nouages

dialogues avec un livre

« En beauté je nais ici où je laisse courir le fleuve sans le vouloir », Mohamed Jaber (Irak)

j’acques estager, aux effilées de leurs doigts

j’acques estager, aux effilées de leurs doigts Je lis le texte de j’acques estager, aux effilées de leurs doigts, avec la joie d’éprouver en une forme écrite un souffle si inlassablement plié et déplié. Et qu’aimer de plus que ce souffle qui passe là ? Que dévoile-t-il entre ses plis ? Presque l’invisible. Une saison étrange où les mots se suspendent, blancs et ciselés, à la phrase défeuillée. Mots ouverts à tout ce qui s’égare. Un bredouillement. Une ombre. Un rythme. Une musique autrement vibrante de devenir si substantielle. Il suffit d’écouter. De tendre le miroir à la bouche pour reconnaître qu’il s’embue et que l’être est vivant. Il y a dans cette lecture une part de mimétisme auquel le corps est convié. C’est le début de l’aventure intérieure. Un corps à corps avec les mots. Ô combien emporté et insouciant comme l’esprit le devient quand le vent balaie les pensées. Si attentif aussi lorsque surgit, inattendue et peut-être illusoire, la manifestation d’une permanence. La langue écrite au féminin m’effleure en cela plus subtilement encore. Je lis le recueil en reprenant les mots du poète, « je dirais alors que c’est moi ». * dans un enclin sur des blés, des blés !, dans une nuit d’où couchée sous des blés !, j’étais, d’y chercher une brume éternelle toujours le même soir fantômal, la brume et les mêmes fantômes marchent les prairies autour de la rivière dans le village, fantôme de la brume à la brume, dans l’ombre partout, cette promenade lente l’immobilité partout, la brume… la terre… de partout, la brume jusque d’à ses ombres de sous la brume, j’en veux dire à la halte de son corps de brume, effacer sa parole de sa voix, toute de moi toute, jusqu’au ciel, il y a, dans la brume, mêmes absence et présence, … îles… … nuits d’elle à elle, … * la nuit, à l’estompe je vois dans la pénombre mes habits en lambeaux, ou « souvenirs vagues et délicieux », ce qu’il y a et si la nuit est longue je ne suis pas si pâle, je suis si pâle, ce n’est tant que je suis, ne suis si reposée, c’est de soirée que l’ombre je suis dans la fraîcheur des ténèbres. Je me pelotonnerais bien, de là, sur les reflets des eaux … * … je suis, calme, même, orante, à l’image, même, calme, orée, dite. Les demies voix les toutes voix, c’est la nuit, c’est se respirer, on se murmure, c’est la voix, l’à travers après-midi de anges, âmes, ombres, errantes. Le songe. il y a seulement un siècle que nous étions allongées tout unes nuits, c’est de cette nuit-même, dans ces paysages … c’était où tout est calme… j’acques estager, aux effilées de leurs doigts, poésie, Rosa canina éditions, 2022 https://rosacaninaeditions.jimdofree.com/les-auteurs/jacques-estager/

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Robert Bares, La pluie tombe comme la lune

Robert Bares, La pluie tombe comme la lune « Restent les trajectoires aléatoires de la goutte d’eau à la vitre qui ne sont pas des chemins mais des modalités d’existences glissées… », écrit Robert Bares à la fin de son ouvrage, La pluie tombe comme la lune publié par les éditions du Petit Véhicule. De trajectoires erratiques, quelquefois très hasardeuses, souvent improbables, il est question dans ce récit d’apprentissage. L’auteur, artisan charpentier devenu éducateur, et les jeunes gens dont il croise la route apprennent les uns des autres à sortir des marges et des cases toutes faites. L’atelier devient le lieu de l’inattendu.  » J’ai cru à la force de l’exemple, à la mise en jeux de cet intérieur, sans filet, et sans enjeu autre que celui de la monstration, du partage et de la rehausse, en valorisant l’outil le plus proche de la main, le moins productiviste et le plus ralentissseur, pour, enfin écarté de l’inassouvissabe immédiateté, t’initier à la perception de la pensée constructrice, bâtisseuse, au long cours… et toi qui croyais avoir achevé ton travail, alors que tu venais juste de le commencer … je t’ai montré cette exigence et tu l’as faite tienne ; entre mes mains un bout de ta ferraille mal dégrossie est devenue miroir, et tu as pu, partant, dégager la lame de samouraï rêvée, de toute sa symbolique guerrière pour la transfigurer en lame d’air, en parure … que d’apaisements dans ces changements de tempo, de rythmique, où passer de la pluralité fantomatique du jeu fantasmé à la consistance singulière du je apprenant, en recherche mélodique continue … irrigué par ta fierté, il m’est arrivé d’éprouver de la satisfaction et de me sentir, parfois, vraiment utile … tu es devenu musicien m’a-t-on dit … «  La langue de Robert Bares est dense et sans cesse en mouvement pour tâcher d’atteindre le « grand conservatoire du vivant »… « le lire, l’épurer, le façonner, lui donner corps ». Elle tâtonne. Elle suit des intuitions. Elle sonne juste en cela qu’elle témoigne d’un double cheminement : celui de l’apprentissage des jeunes gens et celui de l’auteur aux prises avec une émotion artistique qui le taraude et à laquelle il tente de donner un corps littéraire et graphique.  » Tu parlais une langue d’inversions, de croisements, de débits saccadés, fondue dans un alliage non fixé, en résistance contre la rouille du temps, défensive, au lyrisme pétrifié dans l’injure … lapidaire, en constante demande d’assentiment, et à ce point gorgée d’indicible, qu’elle se conditionne toute à l’appartenance … mais une appartenance dé-historicisée, sans retour possible sur ses chaînes mentales. une langue globale avec beaucoup de couleurs voyageuses et très peu d’habits … une langue de témoignage, apprise dans une autre classe, sur un tableau de bitume … une langue inventive dans sa musicalité, sa rythmique … une langue de corps, suants, transbahutés, contraints … une langue comme une danse, extraordinairement dynamique, de muscles et de nerfs, avec une place à tenir, une langue samouraï … de chassés, de droite en pleine figure, d’attitudes, d’honneur et de vengeance, de famille … une langue qui coupe cour, qui désigne et qui verrouille … genrée jusqu’à l’absurde … une langue de rue, de trottoir, de parking et d’écran, dé-féminisée, de corps à angles droits … une langue sans âge … Et c’est au long de ce lime de palissades et de tours de guet que nous nous tenions, l’arc en main et le carquois plein à craquer de phrases académiques, alternativement lancées en jets continus ou retenues par incapacité à évaluer la distance … Singeant aussi parfois, comme s’il suffisait. «  Robert Bares, La pluie tombe comme la lune, avec des dessins de l’auteur, Le Petit Véhicule, 2021 https://lepetitvehicule.com/la-pluie-tombe-comme-la-lune-de-robert-bares-avec-des-dessins-de-lauteur/

