nouages

dialogues avec un livre

“En beauté je nais ici où je laisse courir le fleuve sans le vouloir”, Mohamed Jaber (Irak)

Thierry Pérémarti, “Terlingua”

Thierry Pérémarti, Terlingua À la lecture de Terlingua, recueil de Thierry Pérémarti, je perçois combien l’expression de l’immensité m’importe. Un paysage au sud du Texas, le désert de Chihuahua, la poussière, la pierre, quelques plantes et le ciel. Une échelle de grandeur se déploie. Tout en haut, l’espace sans limite où circulent le vent, les lumières, leurs chaleurs et leurs odeurs. Au ras du sol, le grain de la terre érodée. Entre les deux, quelques vivants se confrontent à l’excès et au vide. Les mots posent sur ce paysage leur poids de souffle. Tout juste retenu. Délivrant un peu de la pensée, une interrogation, un assentiment. Notant l’essentiel. Les traces s’effacent ensuite comme disparaissent les empreintes des pas dans la poussière. Les mots trouvés par le poète sont ceux de nos mémoires. Tout juste désenfouis. Mis au jour dans un paysage inconnu, Terlingua, où je ne suis jamais allée, mais qui déploie en moi d’autres lieux personnels que je connais bien, qui m’échappent souvent et vers lesquels je tends, tous caractérisés par mon immense désir d’être dans l’immensité. Je voudrais dire alors combien cette lecture éveille un sentiment de reconnaissance. Pour les mots trouvés. Pour le souffle repris. Pour le lieu accordé. Pour l’espace ouvert. Thierry Pérémarti, Terlingua, Ed. Phloëme, 2022 Une voix « d’une pelletée de sable tu es l’égal enfin » Il est question d’un désert, d’une terre érodée par le vent, d’un lieu ouvert, abandonné ou sauvage dans lequel le poète prend le temps d’être présent. Un désert dont la découverte nous tient attentifs et à l’écoute. Frappés par tant d’immensité et d’immobilité. Soumis, par-delà le visible – les « roches solitaires », les « cailloux », le « sable », « l’aridité et le friable » -, à tout le ciel et à la force de l’air qui abrasent le paysage jusqu’à sa dissolution. C’est entourés ainsi, ô matière de l’air, qu’en lisant nous habitons mieux le monde. Longue paix et vaste élargissement. Alors les mots du poète, ô matière de la langue, nos mots eux-mêmes, débuchés, meulés, poncés par le désert sous le souffle de nos respirations, ne sont plus que ce qui demeure, le grain de la voix. Corps, toujours. Élocution, articulation, hauteur, timbre, rythme, silence. Car la langue est corps, « duretés et nudités / qui te mesurent » Elle engrange ce qui se vit d’efforts, de fatigues et d’abandons et en épouse la respiration nécessaire. Car la langue est souffles quand « l’air, là / s’exténue à te dire ». Lorsque le poète s’en remet « à ce qui / n’a pas de voix, / à l’insonorité creuse / du corps / preuve muette / de toute présence », la minceur d’une colonne de mots monte sur la page. En adresses à soi-même – « tu te parles » -. en élisions, retournements, incises et maigreur de la ligne appelant au silence, s’ouvre sur « la table rase », la piste discrète d’un cheminement méditatif. Lorsque le poète s’égare, un élan de joie monte aux lèvres. Alors je respire avec lui. Jusqu’à en finir avec ma propre pensée et égrener simplement les mots d’un autre, comme dans un sablier le grain meuble ruisselle. Une éthique « marchant seul comme un ciel qui tombe dans la nervure d’une liberté sienne » Tout commence par la marche et les injonctions que le poète se fait à lui-même au début du recueil : « marcher – / sans plus de chemin / sans besoin du chemin », « et marcher / marcher… bête perdue », « enfonce-toi », « tête / la première ». Dans ses plis et replis, dans ses étendues et ses pauses, la marche est un art du temps. Un temps déroutant par sa disproportion qui oppose le marcheur à l’infini paysage. Un temps inachevé dont nous goûtons l’exigence car il faut sans cesse nous remettre en chemin, nous qui sommes irrémédiablement éloignés de ce que nous voudrions atteindre. C’est aussi un art de l’immédiateté. La marche exige d’être concret. Le désert est une rude réalité, « aucune indulgence / mais l’aridité / qui tue ». Quelques plantes, des serpents, des oiseaux, les galets secs d’un torrent disparu, des tombes anciennes creusées par le temps, « l’azur à bout portant ». La vitalité du monde s’incarne dans les lumières et les couleurs de levers ou de couchers de soleils qui vibrent et miroitent. Porté à un certain degré d’incandescence, le désert laisse voir les chemins tracés avant nous par d’autres êtres, le « vieux sentier comanche », le « sentier des guerres / Mescalero et Chiricahua ». Comment autrement espérer vivre là ? « eux savent / la montagne / ouverte / comme le fruit un livre / s’ouvrent ». Bien heureusement d’autres que nous marchent dans nos déserts. Je lis et relis les mots du poète pour les inscrire sur mes cartes intérieures. J’y cherche les chemins et les signes des brèches ouvertes dans les murs contre lesquels je me cogne. Des images « ne rien céder au vide au vide au retour sur soi » J’ai chez moi une bibliothèque et tant de livres. Je possède aussi, dans un monde intérieur, des images. Ou plutôt la suite mouvante et sans cesse changeante d’une image qui déroule sa sinuosité. Je ne suis jamais autant heureuse que lorsqu’elle se superpose au paysage qui m’entoure, pour m’emmener dans une dérive unique. Corps heureux de l’image, inscrit dans une mémoire profonde, obscure. Dans Terlingua, le désert donne une image au silence. Il en donne une autre au vide. Au temps également. À soi-même. Par le peu dont le poète se saisit, à sa suite, j’entre dans des images. Je n’en ressors jamais. Ce sont elles qui m’emmènent ailleurs. Dans cet ailleurs, où je ne les vois plus parfois, je me reconnais bien. Parfois les images éblouissent : « transparent dans sa tremblance » dit du silence le poète. Elles sourdent et s’imposent : « et l’air / qui affame la pierre », « les plénitudes / lieu lourd à l’épaule ». D’autres fois, elles explosent « comme un coup / de feu … / nos rires débusqués ». Graves, mobiles, fraîches ou usées, elles tentent de mettre des formes sur ce « rien / qui puisse y faire », ce « plus rien n’existe / ou tout existe justement »,

Thierry Pérémarti, “Terlingua” Lire la suite »

Christine Pezzana, “Embouillement”

