Denis Emorine, Vers l’Est ou dans l’ornière du temps et Mots déserts. Suite russe Denis Emorine publie Mots déserts. Suite russe (Editions Unicité) et Vers l’Est ou dans l’ornière du temps/Verso l’Est o nel solco del tempo (Giuliano Ladolfi Editore), deux recueils scandant le douloureux et impossible cheminement d’un deuil. La guerre, ses massacres, ses cruautés et ses horreurs. Un pays, la Russie quittée à jamais. La mère arrachée à l’enfant. L’enfant resté orphelin. Le poète tentant de relier tout cela et de détourner la mort avec ces petites faux que sont les mots : les mots pour faucher l’absence, la peur, l’abandon, l’injustice. Retenir quelques pensées avant qu’elles ne s’effacent tout à fait. Empoigner la douleur qu’elles suscitent. S’aventurer sur un territoire hostile. Écrire, comme rituellement, pour attacher entre eux les souvenirs anciens et les nouvelles du présent. Car la parole libère et restitue. Le poète s’accommode de n’en percevoir que partiellement les dimensions : dans la profondeur, une enfance, dans la hauteur, tant d’ombres. Écrire lui sert de guide, mais il se tient à l’écart du chemin qu’il ouvre devant nos yeux de lecteur. Aux bordures, il livre le combat qui le tient au corps depuis toujours. Au centre, une jeune femme au regard clair lui tend la main. Nous entrons dans un lieu qui ressemble à la mémoire. Une étendue aussi précise et indéfinissable qu’un rêve. Le cauchemar s’y arc-boute. L’homme conjure ses souvenirs. Chaque poème allume une lampe aveuglante accentuant l’obscurité. Tenir en main ces deux recueils de deuil et s’en saisir délicatement, car ils appartiennent à la mémoire d’un homme dont ils marquent à la fois les limites des lieux familiers et perdus, et le territoire qui lui propose une trêve. « Mes lèvre tremblantes s’accrochent aux mots éteints » « C’était moi le chef d’orchestre / il y avait cette fosse à remplir / encore une fois ». Un son aigu, des échos persistants, des contrepoints violents : il y a du réel dans la langue poétique de Denis Emorine. Des ruptures à maints égards utiles et fécondes. Hurler, blasphémer, mordre, vomir, laisser pourrir exprès, écrit le poète, qui ne comprend plus la langue de son enfance, et parce qu’il ne sait plus la prononcer, va la chercher au fond de lui et l’extrait dans un mouvement à rebours. Survivre : « enfoncer ta tête dans la boue du temps » Aimer : « tranche-moi la gorge » Écrire : « des lambeaux de poèmes émergent ça et là » La poésie se fait le vecteur d’une remontée sensible de la langue maternelle. À travers le corps, sans autre vase, elle recueille « la musique disparue sous la terre » et « les mots défunts » qui réapprennent à l’homme à parler. Le poète balbutie. Libère un flux qui passe autour des mots comme un fleuve laisse libres quelques roches : « toi », « enfin », écrit-il en exergue, dans l’espace réservé d’un retour à la ligne. Le flux de la parole sinue. Forme des boucles, « mon amour / mon amour », « lentement / lentement » et « stagne presque comme un cœur qui cesse de battre ». « Le niveau de l’eau monte sans cesse dans mon cerveau j’ai la tête lourde et bientôt je n’arriverai plus à la tenir droite » (Vers l’Est ou dans l’ornière du temps, p. 88) « La forêt où j’ai perdu mon enfance est profonde » Un paysage retient l’attention avant même qu’on ait compris où Denis Emorine nous emmenait. Un rideau de bouleaux fait office de seuil ouvrant sur des espaces glacés. Saisissement d’un enfant prisonnier d’une histoire. Comme dans les contes, « la forêt de bouleau me griffait les yeux ». L’initiation ici est faite de frottements, de griffures, d’arrachements. Le vent passant sur la forêt est le précurseur du malheur : « le vent s’engouffre / dans ma tête / et il oublie toujours de frapper ». Mais le vent lève aussi la lumière et dévoile une image si présente qu’exister à côté d’elle équivaut à n’être presque rien. Dans ce paysage si aigu et si blanc parfois, nous pénétrons à la suite de l’enfant sur la scène de crime. Combinaison de mots : guerre, ville en ruine, uniforme noir, pieds et poings liés, cris, poignard, sang, cadavres, fosse béante, tombes. Tout est vécu. Et noté. « je ne peux plus faire un pas / devant l’autre / sans que le sang jaillisse de ma vie. » « je briserai des os en marchant / je n’en croirai pas mes yeux / mais il sera trop tard / pour revenir sur mes pas » Lorsque se décante la vision, se lève l’image impérieuse d’un camp de la mort. « Aujourd’hui la prairie est recouverte de sang les herbes folles zèbrent ton visage Autour de toi rien ne pousse tu voudrais mettre le feu à tes souvenirs et t’arrêter là avant de mourir ou graver un dernier poème sur le vent d’est qui vient de te rejoindre Ta main tremble Tu ne connais plus ton nom puisque tu n’en as plus besoin » « Je suis tenté de revenir sur mes pas pour étreindre quelques fantômes » La mort tient compagnie au point d’être préférable à la vie d’orphelin. En ses ravages éclate sa puissance. Se tait toute chose. Elle réclame qu’on se livre à elle et promet, fallacieuse, de faire franchir « l’ornière du temps ». Pourtant, on peut entendre la poésie de Denis Emorine comme une rumeur quasi silencieuse. Le texte devient le réceptacle de petites choses éparpillées, liées entre elles par l’intensité d’une douleur et qui retiennent l’instant. Des notations précieuses sur des yeux fermés, des bras espérés, une mouche importune, le bruissement des feuilles, la musique des voix de femmes, la pluie, la neige, un arbre. Quelques couleurs, des sons, des lumières, la douceur d’un corps et ses odeurs exhortent à la résilience. Le passé est un fantôme vulnérable et résistant qui tient tête à la mort. « J’ai perdu l’écho des voix qui m’aimaient il y a longtemps si longtemps je me suis égaré tant de fois en le recherchant plus rien ne résonne à la surface de la terre Je continue d’avancer en remplissant ma tête de mots déserts qui m’aidaient à respirer je suis tenté