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Denis Emorine, Identités brisées

Denis Emorine, Identités brisées Note critique par Isabelle Poncet-Rimaud,mai 2023 La mort en berne et Identités brisées, les deux romans de Denis Emorine, ont pour trait d’union Dominique Valarcher, écrivain écartelé entre deux amours auxquels il ne sait ou ne veut renoncer. Identités brisées commence là où se terminait La mort en berne. Dominique Valarcher a laissé un mot à sa femme Laetitia pour lui annoncer son départ provisoire, sans aucune autre précision sinon celle de son besoin de recul. Dominique Valarcher se veut et se dit un mari fidèle, très amoureux de sa femme à laquelle – affirme-t-il souvent – il appartient. Oui, mais No̓ra, une jeune étudiante hongroise qui prépare un master sur son œuvre, est venue troubler ce bel équilibre. Quelle est la nature de cet amour ? Celle d’un homme flatté par l’intérêt que lui porte une jeune fille cultivée, celle d’un homme en désir inavoué et rassurant de séduction, celle d’une tentation venue de l’Est, cette partie du monde qui le hante et le déchire depuis son enfance ? Peut-être tout cela à la fois… L’écrivain Dominique Valarcher, de lointaine ascendance russe qui cultive sa sensibilité slave et se ressent aussi latin par son pays de naissance et sa culture, éprouve une attirance mortifère pour cette partie du monde qui l’aimante et le repousse tout autant. Son œuvre n’est que questionnement sur ses identités contradictoires qui ne lui laissent aucun répit. Dans Identités brisées, le personnage de Laetitia prend une épaisseur presque supérieure à celle de son mari. La souffrance amoureuse de cette femme qui questionne son âge et en vient à prendre conscience de sa valeur personnelle par, ou grâce, au manque terrible que créent l’absence physique et les interrogations sans réponse, touche profondément. Laetitia est un cri d’amour, prête à tout pour retrouver celui qu’elle aime. Les espoirs et la désespérance qu’exprime cette femme sensible, cultivée, musicienne, rayonnante rendent d’autant plus cruelle l’impossibilité de Dominique Valarcher à trancher. Homme de fractures, Dominique Valarcher porte douloureusement sa propre culpabilité et celle d’un passé familial qui ne lui appartient pas, ainsi que celle d’un territoire marqué par l’Histoire. L’écrivain aux identités morcelées, ne sait choisir et semble se complaire en lui-même et en sa propension à la fuite. Quant à Nóra, elle voue un culte à « son » écrivain et laisse planer le doute sur la réalité de ses sentiments. Ce qui arrange bien le côté lâche de l’écrivain. Nóra, jeune fille innocente, opportuniste, amoureuse ou seulement admiratrice de l’homme et de l’écrivain ? Nóra serait-elle l’incarnation de ce que hurle sans cesse l’écrivain dans son oeuvre : l’amour porte toujours en lui la mort, surtout quand il vient de l’Est ?… Dominique Valarcher saura-t-il trouver la réponse à cet écartèlement qui fait de lui un funambule exilé, en équilibre instable entre deux cultures, deux amours, deux fidélités, deux univers émotionnels, vie et œuvre, intimement liées ? On le suit dans son combat personnel à Garouze, lieu de sa retraite, mais aussi dans sa vie antérieure, celle d’un homme tourmenté et écrivain reconnu, aimé, admiré du public et de son éditeur, dans les souffrances qu’engendre sa personnalité fragmentée grâce à l’écriture forte et précise de Denis Emorine qui nous entraîne jusqu’au dénouement dans un même élan. Dans ce deuxième et beau roman, Denis Emorine a su donner corps et sensibilité à des personnages complexes et parfois déroutants. La mort en berne et Identités brisées, deux romans que l’on peut lire comme une suite mais aussi indépendamment l’un de l’autre. Longtemps après les avoir quittés, le lecteur continue son chemin en compagnie de Dominique, Laetitia et Nóra … Identités brisées de Denis EMORINE – 5 Sens Éditions – Suisse – 2023 https://catalogue.5senseditions.ch/fr/36_denis-emorine https://www.isabelleponcet-rimaud.com

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Thierry Pérémarti, « Terlingua »