Christine Pezzana, Embouillement Christine Pezzana a publié Embouillement, en 2021 aux éditions du Petit Véhicule, recueil poétique qu’elle a accompagné de ses photographies. J’ai eu l’occasion de l’entendre dire quelques-uns de ses textes, notamment au Jardin des rouges-gorges à Nantes, lors de la journée de rencontres organisée en juin 2022 par Luc Vidal, et de découvrir ses photographies. La poète est également architecte. La lecture d’Embouillement a laissé sur ma rétine l’impression de lumières. Des lumières vues partout. Saisies dans leur fugitivité. Lumières, sources vives pour une soif intérieure. Nous sommes invités à une promenade dans un paysage “quotidien, si largement su qu’il passerait inaperçu”. Dans le “chemin vide” qu’est l’embouillement selon la poète, Christine Pezzana quête par les moyens de l’écriture et de la photographie, l’éclat des “perpétuelles choses en mouvement, petites, grandes, ravagées et issues des trottoirs”. Note de lecture par Anne-Marie Zucchelli Christine Pezzana, Embouillement, Ed. du Petit Véhicule, 2021 La promenade La promenade à laquelle nous convie Christine Pezzana rassemble ce que l’on perçoit d’ordinaire séparément, les instants, que la poète recueille et qui font la fulgurance de nos expériences, et le mouvement auquel ils appartiennent. Mouvement de la marche, traduction de notre pensée des jours. Sans cesse en développement, sans cesse en chantier, ainsi en est-il de notre expérience du monde. Une profusion de notations visuelles nourrit un dialogue avec le paysage. Tant d’impressions s’entrechoquent entre elles. Délicates, elles émaillent la déambulation entre un Paris deviné et un ailleurs quelquefois nommé. Il suffit de peu. Un détail accroché par la lumière et quelques couleurs sont les plus sûrs liens entre le paysage et la poète. Sans doute les ciels, les rives ou les herbes qu’elle décrit sont-ils à sa ressemblance, car ils se transportent d’une nature à l’autre et éclairent profondément l’être en même temps que le paysage. L’inquiétude d’y être Ceci est un paysage. Le nommer. En être insatisfaite. Y revenir. Choisir d’autres mots. Les faire miroiter d’un texte à l’autre. En cela consiste la promenade intranquille. Sauter par-delà l’incohérence chaotique des sensations, l’immensité de leur gaspillage, leur manque de continuité. Accepter la dispersion du paysage. Inséminer la langue de ses sens multiples, pour entrer enfin dans la chambre d’échos où l’être résonne avec le monde. L’univers immense révèle sa matière tremblante et fragile.  Mais l’inquiétude continue est gardée sous silence, travestie par l’écriture. Fertile écriture, qui fait advenir la pensée et le désir d’être. Une lecture corporelle du monde Quand un sentiment d’émerveillement nous envahit, mais qu’il oscille sous la conscience exacerbée de sa disparition imminente, le corps demeure le fil à plomb, le garant de la loyauté. Le corps emporte au hasard et bien plus profondément encore. La poésie est cousue de corps et la langue a sa chair. Comme le corps, la langue écoute, regarde, respire, goûte et sent attentivement pour mieux se saisir. Être corps. Dans un recueillement dynamique. Un réel vertige. Dans l’implication de tout l’être devant quelque chose d’indéfinissable devenu perceptible. Alors se produit l’ébranlement. Puis il passe. D’un paysage à l’autre, le texte revit l’expérience que l’être oublie. Comme si du monde la poète désapprenait tout et entrait à chaque écrit dans un territoire neuf. Ainsi en est-il également de la lecture. Avancer pas à pas. Ne pas trop y toucher. Éprouver et être empoigné par l’émotion. La reconnaître. Se souvenir. Reprendre alors le fil d’un dialogue qui a déjà été vécu et qui s’affine, espace hybride où s’unifient l’immensité ouverte et l’intériorité d’un corps. Dans cette traversée, paysages et êtres s’accomplissent ensemble. L’humanité par surcroît Sable, eau, vent, bitume, terre, arbres et ciel sont nos patries communes. Elles nous connaissent et nous laissent courir à travers elles. En elles, le regard furète et reconnaît d’autres présences, des silhouettes et les visages de tant d’êtres qui nous manquent. La promenade alors devient un rituel de mémoire. Ici et maintenant. Avec humilité. Comme il reste peu de choses parfois ! Une notation, des yeux clos, des larmes… agitent la surface.  Les mots ont plusieurs sens. « Âme », « cœur », « esprit » articulent le portrait à l’espérance. Comment traduire autrement l’être caché sous la surface des notations sensibles ? Par la voix qui demeure ensachée dans les mots. Par le souffle. Ainsi entre-t-on dans l’intimité d’un autre. Photographier Passer de la langue des mots à la langue de la lumière, la photographie. Marcher. Se camper devant le paysage. Dedans. Scruter. Y penser. Cadrer et recadrer le monde et trouver l’image qui remet en mouvement. Élargir entre ses mains la vision comme un rideau qu’on ouvre. Photographier pour recueillir l’« incomprise source / vive de cet instant » et « l’emporter avec soi ». L’image accompagne la promenade d’un surcroît de plaisir. La photographie de Christine Pezzana raconte le silence, l’immensité et les décombres, un recoin, une échappée, une silhouette dans un train, son reflet sur la vitre, le développement d’un champ, un quai désert, les graffiti sur un mur. Elle est parfois incendiée de lumière. Très noire aussi. Engagée dans une histoire vive où les êtres s’attrapent au passage, où le paysage fugace se mime. Autrement, sans elle, tout cela disparaît. “Huile hivernale Bronze tourbe graphite Bleu indigo J’en réclame à chaque instant passé là, là, reflets éclats A ce tissage métallique froid colle à la peau, la pluie elle a cessé à la nuit.” « Le chemin creusé et le soleil vissé au dos du pilier de pierre L’azur trempé du ciel nul horizon en pointe au-delà des masses Alignées au départ, l’insurrection d’une teinte croquante Saveur voulue sur cette toile le sang versé en notes balayées Hors le motif en désarmante simplicité écrit les pages De ce champ bleu transbordé d’infini d’un tête à tête Le rêvant voir du grain à grain un bombardement de lapis lazuli En arômes pliés en aplat de vagues gelées à ce ciel orageux vu.  » « Que c’est vague les collines alentour de fragments affirmés Un rien du tout à cet ensemble imprécis les pins s’estompent Règne d’un jour leurs ombres d’évidence un toujours d’après Penché vers la source aussi loin qu’un reflet

Christine Pezzana, “Embouillement” Lire la suite »

