Thierry Pérémarti, « Terlingua »
Thierry Pérémarti, Terlingua À la lecture de Terlingua, recueil de Thierry Pérémarti, je perçois combien l’expression de l’immensité m’importe. Un paysage au sud du Texas, le désert de Chihuahua, la poussière, la pierre, quelques plantes et le ciel. Une échelle de grandeur se déploie. Tout en haut, l’espace sans limite où circulent le vent, les lumières, leurs chaleurs et leurs odeurs. Au ras du sol, le grain de la terre érodée. Entre les deux, quelques vivants se confrontent à l’excès et au vide. Les mots posent sur ce paysage leur poids de souffle. Tout juste retenu. Délivrant un peu de la pensée, une interrogation, un assentiment. Notant l’essentiel. Les traces s’effacent ensuite comme disparaissent les empreintes des pas dans la poussière. Les mots trouvés par le poète sont ceux de nos mémoires. Tout juste désenfouis. Mis au jour dans un paysage inconnu, Terlingua, où je ne suis jamais allée, mais qui déploie en moi d’autres lieux personnels que je connais bien, qui m’échappent souvent et vers lesquels je tends, tous caractérisés par mon immense désir d’être dans l’immensité. Je voudrais dire alors combien cette lecture éveille un sentiment de reconnaissance. Pour les mots trouvés. Pour le souffle repris. Pour le lieu accordé. Pour l’espace ouvert. Thierry Pérémarti, Terlingua, Ed. Phloëme, 2022 Une voix « d’une pelletée de sable tu es l’égal enfin » Il est question d’un désert, d’une terre érodée par le vent, d’un lieu ouvert, abandonné ou sauvage dans lequel le poète prend le temps d’être présent. Un désert dont la découverte nous tient attentifs et à l’écoute. Frappés par tant d’immensité et d’immobilité. Soumis, par-delà le visible – les « roches solitaires », les « cailloux », le « sable », « l’aridité et le friable » -, à tout le ciel et à la force de l’air qui abrasent le paysage jusqu’à sa dissolution. C’est entourés ainsi, ô matière de l’air, qu’en lisant nous habitons mieux le monde. Longue paix et vaste élargissement. Alors les mots du poète, ô matière de la langue, nos mots eux-mêmes, débuchés, meulés, poncés par le désert sous le souffle de nos respirations, ne sont plus que ce qui demeure, le grain de la voix. Corps, toujours. Élocution, articulation, hauteur, timbre, rythme, silence. Car la langue est corps, « duretés et nudités / qui te mesurent » Elle engrange ce qui se vit d’efforts, de fatigues et d’abandons et en épouse la respiration nécessaire. Car la langue est souffles quand « l’air, là / s’exténue à te dire ». Lorsque le poète s’en remet « à ce qui / n’a pas de voix, / à l’insonorité creuse / du corps / preuve muette / de toute présence », la minceur d’une colonne de mots monte sur la page. En adresses à soi-même – « tu te parles » -. en élisions, retournements, incises et maigreur de la ligne appelant au silence, s’ouvre sur « la table rase », la piste discrète d’un cheminement méditatif. Lorsque le poète s’égare, un élan de joie monte aux lèvres. Alors je respire avec lui. Jusqu’à en finir avec ma propre pensée et égrener simplement les mots d’un autre, comme dans un sablier le grain meuble ruisselle. Une éthique « marchant seul comme un ciel qui tombe dans la nervure d’une liberté sienne » Tout commence par la marche et les injonctions que le poète se fait à lui-même au début du recueil : « marcher – / sans plus de chemin / sans besoin du chemin », « et marcher / marcher… bête perdue », « enfonce-toi », « tête / la première ». Dans ses plis et replis, dans ses étendues et ses pauses, la marche est un art du temps. Un temps déroutant par sa disproportion qui oppose le marcheur à l’infini paysage. Un temps inachevé dont nous goûtons l’exigence car il faut sans cesse nous remettre en chemin, nous qui sommes irrémédiablement éloignés de ce que nous voudrions atteindre. C’est aussi un art de l’immédiateté. La marche exige d’être concret. Le désert est une rude réalité, « aucune indulgence / mais l’aridité / qui tue ». Quelques plantes, des serpents, des oiseaux, les galets secs d’un torrent disparu, des tombes anciennes creusées par le temps, « l’azur à bout portant ». La vitalité du monde s’incarne dans les lumières et les couleurs de levers ou de couchers de soleils qui vibrent et miroitent. Porté à un certain degré d’incandescence, le désert laisse voir les chemins tracés avant nous par d’autres êtres, le « vieux sentier comanche », le « sentier des guerres / Mescalero et Chiricahua ». Comment autrement espérer vivre là ? « eux savent / la montagne / ouverte / comme le fruit un livre / s’ouvrent ». Bien heureusement d’autres que nous marchent dans nos déserts. Je lis et relis les mots du poète pour les inscrire sur mes cartes intérieures. J’y cherche les chemins et les signes des brèches ouvertes dans les murs contre lesquels je me cogne. Des images « ne rien céder au vide au vide au retour sur soi » J’ai chez moi une bibliothèque et tant de livres. Je possède aussi, dans un monde intérieur, des images. Ou plutôt la suite mouvante et sans cesse changeante d’une image qui déroule sa sinuosité. Je ne suis jamais autant heureuse que lorsqu’elle se superpose au paysage qui m’entoure, pour m’emmener dans une dérive unique. Corps heureux de l’image, inscrit dans une mémoire profonde, obscure. Dans Terlingua, le désert donne une image au silence. Il en donne une autre au vide. Au temps également. À soi-même. Par le peu dont le poète se saisit, à sa suite, j’entre dans des images. Je n’en ressors jamais. Ce sont elles qui m’emmènent ailleurs. Dans cet ailleurs, où je ne les vois plus parfois, je me reconnais bien. Parfois les images éblouissent : « transparent dans sa tremblance » dit du silence le poète. Elles sourdent et s’imposent : « et l’air / qui affame la pierre », « les plénitudes / lieu lourd à l’épaule ». D’autres fois, elles explosent « comme un coup / de feu … / nos rires débusqués ». Graves, mobiles, fraîches ou usées, elles tentent de mettre des formes sur ce « rien / qui puisse y faire », ce « plus rien n’existe / ou tout existe justement »,
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