Thierry Pérémarti, Terlingua À la lecture de Terlingua, recueil de Thierry Pérémarti, je perçois combien l’expression de l’immensité m’importe. Un paysage au sud du Texas, le désert de Chihuahua, la poussière, la pierre, quelques plantes et le ciel. Une échelle de grandeur se déploie. Tout en haut, l’espace sans limite où circulent le vent, les lumières, leurs chaleurs et leurs odeurs. Au ras du sol, le grain de la terre érodée. Entre les deux, quelques vivants se confrontent à l’excès et au vide. Les mots posent sur ce paysage leur poids de souffle. Tout juste retenu. Délivrant un peu de la pensée, une interrogation, un assentiment. Notant l’essentiel. Les traces s’effacent ensuite comme disparaissent les empreintes des pas dans la poussière. Les mots trouvés par le poète sont ceux de nos mémoires. Tout juste désenfouis. Mis au jour dans un paysage inconnu, Terlingua, où je ne suis jamais allée, mais qui déploie en moi d’autres lieux personnels que je connais bien, qui m’échappent souvent et vers lesquels je tends, tous caractérisés par mon immense désir d’être dans l’immensité. Je voudrais dire alors combien cette lecture éveille un sentiment de reconnaissance. Pour les mots trouvés. Pour le souffle repris. Pour le lieu accordé. Pour l’espace ouvert. Thierry Pérémarti, Terlingua, Ed. Phloëme, 2022 Une voix « d’une pelletée de sable tu es l’égal enfin » Il est question d’un désert, d’une terre érodée par le vent, d’un lieu ouvert, abandonné ou sauvage dans lequel le poète prend le temps d’être présent. Un désert dont la découverte nous tient attentifs et à l’écoute. Frappés par tant d’immensité et d’immobilité. Soumis, par-delà le visible – les « roches solitaires », les « cailloux », le « sable », « l’aridité et le friable » -, à tout le ciel et à la force de l’air qui abrasent le paysage jusqu’à sa dissolution. C’est entourés ainsi, ô matière de l’air, qu’en lisant nous habitons mieux le monde. Longue paix et vaste élargissement. Alors les mots du poète, ô matière de la langue, nos mots eux-mêmes, débuchés, meulés, poncés par le désert sous le souffle de nos respirations, ne sont plus que ce qui demeure, le grain de la voix. Corps, toujours. Élocution, articulation, hauteur, timbre, rythme, silence. Car la langue est corps, « duretés et nudités / qui te mesurent » Elle engrange ce qui se vit d’efforts, de fatigues et d’abandons et en épouse la respiration nécessaire. Car la langue est souffles quand « l’air, là / s’exténue à te dire ». Lorsque le poète s’en remet « à ce qui / n’a pas de voix, / à l’insonorité creuse / du corps / preuve muette / de toute présence », la minceur d’une colonne de mots monte sur la page. En adresses à soi-même – « tu te parles » -. en élisions, retournements, incises et maigreur de la ligne appelant au silence, s’ouvre sur « la table rase », la piste discrète d’un cheminement méditatif. Lorsque le poète s’égare, un élan de joie monte aux lèvres. Alors je respire avec lui. Jusqu’à en finir avec ma propre pensée et égrener simplement les mots d’un autre, comme dans un sablier le grain meuble ruisselle. Une éthique « marchant seul comme un ciel qui tombe dans la nervure d’une liberté sienne » Tout commence par la marche et les injonctions que le poète se fait à lui-même au début du recueil : « marcher – / sans plus de chemin / sans besoin du chemin », « et marcher / marcher… bête perdue », « enfonce-toi », « tête / la première ». Dans ses plis et replis, dans ses étendues et ses pauses, la marche est un art du temps. Un temps déroutant par sa disproportion qui oppose le marcheur à l’infini paysage. Un temps inachevé dont nous goûtons l’exigence car il faut sans cesse nous remettre en chemin, nous qui sommes irrémédiablement éloignés de ce que nous voudrions atteindre. C’est aussi un art de l’immédiateté. La marche exige d’être concret. Le désert est une rude réalité, « aucune indulgence / mais l’aridité / qui tue ». Quelques plantes, des serpents, des oiseaux, les galets secs d’un torrent disparu, des tombes anciennes creusées par le temps, « l’azur à bout portant ». La vitalité du monde s’incarne dans les lumières et les couleurs de levers ou de couchers de soleils qui vibrent et miroitent. Porté à un certain degré d’incandescence, le désert laisse voir les chemins tracés avant nous par d’autres êtres, le « vieux sentier comanche », le « sentier des guerres / Mescalero et Chiricahua ». Comment autrement espérer vivre là ? « eux savent / la montagne / ouverte / comme le fruit un livre / s’ouvrent ». Bien heureusement d’autres que nous marchent dans nos déserts. Je lis et relis les mots du poète pour les inscrire sur mes cartes intérieures. J’y cherche les chemins et les signes des brèches ouvertes dans les murs contre lesquels je me cogne. Des images « ne rien céder au vide au vide au retour sur soi » J’ai chez moi une bibliothèque et tant de livres. Je possède aussi, dans un monde intérieur, des images. Ou plutôt la suite mouvante et sans cesse changeante d’une image qui déroule sa sinuosité. Je ne suis jamais autant heureuse que lorsqu’elle se superpose au paysage qui m’entoure, pour m’emmener dans une dérive unique. Corps heureux de l’image, inscrit dans une mémoire profonde, obscure. Dans Terlingua, le désert donne une image au silence. Il en donne une autre au vide. Au temps également. À soi-même. Par le peu dont le poète se saisit, à sa suite, j’entre dans des images. Je n’en ressors jamais. Ce sont elles qui m’emmènent ailleurs. Dans cet ailleurs, où je ne les vois plus parfois, je me reconnais bien. Parfois les images éblouissent : « transparent dans sa tremblance » dit du silence le poète. Elles sourdent et s’imposent : « et l’air / qui affame la pierre », « les plénitudes / lieu lourd à l’épaule ». D’autres fois, elles explosent « comme un coup / de feu … / nos rires débusqués ». Graves, mobiles, fraîches ou usées, elles tentent de mettre des formes sur ce « rien / qui puisse y faire », ce « plus rien n’existe / ou tout existe justement »,

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Christine Pezzana, “Embouillement”