Denis Emorine,”Foudroyer le soleil”

Denis Emorine, Foudroyer le soleil Denis Emorine ou l’inégal combat, note de lecture par Isabelle Poncet-Rimaud Chez Denis Emorine, le soleil se lève et meurt à l’Est… Comme un début, une fin, un sens, une impossibilité de dévier la direction d’une vie. Dans ce beau recueil, les poèmes sont forts, tranchants, impitoyables. Mais les mots, eux, sont piétinés et meurent une fois prononcés. Parfois glaives, ils se dressent pour dire la souffrance, la mort, mais ne peuvent rien pour le poète enfermé dans le filet du monde, de ce monde-temps relié à un passé qui n’est pas celui du poète et l’a pourtant dépossédé de son présent à lui. Le poète est resté prisonnier de la douleur d’une autre, douleur qui aura une fois pour toutes ourlé amour et mort en même blessure. L’horloge du poète s’est brisée le laissant pour toujours, seul, petit garçon/planté aux carrefours de la mémoire. L’Est, terre fantasmée, aimée autant que haïe. L’Est, lieu obsessionnel sur lequel poussent les forêts de bouleaux, où s’ouvrent les tombes des poètes et des proscrits morts d’avoir voulu dire, L’Est, source d’inspiration où règnent la mort, la vie et l’impuissance à être soi… L’Est, terre de ces femmes auxquelles s’adresse le poète et qui sont toutes incarnation du désir d’aimer, d’être consolé, tentative de retrouver une matrice protectrice. Pour le poète, orphelin des mots, trahi par eux, la beauté des mains partagées permet d’oublier un instant l’exil subi. C’est à l’Est encore que la lumière du soleil foudroie les mots et non l’inverse. L’Est, cet inexorable aimant qui tire à lui les pas du poète et rend son combat perdu d’avance. FOUDROYER LE SOLEIL est un titre- cri : douleur, désespérance, tentative d’en finir avec les cris du monde et les cris intérieurs du poète. Le soleil se lève à l’Est et pourtant avec lui s’étend sur le poète l’obscurité de l’amour perdu, de la mort, de la trahison. Chez Denis Emorine, le soleil comme l’amour ne peuvent se défaire de l’ombre de sa mort. Évoquer l’un fait apparaître l’autre en filigrane… Le poète s’est heurté à l’Histoire et à son histoire propre. Il se sent écartelé et seul dans un exil intime qui l’entrave. Où se situer entre le grand pays glacé qui lui renvoie ces voix qui parlent une langue inconnue, porte en lui l’amour et la mort et cependant le fascine et l’appelle et sa terre natale à l’Ouest où sa vie brutalement s’est froissée, le mettant face à l’amour et la trahison ? Le langage poétique, possible lien entre ces deux continents intérieurs reste pour le poète un exil dont il ne reviendra jamais. Toute la poésie de Denis Emorine tente de découdre la nuit qui s’est abattue sur lui, essaye d’abattre également la forêt de bouleaux qui pousse au secret du poète mais encore et toujours, inexorable, la mort vient de l’Est. Il semblerait pourtant que dans ce recueil, le poète ait franchi un seuil inhabituel dans l’intensité de la douleur exprimée, dressant une sorte d’acquiescement à son impossibilité à sortir de ses conflits intérieurs, à réparer ce qui fut brisé, à se suspendre aux branches du monde qui rompent trop facilement. La parole, elle-même, s’efface devant la mort… L’obscurité règne sur l’écriture du monde. Si les thèmes abordés dans ce recueil sont ceux qui façonnent le parcours poétique de Denis Emorine , ces poèmes écrits au moment de l’invasion russe en Ukraine ont ici une résonance particulière dans la détresse qu’ils expriment. L’Est est en feu/l’espoir se consume/aux quatre coins du monde/ l’Est/ Est/En/Feu et le poète est rejoint par la guerre nuits et jours. Denis Emorine est le poète des contraires, des mots durs et tendres, de la femme que l’on serre dans ses bras et de celle qui vous échappe, de la mémoire et de l’oubli, de l’exil en terre fantasmée et de l’ancrage dans la réalité de la douleur, du temps immobile qui boule le présent, de l’absence devenant présence et rencontre… La poésie de Denis Emorine ne peut laisser intact le lecteur. Silex incisif, elle taille large et fort en nous, laissant à la russe, douleur et amour s’entrelacer. Qui parle de foudroyer le soleil ? Qui te l’a demandé ? Le sang ruisselle des cimes pour inonder ton visage et tu voudrais vendre au plus offrant une poignée de mots recouverts de terre mais tes doigts sont trop gourds pour sculpter le visage de l’amour par-delà les années Chi parla di fulminare il sole ? Chi mai te lo ha chiesto ? Il sangue scorre dalle cime per inondare il tuo viso e tu vorresti vendere al miglior offerente una manciata di parole ricoperte di terra ma le tue dita sono troppo insensibili per incidere il volto dell’amore oltre gli anni Denis Emorine, Foudroyer le soleil – Fulminare il sole, traduit en italien par Giuliano Ladolfi, Editions Giuliano Ladolfi, 2022

Denis Emorine,”Foudroyer le soleil” Lire la suite »

Denis Emorine, “Vers l’Est ou dans l’ornière du temps” et “Mots déserts. Suite russe” (France)

