robert Bares, La pluie tombe comme la lune « Restent les trajectoires aléatoires de la goutte d’eau à la vitre qui ne sont pas des chemins mais des modalités d’existences glissées… », écrit Robert Bares à la fin de son ouvrage, La pluie tombe comme la lune publié par les éditions du Petit Véhicule. De trajectoires erratiques, quelquefois très hasardeuses, souvent improbables, il est question dans ce récit d’apprentissage. L’auteur, artisan charpentier devenu éducateur, et les jeunes gens dont il croise la route apprennent les uns des autres à sortir des marges et des cases toutes faites. L’atelier devient le lieu de l’inattendu.  » J’ai cru à la force de l’exemple, à la mise en jeux de cet intérieur, sans filet, et sans enjeu autre que celui de la monstration, du partage et de la rehausse, en valorisant l’outil le plus proche de la main, le moins productiviste et le plus ralentissseur, pour, enfin écarté de l’inassouvissabe immédiateté, t’initier à la perception de la pensée constructrice, bâtisseuse, au long cours… et toi qui croyais avoir achevé ton travail, alors que tu venais juste de le commencer … je t’ai montré cette exigence et tu l’as faite tienne ; entre mes mains un bout de ta ferraille mal dégrossie est devenue miroir, et tu as pu, partant, dégager la lame de samouraï rêvée, de toute sa symbolique guerrière pour la transfigurer en lame d’air, en parure … que d’apaisements dans ces changements de tempo, de rythmique, où passer de la pluralité fantomatique du jeu fantasmé à la consistance singulière du je apprenant, en recherche mélodique continue … irrigué par ta fierté, il m’est arrivé d’éprouver de la satisfaction et de me sentir, parfois, vraiment utile … tu es devenu musicien m’a-t-on dit … «  La langue de Robert Bares est dense et sans cesse en mouvement pour tâcher d’atteindre le « grand conservatoire du vivant »… « le lire, l’épurer, le façonner, lui donner corps ». Elle tâtonne. Elle suit des intuitions. Elle sonne juste en cela qu’elle témoigne d’un double cheminement : celui de l’apprentissage des jeunes gens et celui de l’auteur aux prises avec une émotion artistique qui le taraude et à laquelle il tente de donner un corps littéraire et graphique.  » Tu parlais une langue d’inversions, de croisements, de débits saccadés, fondue dans un alliage non fixé, en résistance contre la rouille du temps, défensive, au lyrisme pétrifié dans l’injure … lapidaire, en constante demande d’assentiment, et à ce point gorgée d’indicible, qu’elle se conditionne toute à l’appartenance … mais une appartenance dé-historicisée, sans retour possible sur ses chaînes mentales. une langue globale avec beaucoup de couleurs voyageuses et très peu d’habits … une langue de témoignage, apprise dans une autre classe, sur un tableau de bitume … une langue inventive dans sa musicalité, sa rythmique … une langue de corps, suants, transbahutés, contraints … une langue comme une danse, extraordinairement dynamique, de muscles et de nerfs, avec une place à tenir, une langue samouraï … de chassés, de droite en pleine figure, d’attitudes, d’honneur et de vengeance, de famille … une langue qui coupe cour, qui désigne et qui verrouille … genrée jusqu’à l’absurde … une langue de rue, de trottoir, de parking et d’écran, dé-féminisée, de corps à angles droits … une langue sans âge … Et c’est au long de ce lime de palissades et de tours de guet que nous nous tenions, l’arc en main et le carquois plein à craquer de phrases académiques, alternativement lancées en jets continus ou retenues par incapacité à évaluer la distance … Singeant aussi parfois, comme s’il suffisait. «  Robert Bares, La pluie tombe comme la lune, avec des dessins de l’auteur, Le Petit Véhicule, 2021 https://lepetitvehicule.com/la-pluie-tombe-comme-la-lune-de-robert-bares-avec-des-dessins-de-lauteur/

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