Christine Pezzana, Embouillement Christine Pezzana a publié Embouillement, en 2021 aux éditions du Petit Véhicule, recueil poétique qu’elle a accompagné de ses photographies. J’ai eu l’occasion de l’entendre dire quelques-uns de ses textes, notamment au Jardin des rouges-gorges à Nantes, lors de la journée de rencontres organisée en juin 2022 par Luc Vidal, et de découvrir ses photographies. La poète est également architecte. La lecture d’Embouillement a laissé sur ma rétine l’impression de lumières. Des lumières vues partout. Saisies dans leur fugitivité. Lumières, sources vives pour une soif intérieure. Nous sommes invités à une promenade dans un paysage “quotidien, si largement su qu’il passerait inaperçu”. Dans le “chemin vide” qu’est l’embouillement selon la poète, Christine Pezzana quête par les moyens de l’écriture et de la photographie, l’éclat des “perpétuelles choses en mouvement, petites, grandes, ravagées et issues des trottoirs”. Note de lecture par Anne-Marie Zucchelli Christine Pezzana, Embouillement, Ed. du Petit Véhicule, 2021 La promenade La promenade à laquelle nous convie Christine Pezzana rassemble ce que l’on perçoit d’ordinaire séparément, les instants, que la poète recueille et qui font la fulgurance de nos expériences, et le mouvement auquel ils appartiennent. Mouvement de la marche, traduction de notre pensée des jours. Sans cesse en développement, sans cesse en chantier, ainsi en est-il de notre expérience du monde. Une profusion de notations visuelles nourrit un dialogue avec le paysage. Tant d’impressions s’entrechoquent entre elles. Délicates, elles émaillent la déambulation entre un Paris deviné et un ailleurs quelquefois nommé. Il suffit de peu. Un détail accroché par la lumière et quelques couleurs sont les plus sûrs liens entre le paysage et la poète. Sans doute les ciels, les rives ou les herbes qu’elle décrit sont-ils à sa ressemblance, car ils se transportent d’une nature à l’autre et éclairent profondément l’être en même temps que le paysage. L’inquiétude d’y être Ceci est un paysage. Le nommer. En être insatisfaite. Y revenir. Choisir d’autres mots. Les faire miroiter d’un texte à l’autre. En cela consiste la promenade intranquille. Sauter par-delà l’incohérence chaotique des sensations, l’immensité de leur gaspillage, leur manque de continuité. Accepter la dispersion du paysage. Inséminer la langue de ses sens multiples, pour entrer enfin dans la chambre d’échos où l’être résonne avec le monde. L’univers immense révèle sa matière tremblante et fragile.  Mais l’inquiétude continue est gardée sous silence, travestie par l’écriture. Fertile écriture, qui fait advenir la pensée et le désir d’être. Une lecture corporelle du monde Quand un sentiment d’émerveillement nous envahit, mais qu’il oscille sous la conscience exacerbée de sa disparition imminente, le corps demeure le fil à plomb, le garant de la loyauté. Le corps emporte au hasard et bien plus profondément encore. La poésie est cousue de corps et la langue a sa chair. Comme le corps, la langue écoute, regarde, respire, goûte et sent attentivement pour mieux se saisir. Être corps. Dans un recueillement dynamique. Un réel vertige. Dans l’implication de tout l’être devant quelque chose d’indéfinissable devenu perceptible. Alors se produit l’ébranlement. Puis il passe. D’un paysage à l’autre, le texte revit l’expérience que l’être oublie. Comme si du monde la poète désapprenait tout et entrait à chaque écrit dans un territoire neuf. Ainsi en est-il également de la lecture. Avancer pas à pas. Ne pas trop y toucher. Éprouver et être empoigné par l’émotion. La reconnaître. Se souvenir. Reprendre alors le fil d’un dialogue qui a déjà été vécu et qui s’affine, espace hybride où s’unifient l’immensité ouverte et l’intériorité d’un corps. Dans cette traversée, paysages et êtres s’accomplissent ensemble. L’humanité par surcroît Sable, eau, vent, bitume, terre, arbres et ciel sont nos patries communes. Elles nous connaissent et nous laissent courir à travers elles. En elles, le regard furète et reconnaît d’autres présences, des silhouettes et les visages de tant d’êtres qui nous manquent. La promenade alors devient un rituel de mémoire. Ici et maintenant. Avec humilité. Comme il reste peu de choses parfois ! Une notation, des yeux clos, des larmes… agitent la surface.  Les mots ont plusieurs sens. « Âme », « cœur », « esprit » articulent le portrait à l’espérance. Comment traduire autrement l’être caché sous la surface des notations sensibles ? Par la voix qui demeure ensachée dans les mots. Par le souffle. Ainsi entre-t-on dans l’intimité d’un autre. Photographier Passer de la langue des mots à la langue de la lumière, la photographie. Marcher. Se camper devant le paysage. Dedans. Scruter. Y penser. Cadrer et recadrer le monde et trouver l’image qui remet en mouvement. Élargir entre ses mains la vision comme un rideau qu’on ouvre. Photographier pour recueillir l’« incomprise source / vive de cet instant » et « l’emporter avec soi ». L’image accompagne la promenade d’un surcroît de plaisir. La photographie de Christine Pezzana raconte le silence, l’immensité et les décombres, un recoin, une échappée, une silhouette dans un train, son reflet sur la vitre, le développement d’un champ, un quai désert, les graffiti sur un mur. Elle est parfois incendiée de lumière. Très noire aussi. Engagée dans une histoire vive où les êtres s’attrapent au passage, où le paysage fugace se mime. Autrement, sans elle, tout cela disparaît. « Huile hivernale Bronze tourbe graphite Bleu indigo J’en réclame à chaque instant passé là, là, reflets éclats A ce tissage métallique froid colle à la peau, la pluie elle a cessé à la nuit. » « Le chemin creusé et le soleil vissé au dos du pilier de pierre L’azur trempé du ciel nul horizon en pointe au-delà des masses Alignées au départ, l’insurrection d’une teinte croquante Saveur voulue sur cette toile le sang versé en notes balayées Hors le motif en désarmante simplicité écrit les pages De ce champ bleu transbordé d’infini d’un tête à tête Le rêvant voir du grain à grain un bombardement de lapis lazuli En arômes pliés en aplat de vagues gelées à ce ciel orageux vu.  » « Que c’est vague les collines alentour de fragments affirmés Un rien du tout à cet ensemble imprécis les pins s’estompent Règne d’un jour leurs ombres d’évidence un toujours d’après Penché vers la source aussi loin qu’un reflet

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Denis Emorine, »Foudroyer le soleil »