Denis Emorine, Vers l’Est ou dans l’ornière du temps et Mots déserts. Suite russe Denis Emorine publie Mots déserts. Suite russe (Editions Unicité) et Vers l’Est ou dans l’ornière du temps/Verso l’Est o nel solco del tempo (Giuliano Ladolfi Editore), deux recueils scandant le douloureux et impossible cheminement d’un deuil. La guerre, ses massacres, ses cruautés et ses horreurs. Un pays, la Russie quittée à jamais. La mère arrachée à l’enfant. L’enfant resté orphelin. Le poète tentant de relier tout cela et de détourner la mort avec ces petites faux que sont les mots : les mots pour faucher l’absence, la peur, l’abandon, l’injustice. Retenir quelques pensées avant qu’elles ne s’effacent tout à fait. Empoigner la douleur qu’elles suscitent. S’aventurer sur un territoire hostile. Écrire, comme rituellement, pour attacher entre eux les souvenirs anciens et les nouvelles du présent. Car la parole libère et restitue. Le poète s’accommode de n’en percevoir que partiellement les dimensions : dans la profondeur, une enfance, dans la hauteur, tant d’ombres. Écrire lui sert de guide, mais il se tient à l’écart du chemin qu’il ouvre devant nos yeux de lecteur. Aux bordures, il livre le combat qui le tient au corps depuis toujours. Au centre, une jeune femme au regard clair lui tend la main. Nous entrons dans un lieu qui ressemble à la mémoire. Une étendue aussi précise et indéfinissable qu’un rêve. Le cauchemar s’y arc-boute. L’homme conjure ses souvenirs. Chaque poème allume une lampe aveuglante accentuant l’obscurité. Tenir en main ces deux recueils de deuil et s’en saisir délicatement, car ils appartiennent à la mémoire d’un homme dont ils marquent à la fois les limites des lieux familiers et perdus, et le territoire qui lui propose une trêve. “Mes lèvre tremblantes s’accrochent aux mots éteints” « C’était moi le chef d’orchestre / il y avait cette fosse à remplir / encore une fois ». Un son aigu, des échos persistants, des contrepoints violents : il y a du réel dans la langue poétique de Denis Emorine. Des ruptures à maints égards utiles et fécondes. Hurler, blasphémer, mordre, vomir, laisser pourrir exprès, écrit le poète, qui ne comprend plus la langue de son enfance, et parce qu’il ne sait plus la prononcer, va la chercher au fond de lui et l’extrait dans un mouvement à rebours. Survivre : « enfoncer ta tête dans la boue du temps » Aimer : « tranche-moi la gorge » Écrire : « des lambeaux de poèmes émergent ça et là » La poésie se fait le vecteur d’une remontée sensible de la langue maternelle. À travers le corps, sans autre vase, elle recueille « la musique disparue sous la terre » et « les mots défunts » qui réapprennent à l’homme à parler. Le poète balbutie. Libère un flux qui passe autour des mots comme un fleuve laisse libres quelques roches : « toi », « enfin », écrit-il en exergue, dans l’espace réservé d’un retour à la ligne. Le flux de la parole sinue. Forme des boucles, « mon amour / mon amour », « lentement / lentement » et « stagne presque comme un cœur qui cesse de battre ». « Le niveau de l’eau monte sans cesse dans mon cerveau j’ai la tête lourde et bientôt je n’arriverai plus à la tenir droite » (Vers l’Est ou dans l’ornière du temps, p. 88) “La forêt où j’ai perdu mon enfance est profonde” Un paysage retient l’attention avant même qu’on ait compris où Denis Emorine nous emmenait. Un rideau de bouleaux fait office de seuil ouvrant sur des espaces glacés. Saisissement d’un enfant prisonnier d’une histoire. Comme dans les contes, « la forêt de bouleau me griffait les yeux ». L’initiation ici est faite de frottements, de griffures, d’arrachements. Le vent passant sur la forêt est le précurseur du malheur : « le vent s’engouffre / dans ma tête / et il oublie toujours de frapper ». Mais le vent lève aussi la lumière et dévoile une image si présente qu’exister à côté d’elle équivaut à n’être presque rien. Dans ce paysage si aigu et si blanc parfois, nous pénétrons à la suite de l’enfant sur la scène de crime. Combinaison de mots : guerre, ville en ruine, uniforme noir, pieds et poings liés, cris, poignard, sang, cadavres, fosse béante, tombes. Tout est vécu. Et noté. « je ne peux plus faire un pas / devant l’autre / sans que le sang jaillisse de ma vie. » « je briserai des os en marchant / je n’en croirai pas mes yeux / mais il sera trop tard / pour revenir sur mes pas » Lorsque se décante la vision, se lève l’image impérieuse d’un camp de la mort. « Aujourd’hui la prairie est recouverte de sang les herbes folles zèbrent ton visage Autour de toi rien ne pousse tu voudrais mettre le feu à tes souvenirs et t’arrêter là avant de mourir ou graver un dernier poème sur le vent d’est qui vient de te rejoindre Ta main tremble Tu ne connais plus ton nom puisque tu n’en as plus besoin » “Je suis tenté de revenir sur mes pas pour étreindre quelques fantômes” La mort tient compagnie au point d’être préférable à la vie d’orphelin. En ses ravages éclate sa puissance. Se tait toute chose. Elle réclame qu’on se livre à elle et promet, fallacieuse, de faire franchir « l’ornière du temps ». Pourtant, on peut entendre la poésie de Denis Emorine comme une rumeur quasi silencieuse. Le texte devient le réceptacle de petites choses éparpillées, liées entre elles par l’intensité d’une douleur et qui retiennent l’instant. Des notations précieuses sur des yeux fermés, des bras espérés, une mouche importune, le bruissement des feuilles, la musique des voix de femmes, la pluie, la neige, un arbre. Quelques couleurs, des sons, des lumières, la douceur d’un corps et ses odeurs exhortent à la résilience. Le passé est un fantôme vulnérable et résistant qui tient tête à la mort. « J’ai perdu l’écho des voix qui m’aimaient il y a longtemps si longtemps je me suis égaré tant de fois en le recherchant plus rien ne résonne à la surface de la terre Je continue d’avancer en remplissant ma tête de mots déserts qui m’aidaient à respirer je suis tenté

Denis Emorine, “Vers l’Est ou dans l’ornière du temps” et “Mots déserts. Suite russe” (France) Lire la suite »

Sonia Elvireanu, “Ensoleillements au coeur du silence” (Roumanie)

Sonia Elvireanu, Ensoleillements au cœur du silence (Roumanie) “Ensoleillements au cœur du silence” ou l’arc-en-ciel du silence, note de lecture par Isabelle Poncet-Rimaud Dans son dernier recueil, Sonia Elvireanu écrit depuis le silence, pour et par le silence et passe d’un silence habité à un autre. Dans ce nouveau parcours poétique, tout n’est que pont d’un amour à l’Autre, d’une rive solitaire à un rivage peuplé, d’un ciel blessé à un ciel confondu, du rêve au réel, d’un chant bleu au chant immortel. L’arc-en-ciel qui enjambe le recueil, lien de lumière et de couleurs, est ceinture entre le ciel et la miraculeuse argile. Parce que ce silence en elle Sonia Elvireanu le provoque, l’écoute et voit le monde qui l’entoure avec les yeux du ciel. Je me suis retirée dans la solitude/pour être près de toi, te chercher et te parler, écrit-elle. Et par ce vers, on distingue le double mouvement qui dans ce recueil anime la parole de la poétesse : se recueillir en sa solitude pour retrouver l’amour perdu mais aussi se rapprocher d’un autre Amour qui englobe le premier. Dès le premier poème, Sonia Elvireanu donne le ton. La poésie pour elle, est ce seul murmure en langue bizarre où la voix étrange du Poète s’élève et celle du Très Haut descend en parfaite communion. Je t’écris où toutes les choses parlent car parler c’est lumière. Et tout parle en couleurs, en lumières, en explosions de fleurs, de fruits, en parfums délicieux, en langages d’oiseaux qui remplissent le vert/silence de la solitude comme un lien entre terre et ciel. Les bras du silence…/s’accrochent aux odeurs et la poésie peut devenir l’eau miraculeuse de la guérison. Il y a dans cette écriture une forme d’élégance soyeuse ( le mot soie est récurent), un sentiment d’intemporalité symbolisée par les papillons blancs messagers ou écailleurs d’ombres ( à l’aube, des ombres écaillées de papillons) , un effleurement des pas sur l’ardoise du sable où la poétesse écrit l’amour, la solitude, une tentative d’aller au-delà des lointains, là où attendent l’amour et peut-être cet Amour qui signera la fin de la solitude. Dans le même temps, s’exprime tout au long du recueil une souffrance vigilante qui refuse l’orage des mots noirs qui risquent d’entraîner vers la chute et veille à refaire chaque fois, le pont écroulé pour que l’arc-en-ciel s’y pose. La poétesse devient la myrrhe de l’amour, celle qui cicatrise et encense en élevant son parfum vers le ciel. Cette poésie bruisse, bouge, frôle, coule. L’eau – océan, source, fontaine, ruisseau- est aussi présente que la lumière, aussi subtile et essentielle. Sonia Elvireanu écrit aussi depuis le cri noir du confinement, des ravages du virus , ce rouge qui s’étend comme la rougeole alors même que le printemps se montre dans sa splendeur et qu’un arbre vert/pousse en nous. Ce silence de tombeau l’incite à la prière comme un appel à la lumière de la Résurrection. Peu à peu, la sérénité se fait chemin en la poétesse qui commence à voir la beauté/ dans tout ce qui (l’)accueille et féconde les terres stériles de la solitude des fleurs de la parole poétique. La langue de Sonia Elvireanu, toute de délicatesse, de touches infimes tel un flocon/dans la chute des neiges ou l’effleurement des papillons/ sur les eaux de l’oubli, atteint les tréfonds du silence telle la perle/souffle de psaume. Le silence alors parle, articule la lumière, la beauté, l’attente, la solitude et la soif de l’Amour car le mot a pris corps, il est incarné, il est arc-en-ciel. Le psaume de la lumière ” La lumière se feutre en moi Comme la neige de la fleur de pommier, Y descend en flots diaphanes De soies effleurées par le vent, Doux scintillements, Vacillement lent sur les pierres, Aux tréfonds le silence telle la perle, Souffle de psaume. “ Sonia Elvireanu, Ensoleillements au coeur du silence, édition bilingue français/italien, collection Zaffiro Poesia, Ed. Giuliano Ladolfi, 2022 http://www.ladolfieditore.it

Sonia Elvireanu, “Ensoleillements au coeur du silence” (Roumanie) Lire la suite »

Lambert Savigneux, De si loin un sillage, 2021 (France)

Lambert Savigneux, De si loin un sillage © Brigid Watson « Un peu d’air Août ! Mes vents défrisent la chaleur Ara ! Îles de plumes respirent les feuilles Impalpable criard ! Cette gorge répète à foison ce qui tord dans les lianes les feuilles agitent l’esprit le vent des bois Le frétillement de l’œil Ce soupçon d’amour Vif gueulard ! Flèche creusée dans les veines du bois la plume sorcière Silencieusement rieur Ara s’envole » (Ara s’envole, p. 65) Il est des textes qui naissent dans l’élan. Tels sont ceux de Lambert Savigneux, poète et peintre, dans De si loin un sillage. Le poète-peintre s’est mis en route à la recherche d’un territoire où être lui-même. Afrique ou Amérique du sud, où qu’il aille, il le trouve et le perd, puis recommence car il découvre partout des traces qui indiquent des chemins ; car partout il installe de nouveaux repères de son passage. Le recueil en relève les signes. Lambert Savigneux les traduit lui-même en anglais. Ils forment une carte à la fois précise, sonore et fortement imagée, mais aussi dévorée d’éclats de lumière et d’ombres. Pour orner cette carte, une autre artiste, la peintre américaine Brigid Watson saisit sous son pinceau les marques échevelées des courants, des vents, des ensoleillements et des tempêtes d’un voyage tout intérieur. La langue poétique creuse des effractions dans le cours ordinaire des jours. Effractions bienheureuses. L’écriture devient éruptive. Lambert Savigneux se guide au « frétillement de l’oeil » et aux soulèvements de l’air qu’il respire. De ses mots, il ouvre sur la page des espaces où il atteint une plénitude. Lambert Savigneux est aussi un poète-musicien qui cherche sa parole au creux chaud où elle murmure, résonne et se laisse attraper : « Quoi ? Écoute » Note de lecture par Anne-Marie Zucchelli Aller au monde © Brigid Watson « Je tiens les sons des commencements Cette lettre en forme de nœud Ce murmure, cette eau solaire Les calmes irruptions des foudres Comme la jointure des ivresses Dans la résorption de l’ombre au pli du plein soleil une rayure tranche sur le rouge Ce son pourrait être n’importe quoi Emplit tout le mouvement Baise le son parfait S’étend se tend comme une eau ruisselle Au bleu des deux miroirs celui de l’air et de la peau Nu, ce pourrait être par quoi commence Cet élancement d’aile envolé » (Orion au bois lacté, p. 11) Qui écrit et qui peint ? Sans doute « l’enfant (qui) s’éveille » ? Car la mémoire est neuve. Il ne peut être question dans ce recueil de se remémorer le passé. Au contraire, le poète écrit pour que quelque chose passe, que quelque chose se mette en route et qu’enfin l’homme advienne. Il écrit pour naître au monde. Avec une espérance toujours renouvelée. Une intensité attendue. La langue tremble de désir. « Est-ce l’âme ce trou de lumière / Les traces vives des incarnas » ? Si elle se laisse porter, si elle hésite et se saisit tout à coup d’une évidence, c’est que le point de départ de l’écriture est le corps qui vient à la vie. Le poète chante le premier cri, ces « sons des commencements » ; la première lumière, cette « résorption de l’ombre au pli du plein soleil » ; la première sensation du corps « nu » « par quoi commence ». Il vient et revient au monde. Le désir ne s’en épuise pas. Il s’imprime aussi profondément dans la palette et la gestuelle de Brigid Watson. Il guide chez le poète le travail obstiné d’élargissement et de lâcher-prise – « Et faut-il laisser les mots transpirer / Les laisser dénouer ? » – où il se déprend de la conscience pour mieux s’incarner dans la matière du langage. Alors se mettent en place des réseaux d’images qui résonnent entre elles et tiennent ensemble les diverses parties du recueil : des paysages maritimes et insulaires, des oiseaux, le corps et sa sensualité, une perception organique du monde … Elles laissent dans l’esprit du lecteur des visions en partage. Qui demeurent, fortement charpentées d’ombres et de lumières. Qui nous offrent ainsi à pénétrer à notre tour dans ces paysages et les installent en nous. Terre ! « Moi dans le vent / le monde à vif ». Lambert Savigneux cherche l’aventure, ses luttes, ses naufrages et ses sauvetages. De si loin un sillage est un journal de bord ou bien la lettre glissée dans la bouteille lancée à la mer par un voyageur qui a perdu sa route et se découvre pris au hasard des « errements des courants » et de « l’emportement de l’avant ». Il faut à l’écriture l’énergie de la survie. Faire face, telle est l’urgence. Le corps accepte le naufrage dans l’espérance du salut. Le voyage est maritime et la carte un portulan où le poète dessine les contours des rives inconnues auxquelles il aspire. Il en appelle à l’eau : « Trempe / plonge / le fluide / au flot / du courant ». Pour être emporté plus loin encore vers des espaces inconnus, il convoque la tempête, les « irruptions des foudres », les « colères des lumières » et « les rugissements des fonds », dont la langue sonore forme un radeau pour ses mots. Il se fait naufragé volontaire. Voilà qu’au loin se dessine l’île. Il en atteint les rives. Terre ! « Îles de plume », « îles embarcadères » ! Pour le corps sauvé, le monde nouveau s’offre en mosaïque. Le mélange est mouvant. Mais l’œil sait voir et les mots rassemblent. L’intensité tient à l’accord qui s’établit entre ce qui est suggéré et les éléments que le poète remarque et accumule, des objets échoués soumis à l’abandon et au travail du temps. Aucun sentiment d’exotisme. Les rives ne recueillent que les fruits des naufrages : « Le ressac ramène / de l’île / à la rive / avare / le jeu de dupe / où lui / trouve / ce que l’autre perd ». Ceux qui demeurent là vivent dans l’espérance du départ. © Brigid Watson « La mer apporte autre chose des bouts de bois blanchis tortueux et tordus les membres des par-dessus bord reviennent en fantôme pâles entortillés qui dératent des cargos Pans de rouille filoches de bleu sale des fers tordus des tôles rongées rouge-morsures qui