Denis Emorine, Foudroyer le soleil Denis Emorine ou l’inégal combat, note de lecture par Isabelle Poncet-Rimaud Chez Denis Emorine, le soleil se lève et meurt à l’Est… Comme un début, une fin, un sens, une impossibilité de dévier la direction d’une vie. Dans ce beau recueil, les poèmes sont forts, tranchants, impitoyables. Mais les mots, eux, sont piétinés et meurent une fois prononcés. Parfois glaives, ils se dressent pour dire la souffrance, la mort, mais ne peuvent rien pour le poète enfermé dans le filet du monde, de ce monde-temps relié à un passé qui n’est pas celui du poète et l’a pourtant dépossédé de son présent à lui. Le poète est resté prisonnier de la douleur d’une autre, douleur qui aura une fois pour toutes ourlé amour et mort en même blessure. L’horloge du poète s’est brisée le laissant pour toujours, seul, petit garçon/planté aux carrefours de la mémoire. L’Est, terre fantasmée, aimée autant que haïe. L’Est, lieu obsessionnel sur lequel poussent les forêts de bouleaux, où s’ouvrent les tombes des poètes et des proscrits morts d’avoir voulu dire, L’Est, source d’inspiration où règnent la mort, la vie et l’impuissance à être soi… L’Est, terre de ces femmes auxquelles s’adresse le poète et qui sont toutes incarnation du désir d’aimer, d’être consolé, tentative de retrouver une matrice protectrice. Pour le poète, orphelin des mots, trahi par eux, la beauté des mains partagées permet d’oublier un instant l’exil subi. C’est à l’Est encore que la lumière du soleil foudroie les mots et non l’inverse. L’Est, cet inexorable aimant qui tire à lui les pas du poète et rend son combat perdu d’avance. FOUDROYER LE SOLEIL est un titre- cri : douleur, désespérance, tentative d’en finir avec les cris du monde et les cris intérieurs du poète. Le soleil se lève à l’Est et pourtant avec lui s’étend sur le poète l’obscurité de l’amour perdu, de la mort, de la trahison. Chez Denis Emorine, le soleil comme l’amour ne peuvent se défaire de l’ombre de sa mort. Évoquer l’un fait apparaître l’autre en filigrane… Le poète s’est heurté à l’Histoire et à son histoire propre. Il se sent écartelé et seul dans un exil intime qui l’entrave. Où se situer entre le grand pays glacé qui lui renvoie ces voix qui parlent une langue inconnue, porte en lui l’amour et la mort et cependant le fascine et l’appelle et sa terre natale à l’Ouest où sa vie brutalement s’est froissée, le mettant face à l’amour et la trahison ? Le langage poétique, possible lien entre ces deux continents intérieurs reste pour le poète un exil dont il ne reviendra jamais. Toute la poésie de Denis Emorine tente de découdre la nuit qui s’est abattue sur lui, essaye d’abattre également la forêt de bouleaux qui pousse au secret du poète mais encore et toujours, inexorable, la mort vient de l’Est. Il semblerait pourtant que dans ce recueil, le poète ait franchi un seuil inhabituel dans l’intensité de la douleur exprimée, dressant une sorte d’acquiescement à son impossibilité à sortir de ses conflits intérieurs, à réparer ce qui fut brisé, à se suspendre aux branches du monde qui rompent trop facilement. La parole, elle-même, s’efface devant la mort… L’obscurité règne sur l’écriture du monde. Si les thèmes abordés dans ce recueil sont ceux qui façonnent le parcours poétique de Denis Emorine , ces poèmes écrits au moment de l’invasion russe en Ukraine ont ici une résonance particulière dans la détresse qu’ils expriment. L’Est est en feu/l’espoir se consume/aux quatre coins du monde/ l’Est/ Est/En/Feu et le poète est rejoint par la guerre nuits et jours. Denis Emorine est le poète des contraires, des mots durs et tendres, de la femme que l’on serre dans ses bras et de celle qui vous échappe, de la mémoire et de l’oubli, de l’exil en terre fantasmée et de l’ancrage dans la réalité de la douleur, du temps immobile qui boule le présent, de l’absence devenant présence et rencontre… La poésie de Denis Emorine ne peut laisser intact le lecteur. Silex incisif, elle taille large et fort en nous, laissant à la russe, douleur et amour s’entrelacer. Qui parle de foudroyer le soleil ? Qui te l’a demandé ? Le sang ruisselle des cimes pour inonder ton visage et tu voudrais vendre au plus offrant une poignée de mots recouverts de terre mais tes doigts sont trop gourds pour sculpter le visage de l’amour par-delà les années Chi parla di fulminare il sole ? Chi mai te lo ha chiesto ? Il sangue scorre dalle cime per inondare il tuo viso e tu vorresti vendere al miglior offerente una manciata di parole ricoperte di terra ma le tue dita sono troppo insensibili per incidere il volto dell’amore oltre gli anni Denis Emorine, Foudroyer le soleil – Fulminare il sole, traduit en italien par Giuliano Ladolfi, Editions Giuliano Ladolfi, 2022

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Denis Emorine, « Vers l’Est ou dans l’ornière du temps » et « Mots déserts. Suite russe » (France)

Denis Emorine, Vers l’Est ou dans l’ornière du temps et Mots déserts. Suite russe Denis Emorine publie Mots déserts. Suite russe (Editions Unicité) et Vers l’Est ou dans l’ornière du temps/Verso l’Est o nel solco del tempo (Giuliano Ladolfi Editore), deux recueils scandant le douloureux et impossible cheminement d’un deuil. La guerre, ses massacres, ses cruautés et ses horreurs. Un pays, la Russie quittée à jamais. La mère arrachée à l’enfant. L’enfant resté orphelin. Le poète tentant de relier tout cela et de détourner la mort avec ces petites faux que sont les mots : les mots pour faucher l’absence, la peur, l’abandon, l’injustice. Retenir quelques pensées avant qu’elles ne s’effacent tout à fait. Empoigner la douleur qu’elles suscitent. S’aventurer sur un territoire hostile. Écrire, comme rituellement, pour attacher entre eux les souvenirs anciens et les nouvelles du présent. Car la parole libère et restitue. Le poète s’accommode de n’en percevoir que partiellement les dimensions : dans la profondeur, une enfance, dans la hauteur, tant d’ombres. Écrire lui sert de guide, mais il se tient à l’écart du chemin qu’il ouvre devant nos yeux de lecteur. Aux bordures, il livre le combat qui le tient au corps depuis toujours. Au centre, une jeune femme au regard clair lui tend la main. Nous entrons dans un lieu qui ressemble à la mémoire. Une étendue aussi précise et indéfinissable qu’un rêve. Le cauchemar s’y arc-boute. L’homme conjure ses souvenirs. Chaque poème allume une lampe aveuglante accentuant l’obscurité. Tenir en main ces deux recueils de deuil et s’en saisir délicatement, car ils appartiennent à la mémoire d’un homme dont ils marquent à la fois les limites des lieux familiers et perdus, et le territoire qui lui propose une trêve. « Mes lèvre tremblantes s’accrochent aux mots éteints » « C’était moi le chef d’orchestre / il y avait cette fosse à remplir / encore une fois ». Un son aigu, des échos persistants, des contrepoints violents : il y a du réel dans la langue poétique de Denis Emorine. Des ruptures à maints égards utiles et fécondes. Hurler, blasphémer, mordre, vomir, laisser pourrir exprès, écrit le poète, qui ne comprend plus la langue de son enfance, et parce qu’il ne sait plus la prononcer, va la chercher au fond de lui et l’extrait dans un mouvement à rebours. Survivre : « enfoncer ta tête dans la boue du temps » Aimer : « tranche-moi la gorge » Écrire : « des lambeaux de poèmes émergent ça et là » La poésie se fait le vecteur d’une remontée sensible de la langue maternelle. À travers le corps, sans autre vase, elle recueille « la musique disparue sous la terre » et « les mots défunts » qui réapprennent à l’homme à parler. Le poète balbutie. Libère un flux qui passe autour des mots comme un fleuve laisse libres quelques roches : « toi », « enfin », écrit-il en exergue, dans l’espace réservé d’un retour à la ligne. Le flux de la parole sinue. Forme des boucles, « mon amour / mon amour », « lentement / lentement » et « stagne presque comme un cœur qui cesse de battre ». « Le niveau de l’eau monte sans cesse dans mon cerveau j’ai la tête lourde et bientôt je n’arriverai plus à la tenir droite » (Vers l’Est ou dans l’ornière du temps, p. 88) « La forêt où j’ai perdu mon enfance est profonde » Un paysage retient l’attention avant même qu’on ait compris où Denis Emorine nous emmenait. Un rideau de bouleaux fait office de seuil ouvrant sur des espaces glacés. Saisissement d’un enfant prisonnier d’une histoire. Comme dans les contes, « la forêt de bouleau me griffait les yeux ». L’initiation ici est faite de frottements, de griffures, d’arrachements. Le vent passant sur la forêt est le précurseur du malheur : « le vent s’engouffre / dans ma tête / et il oublie toujours de frapper ». Mais le vent lève aussi la lumière et dévoile une image si présente qu’exister à côté d’elle équivaut à n’être presque rien. Dans ce paysage si aigu et si blanc parfois, nous pénétrons à la suite de l’enfant sur la scène de crime. Combinaison de mots : guerre, ville en ruine, uniforme noir, pieds et poings liés, cris, poignard, sang, cadavres, fosse béante, tombes. Tout est vécu. Et noté. « je ne peux plus faire un pas / devant l’autre / sans que le sang jaillisse de ma vie. » « je briserai des os en marchant / je n’en croirai pas mes yeux / mais il sera trop tard / pour revenir sur mes pas » Lorsque se décante la vision, se lève l’image impérieuse d’un camp de la mort. « Aujourd’hui la prairie est recouverte de sang les herbes folles zèbrent ton visage Autour de toi rien ne pousse tu voudrais mettre le feu à tes souvenirs et t’arrêter là avant de mourir ou graver un dernier poème sur le vent d’est qui vient de te rejoindre Ta main tremble Tu ne connais plus ton nom puisque tu n’en as plus besoin » « Je suis tenté de revenir sur mes pas pour étreindre quelques fantômes » La mort tient compagnie au point d’être préférable à la vie d’orphelin. En ses ravages éclate sa puissance. Se tait toute chose. Elle réclame qu’on se livre à elle et promet, fallacieuse, de faire franchir « l’ornière du temps ». Pourtant, on peut entendre la poésie de Denis Emorine comme une rumeur quasi silencieuse. Le texte devient le réceptacle de petites choses éparpillées, liées entre elles par l’intensité d’une douleur et qui retiennent l’instant. Des notations précieuses sur des yeux fermés, des bras espérés, une mouche importune, le bruissement des feuilles, la musique des voix de femmes, la pluie, la neige, un arbre. Quelques couleurs, des sons, des lumières, la douceur d’un corps et ses odeurs exhortent à la résilience. Le passé est un fantôme vulnérable et résistant qui tient tête à la mort. « J’ai perdu l’écho des voix qui m’aimaient il y a longtemps si longtemps je me suis égaré tant de fois en le recherchant plus rien ne résonne à la surface de la terre Je continue d’avancer en remplissant ma tête de mots déserts qui m’aidaient à respirer je suis tenté