Lambert Savigneux, De si loin un sillage, 2021 (France) Lire la suite »

Lara Dopff, Parsehgha là où l’âme s’égare (France)

Lara Dopff, Parsehgha là où l’âme s’égare Parsehgha là où l’âme s’égare est un recueil poétique écrit par Lara Dopff à l’occasion d’un voyage en Iran. De Téhéran à Khorassan – région « d’où vient le soleil » -, du grand désert salé Dash-e Lut – « désert du vide », l’un des plus chauds et des plus arides au monde -, à l’ancienne capitale perse Chiraz, puis sur le site de Persépolis et enfin à Ispahan, sur les bords de la « rivière qui donne la vie » Zayandedh Roud, la poète convie les lecteurs à un voyage géographique autant que temporel. Elle mêle son expérience des paysages, des villes et des personnes, à la découverte de l’ancienne civilisation mésopotamienne, de Gilgamesh à Zoroastre. Voyager et arpenter, arpenter et écrire, écrire et reprendre sa respiration, s’égarer et devenir poète. Ce recueil est le «  – souffle / enfin lu de celui / qui exode ». Il est de ce voyage comme de la conversion du corps après la mort, délivrant son âme sous la lumière du ciel. Parsehgha est un lieu de prière du zoroastrisme, bâti sous les tours du silence où les cadavres sont livrés aux vautours et les ossements déposés dans une fosse à ciel ouvert.« Là où l’âme s’égare », l’être renaît. Le voyage est initiatique car le corps de la poète, « suaire et convulsé », réclame sa métamorphose. Note de lecture par Anne-Marie Zucchelli “Chiraz des poètes”, extrait, p. 93 Voile De la lecture vient une image. Une longue ondulation. Continue, pages après pages comme plis sur plis. Mince colonne de mots ordonnés pour une danse. La forme de l’écriture est celle d’un rideau qui se meut et tremble, « masse d’air suspension. / voile / emplit la transparence ». La poète passe incessamment devant et derrière. Mise en page, sauts de ligne, retraits et débords, choix de l’italique, tout est ondulation. L’écriture donne corps à ce voile suspendu qui sépare Lara Dopff du monde. Elle le rend visible et palpable afin que la poète puisse le franchir. « Voilure », elle est aussi ce qui emmène et entraîne au voyage. À l’origine, il semble y avoir un grand désir d’envol : « plane haut  (…) toi née, / à la glèbe / d’Enkidou », « dans le lointain – / les effleurements / des cieux. ». L’écriture permet la transmutation du corps. Comme sous l’action du feu, de la terre naît le verre – bulles, sphères en qui se magnifie l’air -, par la « brûlure d’iris », la poète « épouse / la corporéité / du souffle ». Respiration. Le poème se prononce. Peut-être s’écrit-il en même temps qu’il se parle ? Est-il la cristallisation, sur les pages d’un carnet de voyage, du souffle intérieur continu qui accompagne la longue pérégrination ? Lorsque Lara Dopff récite ses textes, sa voix baisse et son timbre se fait grave. Sur la page, la ponctuation rend à l’écriture sa nature corporelle. Tirets, virgules placées en début de vers et points clôturant de courtes phrases nominales multiplient les suspensions. Lorsque l’énonciation s’arrête, la respiration prend sa place. Pause des mots et espace donné à l’exigence du corps. Devant le paysage, Lara Dopff témoigne d’une expérience d’effleurement, de palpation et de caresse. La même rencontre sensuelle préside au tissage des mots et de la ponctuation : « dévoilement, la surface / est une peau sur la peau. ». Ainsi se traverse le rideau dans la matérialité d’un souffle. “Téhéran monts puissants”, extrait, p. 35 Vide Ce qui prend corps est une chair minérale. L’écriture saisit l’instant où la poète devient « l’intact / fonte du lieu foulé. ». Si le paysage existe parce que le corps l’expérimente, l’être aussi s’accomplit en son corps par la grâce du voyage. L’Iran est une terre aride. Les notations géologiques se multiplient tout au long du recueil et l’on suit l’évolution du paysage  : d’abord « argile », « amalgames de terre » et « glèbe », il se transforme en« grands déserts de sel », en « dunes blanches / jonchées de cristaux » et en « reliefs infinis » sur la « croûte terrestre ». Viennent ensuite la « plaine, sable volcanique / émergence de pierre, / monts multiples – / fer quartz, / ardoise / reliefs verts, oranges » puis l’oasis, ses « alluvions et érosions », le « sensitif canyon » et « l’ancienne brique / d’Ispahan ». À piétiner le territoire, le corps s’y absorbe dans un « désir d’effondrement ». Le voyage est une longue mise en terre dont la poète fait la condition de son renouveau : « j’ai jailli l’état de culture. / ne me reste que l’enfoncement / d’une nature. ». Pour franchir chaque étape, Lara Dopff construit des passerelles par des mots pressants. Comme la nature produit des gués, les ponts sont les chemins du voyage. Ils emmènent la poète au bord d’un territoire ouvert : « mystère de vif, / seul demeure le seuil. », écrit-elle en abordant Dash-e Lut « le désert du vide ». Le paysage est symbolique d’une absence : « une nuit / portes du vide », « nuit du désert / traversée du vide », « nulle trace / puissance du vide / et de l’écho ». Paradoxe de l’écriture de Lara Dopff. Comment user du paysage pour mieux jouir de sa disparition ? Comment avancer toujours pour s’ancrer davantage ? Comment se laisser porter par le libre flux des mots pour mieux goûter au silence ? La délivrance est au prix d’un épuisement : « des dévoilements / j’évoque le nu / et j’implore / les carences / – ta délivrance ». La poète consent à un voyage sans fin et à un horizon toujours repoussé comme elle accepte de se livrer à une parole intérieure impérieuse qui ne cesse de se renouveler. L’être se gagne par surabondance d’acceptation. En perdant toute emprise, il advient : « la plus grande / de nos empreintes / serait la circulaire / extinction ». “Prélude”, extrait, p. 14 Grain « Grain », « poussière », « perlure », « broiement / du tissé de tes organes », « ultime maigreur », ce qui naît sous la langue se croque des dents dans l’épaisseur du texte. Un travail de pulvérisation ébranle la poète. Le recueil est un précipité de sensations sonores déterminées par un paysage désagrégé. L’être reprend langue en lui. Change d’aspects en même temps que lui. S’y

Lara Dopff, Parsehgha là où l’âme s’égare (France) Lire la suite »

Eva-Maria Berg, “Edinburgh” et “Horizons” (Allemagne)

Eva-Maria Berg, Edinburgh et Horizons (Allemagne) Edinburgh et Horizons nous invitent au voyage, l’un dans la capitale écossaise et l’autre à travers le ciel, vers l’horizon de territoires non identifiés. Les deux ouvrages sont nés de la collaboration entre un plasticien, Philippe Barnoud pour le premier et Matthieu Louvrier pour le second, avec la poète Eva-Maria Berg. Photographies et peintures se découvrent dans le silence et incitent à la parole poétique. Dans le dialogue avec les images, l’écriture trouve à se libérer en des tours et des détours renouvelés. Pour approcher ces paysages, tout est question de digression. Philippe Barnoud et Matthieu Louvrier se sont saisis de traces qu’ils relèvent pour guider le lecteur à travers la ville et le ciel. Premier écart, la couleur. Elle glisse sur la photographie comme remue dans l’eau la lumière d’un phare. Marée pleine, elle monte dans le ciel, en gris, en bleus, en verts très sombres dans l’épaisseur de l’huile. Les images se nourrissent de chemins de traverses. Énigme : fixent-elles un souvenir avant qu’il ne s’efface ou la matérialité d’un paysage intérieur dans lequel chacun des deux plasticiens se déplace ? En deux mouvements symétriques – l’un de plongée (Edinburgh) et l’autre d’élévation (Horizons) – l’écriture se prend à ces images. Puisqu’elle éprouve et même souffre de la fugacité des paysages, Eva-Maria Berg dénombre les contours, la matière, les éclats et le poids que les images recèlent. Mais pour en chanter également l’éternité, elle convoque des parts fabuleuses. Son compagnon de voyage est Icare. L’écriture rejoue l’envol. Plutôt que de renoncer au départ, la poète prend le risque de sombrer. À ces images silencieuses, la poésie prête du son. Elle commence par une musique, dans l’imprévu de la sonorité des mots. Puis c’est le corps entier qui s’exprime. Nudité d’un style. Eva-Maria Berg ramène à elle les mots comme une couverture. Elle écrit à l’oreille, mais aussi à l’œil. Comme un sculpteur modèle la terre autour de la structure métallique soutenant la forme. Sur la feuille, la mise en page des mots, tout en sauts de ligne et juxtapositions sans ponctuation, s’approche au plus près d’une colonne vertébrale invisible. Vide ou manque, Eva-Maria Berg écrit pour ne pas que « le trou reste béant dans la mémoire ». Note de lecture par Anne-Marie Zucchelli Edinburg : le temps de l’enfance Photographie de Philippe Barnoud, Edinburgh, p. 17 « s’étonner face aux bâtiments murailles tours bien ancrés au sommet ne pas percevoir le tremblement préhistorique mais ressentir sous terre le feu qui se fraye un chemin se consume désormais saisi à la plus haute altitude d’une vue à couper le souffle au-dessus de la ville » « au milieu de la ville la ruelle la plus sombre le pavé menaçant chuchotement très furtif cœurs tremblant il était une fois encore inimaginable que des systèmes de mesure puissent révéler divulguer chaque angle pas souffle pouls mais sans jamais réussir à résoudre leur énigme » « qui parle de miracles ne sait pas ce qui se passe si on ne ferme jamais ses yeux les images se transforment en chair et en os des êtres anciens émergent moitié humains moitié bêtes divins et maudits tous en couleurs sans ombre ils saisissent quiconque les voit par la peau et par les cheveux » Car il s’agit d’un voyage temporel dans lequel Édimbourg, ville séculaire, laisse monter à travers certains de ses aspects, la juvénilité éternelle de ses vies antérieures. Le recueil est construit comme une série de cartes postales. Les images sont réalisées les premières. Une face imagée et l’autre écrite. En allemand, langue maternelle d’Eva-Maria Berg, mais aussi traduits en anglais et en français, langue de cœur. La langue choisit ainsi de porter différents masques. Le lecteur éprouve ses limites de compréhension. La poète élargit encore le voyage qu’elle entreprend vers l’autre. Le livre devient notre lieu commun. D’ailleurs, plus souvent que de dire « je », Eva-Maria Berg dit « on », agrégat de voix humaines auxquelles le lecteur est convié de participer. La photographie fixe des murs, arbres, ruines et vues à contre-jour… détails d’une ville dans laquelle la poète expérimente des allers-retours vers des temps légendaires. Car elle porte sur ces images un regard émerveillé. Elle y cherche ce que la photographie peut libérer d’apparitions. Les images «troublent dévoilent recèlent débordent » . Le mouvement qui porte l’écriture est une plongée « dans le mystère », une immersion « dans l’incroyable magie du vieux site toujours neuf ». Cheminant souterrainement dans le passé même d’Eva-Maria Berg, c’est une enfant qui tient la plume et promène sur ces images d’Édimbourg un regard de voyant. « Des êtres anciens émergent moitié humain moitié bêtes divins et maudits ». Pour continuer de descendre l’enfant chevauche « l’oiseau majestueux du royaume de conte de fées ». Contes. Un lien très ancien existe entre celui qui raconte des histoires et la mort qui écoute, oublieuse pour un temps d’accomplir son œuvre. Eva-Maria Berg écrit pour que la nuit recule. De même que le photographe coule un filtre de couleur sur les images en noir et blanc, de même la poète allume sous la terre un « feu qui se fraye un chemin ». Le paysage en est rétroéclairé. Ce qui se révèle est « l’invisible qui seul est capable de se montrer à l’œil intérieur ». Horizons : s’envelopper de lumières Matthieu Louvrier, Horizons, p. 11 « Les yeux cherchent à colorer le ciel pour disperser le nuage noir ils recourent au premier bleu qui leur avait ouvert les paupières » « autrefois nous nous sentions liés aux dieux en regardant vers le ciel ils régnaient protégeaient aimaient se disputaient luttaient pour nos âmes envoyaient toutes les météos pour tester notre courage » « tandis que le paysage pâlit à vue d’œil et que les espaces se ferment il reste encore des ciels à trouver en images elles peignent le mur afin que les couleurs hibernent dans les yeux » « apprendre de l’expérience d’Icare et renoncer à voler ou mieux l’accompagner et masquer le soleil aile contre aile glisser vers l’horizon » Les peintures de Matthieu Louvrier pour Horizons s’offrent comme des fenêtres, minces bandeaux ouverts sur des ciels que la