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Sonia Elvireanu, « Ensoleillements au coeur du silence » (Roumanie)

Sonia Elvireanu, Ensoleillements au cœur du silence (Roumanie) « Ensoleillements au cœur du silence » ou l’arc-en-ciel du silence, note de lecture par Isabelle Poncet-Rimaud Dans son dernier recueil, Sonia Elvireanu écrit depuis le silence, pour et par le silence et passe d’un silence habité à un autre. Dans ce nouveau parcours poétique, tout n’est que pont d’un amour à l’Autre, d’une rive solitaire à un rivage peuplé, d’un ciel blessé à un ciel confondu, du rêve au réel, d’un chant bleu au chant immortel. L’arc-en-ciel qui enjambe le recueil, lien de lumière et de couleurs, est ceinture entre le ciel et la miraculeuse argile. Parce que ce silence en elle Sonia Elvireanu le provoque, l’écoute et voit le monde qui l’entoure avec les yeux du ciel. Je me suis retirée dans la solitude/pour être près de toi, te chercher et te parler, écrit-elle. Et par ce vers, on distingue le double mouvement qui dans ce recueil anime la parole de la poétesse : se recueillir en sa solitude pour retrouver l’amour perdu mais aussi se rapprocher d’un autre Amour qui englobe le premier. Dès le premier poème, Sonia Elvireanu donne le ton. La poésie pour elle, est ce seul murmure en langue bizarre où la voix étrange du Poète s’élève et celle du Très Haut descend en parfaite communion. Je t’écris où toutes les choses parlent car parler c’est lumière. Et tout parle en couleurs, en lumières, en explosions de fleurs, de fruits, en parfums délicieux, en langages d’oiseaux qui remplissent le vert/silence de la solitude comme un lien entre terre et ciel. Les bras du silence…/s’accrochent aux odeurs et la poésie peut devenir l’eau miraculeuse de la guérison. Il y a dans cette écriture une forme d’élégance soyeuse ( le mot soie est récurent), un sentiment d’intemporalité symbolisée par les papillons blancs messagers ou écailleurs d’ombres ( à l’aube, des ombres écaillées de papillons) , un effleurement des pas sur l’ardoise du sable où la poétesse écrit l’amour, la solitude, une tentative d’aller au-delà des lointains, là où attendent l’amour et peut-être cet Amour qui signera la fin de la solitude. Dans le même temps, s’exprime tout au long du recueil une souffrance vigilante qui refuse l’orage des mots noirs qui risquent d’entraîner vers la chute et veille à refaire chaque fois, le pont écroulé pour que l’arc-en-ciel s’y pose. La poétesse devient la myrrhe de l’amour, celle qui cicatrise et encense en élevant son parfum vers le ciel. Cette poésie bruisse, bouge, frôle, coule. L’eau – océan, source, fontaine, ruisseau- est aussi présente que la lumière, aussi subtile et essentielle. Sonia Elvireanu écrit aussi depuis le cri noir du confinement, des ravages du virus , ce rouge qui s’étend comme la rougeole alors même que le printemps se montre dans sa splendeur et qu’un arbre vert/pousse en nous. Ce silence de tombeau l’incite à la prière comme un appel à la lumière de la Résurrection. Peu à peu, la sérénité se fait chemin en la poétesse qui commence à voir la beauté/ dans tout ce qui (l’)accueille et féconde les terres stériles de la solitude des fleurs de la parole poétique. La langue de Sonia Elvireanu, toute de délicatesse, de touches infimes tel un flocon/dans la chute des neiges ou l’effleurement des papillons/ sur les eaux de l’oubli, atteint les tréfonds du silence telle la perle/souffle de psaume. Le silence alors parle, articule la lumière, la beauté, l’attente, la solitude et la soif de l’Amour car le mot a pris corps, il est incarné, il est arc-en-ciel. Le psaume de la lumière  » La lumière se feutre en moi Comme la neige de la fleur de pommier, Y descend en flots diaphanes De soies effleurées par le vent, Doux scintillements, Vacillement lent sur les pierres, Aux tréfonds le silence telle la perle, Souffle de psaume. «  Sonia Elvireanu, Ensoleillements au coeur du silence, édition bilingue français/italien, collection Zaffiro Poesia, Ed. Giuliano Ladolfi, 2022 http://www.ladolfieditore.it

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Lambert Savigneux, De si loin un sillage, 2021 (France)

Lambert Savigneux, De si loin un sillage © Brigid Watson « Un peu d’air Août ! Mes vents défrisent la chaleur Ara ! Îles de plumes respirent les feuilles Impalpable criard ! Cette gorge répète à foison ce qui tord dans les lianes les feuilles agitent l’esprit le vent des bois Le frétillement de l’œil Ce soupçon d’amour Vif gueulard ! Flèche creusée dans les veines du bois la plume sorcière Silencieusement rieur Ara s’envole » (Ara s’envole, p. 65) Il est des textes qui naissent dans l’élan. Tels sont ceux de Lambert Savigneux, poète et peintre, dans De si loin un sillage. Le poète-peintre s’est mis en route à la recherche d’un territoire où être lui-même. Afrique ou Amérique du sud, où qu’il aille, il le trouve et le perd, puis recommence car il découvre partout des traces qui indiquent des chemins ; car partout il installe de nouveaux repères de son passage. Le recueil en relève les signes. Lambert Savigneux les traduit lui-même en anglais. Ils forment une carte à la fois précise, sonore et fortement imagée, mais aussi dévorée d’éclats de lumière et d’ombres. Pour orner cette carte, une autre artiste, la peintre américaine Brigid Watson saisit sous son pinceau les marques échevelées des courants, des vents, des ensoleillements et des tempêtes d’un voyage tout intérieur. La langue poétique creuse des effractions dans le cours ordinaire des jours. Effractions bienheureuses. L’écriture devient éruptive. Lambert Savigneux se guide au « frétillement de l’oeil » et aux soulèvements de l’air qu’il respire. De ses mots, il ouvre sur la page des espaces où il atteint une plénitude. Lambert Savigneux est aussi un poète-musicien qui cherche sa parole au creux chaud où elle murmure, résonne et se laisse attraper : « Quoi ? Écoute » Note de lecture par Anne-Marie Zucchelli Aller au monde © Brigid Watson « Je tiens les sons des commencements Cette lettre en forme de nœud Ce murmure, cette eau solaire Les calmes irruptions des foudres Comme la jointure des ivresses Dans la résorption de l’ombre au pli du plein soleil une rayure tranche sur le rouge Ce son pourrait être n’importe quoi Emplit tout le mouvement Baise le son parfait S’étend se tend comme une eau ruisselle Au bleu des deux miroirs celui de l’air et de la peau Nu, ce pourrait être par quoi commence Cet élancement d’aile envolé » (Orion au bois lacté, p. 11) Qui écrit et qui peint ? Sans doute « l’enfant (qui) s’éveille » ? Car la mémoire est neuve. Il ne peut être question dans ce recueil de se remémorer le passé. Au contraire, le poète écrit pour que quelque chose passe, que quelque chose se mette en route et qu’enfin l’homme advienne. Il écrit pour naître au monde. Avec une espérance toujours renouvelée. Une intensité attendue. La langue tremble de désir. « Est-ce l’âme ce trou de lumière / Les traces vives des incarnas » ? Si elle se laisse porter, si elle hésite et se saisit tout à coup d’une évidence, c’est que le point de départ de l’écriture est le corps qui vient à la vie. Le poète chante le premier cri, ces « sons des commencements » ; la première lumière, cette « résorption de l’ombre au pli du plein soleil » ; la première sensation du corps « nu » « par quoi commence ». Il vient et revient au monde. Le désir ne s’en épuise pas. Il s’imprime aussi profondément dans la palette et la gestuelle de Brigid Watson. Il guide chez le poète le travail obstiné d’élargissement et de lâcher-prise – « Et faut-il laisser les mots transpirer / Les laisser dénouer ? » – où il se déprend de la conscience pour mieux s’incarner dans la matière du langage. Alors se mettent en place des réseaux d’images qui résonnent entre elles et tiennent ensemble les diverses parties du recueil : des paysages maritimes et insulaires, des oiseaux, le corps et sa sensualité, une perception organique du monde … Elles laissent dans l’esprit du lecteur des visions en partage. Qui demeurent, fortement charpentées d’ombres et de lumières. Qui nous offrent ainsi à pénétrer à notre tour dans ces paysages et les installent en nous. Terre ! « Moi dans le vent / le monde à vif ». Lambert Savigneux cherche l’aventure, ses luttes, ses naufrages et ses sauvetages. De si loin un sillage est un journal de bord ou bien la lettre glissée dans la bouteille lancée à la mer par un voyageur qui a perdu sa route et se découvre pris au hasard des « errements des courants » et de « l’emportement de l’avant ». Il faut à l’écriture l’énergie de la survie. Faire face, telle est l’urgence. Le corps accepte le naufrage dans l’espérance du salut. Le voyage est maritime et la carte un portulan où le poète dessine les contours des rives inconnues auxquelles il aspire. Il en appelle à l’eau : « Trempe / plonge / le fluide / au flot / du courant ». Pour être emporté plus loin encore vers des espaces inconnus, il convoque la tempête, les « irruptions des foudres », les « colères des lumières » et « les rugissements des fonds », dont la langue sonore forme un radeau pour ses mots. Il se fait naufragé volontaire. Voilà qu’au loin se dessine l’île. Il en atteint les rives. Terre ! « Îles de plume », « îles embarcadères » ! Pour le corps sauvé, le monde nouveau s’offre en mosaïque. Le mélange est mouvant. Mais l’œil sait voir et les mots rassemblent. L’intensité tient à l’accord qui s’établit entre ce qui est suggéré et les éléments que le poète remarque et accumule, des objets échoués soumis à l’abandon et au travail du temps. Aucun sentiment d’exotisme. Les rives ne recueillent que les fruits des naufrages : « Le ressac ramène / de l’île / à la rive / avare / le jeu de dupe / où lui / trouve / ce que l’autre perd ». Ceux qui demeurent là vivent dans l’espérance du départ. © Brigid Watson « La mer apporte autre chose des bouts de bois blanchis tortueux et tordus les membres des par-dessus bord reviennent en fantôme pâles entortillés qui dératent des cargos Pans de rouille filoches de bleu sale des fers tordus des tôles rongées rouge-morsures qui

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Lara Dopff, Parsehgha là où l’âme s’égare (France)

Lara Dopff, Parsehgha là où l’âme s’égare Parsehgha là où l’âme s’égare est un recueil poétique écrit par Lara Dopff à l’occasion d’un voyage en Iran. De Téhéran à Khorassan – région « d’où vient le soleil » -, du grand désert salé Dash-e Lut – « désert du vide », l’un des plus chauds et des plus arides au monde -, à l’ancienne capitale perse Chiraz, puis sur le site de Persépolis et enfin à Ispahan, sur les bords de la « rivière qui donne la vie » Zayandedh Roud, la poète convie les lecteurs à un voyage géographique autant que temporel. Elle mêle son expérience des paysages, des villes et des personnes, à la découverte de l’ancienne civilisation mésopotamienne, de Gilgamesh à Zoroastre. Voyager et arpenter, arpenter et écrire, écrire et reprendre sa respiration, s’égarer et devenir poète. Ce recueil est le «  – souffle / enfin lu de celui / qui exode ». Il est de ce voyage comme de la conversion du corps après la mort, délivrant son âme sous la lumière du ciel. Parsehgha est un lieu de prière du zoroastrisme, bâti sous les tours du silence où les cadavres sont livrés aux vautours et les ossements déposés dans une fosse à ciel ouvert.« Là où l’âme s’égare », l’être renaît. Le voyage est initiatique car le corps de la poète, « suaire et convulsé », réclame sa métamorphose. Note de lecture par Anne-Marie Zucchelli « Chiraz des poètes », extrait, p. 93 Voile De la lecture vient une image. Une longue ondulation. Continue, pages après pages comme plis sur plis. Mince colonne de mots ordonnés pour une danse. La forme de l’écriture est celle d’un rideau qui se meut et tremble, « masse d’air suspension. / voile / emplit la transparence ». La poète passe incessamment devant et derrière. Mise en page, sauts de ligne, retraits et débords, choix de l’italique, tout est ondulation. L’écriture donne corps à ce voile suspendu qui sépare Lara Dopff du monde. Elle le rend visible et palpable afin que la poète puisse le franchir. « Voilure », elle est aussi ce qui emmène et entraîne au voyage. À l’origine, il semble y avoir un grand désir d’envol : « plane haut  (…) toi née, / à la glèbe / d’Enkidou », « dans le lointain – / les effleurements / des cieux. ». L’écriture permet la transmutation du corps. Comme sous l’action du feu, de la terre naît le verre – bulles, sphères en qui se magnifie l’air -, par la « brûlure d’iris », la poète « épouse / la corporéité / du souffle ». Respiration. Le poème se prononce. Peut-être s’écrit-il en même temps qu’il se parle ? Est-il la cristallisation, sur les pages d’un carnet de voyage, du souffle intérieur continu qui accompagne la longue pérégrination ? Lorsque Lara Dopff récite ses textes, sa voix baisse et son timbre se fait grave. Sur la page, la ponctuation rend à l’écriture sa nature corporelle. Tirets, virgules placées en début de vers et points clôturant de courtes phrases nominales multiplient les suspensions. Lorsque l’énonciation s’arrête, la respiration prend sa place. Pause des mots et espace donné à l’exigence du corps. Devant le paysage, Lara Dopff témoigne d’une expérience d’effleurement, de palpation et de caresse. La même rencontre sensuelle préside au tissage des mots et de la ponctuation : « dévoilement, la surface / est une peau sur la peau. ». Ainsi se traverse le rideau dans la matérialité d’un souffle. « Téhéran monts puissants », extrait, p. 35 Vide Ce qui prend corps est une chair minérale. L’écriture saisit l’instant où la poète devient « l’intact / fonte du lieu foulé. ». Si le paysage existe parce que le corps l’expérimente, l’être aussi s’accomplit en son corps par la grâce du voyage. L’Iran est une terre aride. Les notations géologiques se multiplient tout au long du recueil et l’on suit l’évolution du paysage  : d’abord « argile », « amalgames de terre » et « glèbe », il se transforme en« grands déserts de sel », en « dunes blanches / jonchées de cristaux » et en « reliefs infinis » sur la « croûte terrestre ». Viennent ensuite la « plaine, sable volcanique / émergence de pierre, / monts multiples – / fer quartz, / ardoise / reliefs verts, oranges » puis l’oasis, ses « alluvions et érosions », le « sensitif canyon » et « l’ancienne brique / d’Ispahan ». À piétiner le territoire, le corps s’y absorbe dans un « désir d’effondrement ». Le voyage est une longue mise en terre dont la poète fait la condition de son renouveau : « j’ai jailli l’état de culture. / ne me reste que l’enfoncement / d’une nature. ». Pour franchir chaque étape, Lara Dopff construit des passerelles par des mots pressants. Comme la nature produit des gués, les ponts sont les chemins du voyage. Ils emmènent la poète au bord d’un territoire ouvert : « mystère de vif, / seul demeure le seuil. », écrit-elle en abordant Dash-e Lut « le désert du vide ». Le paysage est symbolique d’une absence : « une nuit / portes du vide », « nuit du désert / traversée du vide », « nulle trace / puissance du vide / et de l’écho ». Paradoxe de l’écriture de Lara Dopff. Comment user du paysage pour mieux jouir de sa disparition ? Comment avancer toujours pour s’ancrer davantage ? Comment se laisser porter par le libre flux des mots pour mieux goûter au silence ? La délivrance est au prix d’un épuisement : « des dévoilements / j’évoque le nu / et j’implore / les carences / – ta délivrance ». La poète consent à un voyage sans fin et à un horizon toujours repoussé comme elle accepte de se livrer à une parole intérieure impérieuse qui ne cesse de se renouveler. L’être se gagne par surabondance d’acceptation. En perdant toute emprise, il advient : « la plus grande / de nos empreintes / serait la circulaire / extinction ». « Prélude », extrait, p. 14 Grain « Grain », « poussière », « perlure », « broiement / du tissé de tes organes », « ultime maigreur », ce qui naît sous la langue se croque des dents dans l’épaisseur du texte. Un travail de pulvérisation ébranle la poète. Le recueil est un précipité de sensations sonores déterminées par un paysage désagrégé. L’être reprend langue en lui. Change d’aspects en même temps que lui. S’y

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