Eva-Maria Berg, “Edinburgh” et “Horizons” (Allemagne) Lire la suite »

Marc-Henri Arfeux, Verger du cercle dévoré (France)

Marc-Henri Arfeux, Verger du cercle dévoré Le deuil. Pays blanc « Il est nuit, ce matin par la blancheur / de ce brouillard », « en ce jardin d’hiver qu’est ma maison ». D’un poème à l’autre, la brume enveloppe le Verger du cercle dévoré, nie les distances et approche de si près son visage de mort que le poète ne voit plus que lui. Le recueil est un livre de deuil que Marc-Henri Arfeux consacre à la mémoire de deux mères. Douleur. Et ruines. Il fait presque nuit et jamais tout à fait jour dans ce Verger. Un enfant demeuré vivant dans le corps de l’homme cherche l’accès au territoire rayonnant que sa mère lui offrait autrefois lorsqu’elle ordonnait la nature à sa mesure. « Le monde fut cercle ». Il est maintenant « enfermé dans un carré désert », cerné par « les puits de la folie » et dévoré par la mort. Au long des pages, tout s’efface. Indéfini et déserté, le territoire n’est plus qu’un non lieu ni intime, ni commun, envahi par le brouillard, où l’enfant « très nu, très seul et seul » se désespère. « Ô jour de non réponse » ! Image primitive. Intraitable absence. Pour l’en protéger et le sauver des « cris cernés d’acier », des « grands couteaux de foudre » et des « reflets qui désenchantent », le poète replie autour de l’enfant des images en berceau. Par la grâce de l’écriture, sur la pâleur de « cire », d’« aube inanimée » et « d’eau lunaire » du pays funeste, Marc-Henri Arfeux dépose la neige, le gel, le givre et ses cristaux. Il use de la blancheur comme le peintre sur sa toile pour la magnifier. Offre à l’enfant le lait. Car telle est la présence de la mère qui manque dans le vide ouvert. Instant de révélation. Seul recours pour survivre à la disparition, la souffrance allume dans ce paysage d’hiver une lampe si intense qu’elle en devient pure présence. Elle illumine le Verger d’une conscience aiguë. Les poèmes décrivent le face à face avec l’insondable « éblouissement de l’Ange ». Grâce féconde, « au blanc naissant de l’ébloui. (…) à la splendeur du blanc » dont il fait l’expérience, le poète trouve l’entrée du Verger. “Tu dis : “porte”, Et voici le visage qui prononce un silence, Eblouissement de l’Ange Au blanc naissant de l’ébloui. Tu dis : “porte”, Et c’est oiseau de vague A la splendeur du blanc. Tu dis : “porte”, Et c’est le nom devenu stèle Trois fois donné dans la blancheur. Il n’y a plus de blanc, de stèle ni de clarté Nouant le signe de tempête Au déhanché de son offrande ; Seulement cela : L’éblouissant Aveugle vide ouvert Dans le matin de sa vision.” Le chant d’Orphée. Plainte funèbre Entre la mort et son acceptation, puisque le poète accepte de se perdre – car « Dédale est le flambeau qui te gouverne » -, le territoire s’ouvre devant lui comme s’il ouvrait les yeux. Il entre alors au royaume des morts et du « très haut silence ». C’est un Verger dont il ne reste que l’« herbier d’hier ». Et le vent. Le vent, en ces parages mortels, seul capable de renaissance. Le vent, et son souffle, porteur de rémission. « D’un clair feuillage voudrait le vent / Donner asile. (…) / D’un clair feuillage voudrait le vent / Donner promesse ». Un chant se lève, « … un chant ténu / Que l’on attendait pas / A contre-mur d’orage ». À travers lui les poèmes se respirent. Se prononcent, s’exhalent et s’attisent au chaud à chaque inspiration. Ils se gardent en bouche, car le poète travaille les répétitions et les assonances. Parce que les poèmes sont la barque de Caron qui traverse le fleuve, ils apprivoisent le deuil par le flux et le reflux du chant. Le rythme est une sûre embarcation. Conservant la distance et éloignant les obstacle, la régularité des vers emporte, se rompt et s’allonge, mais se reprend toujours dans un jeu entre équilibre et déséquilibre où le poète joue à faire de lui-même par l’écriture le double de « l’impalpable » qui « peut venir ». Mystères d’un rite. « Par instrument de souffle / aux doigts de l’invisible », il avance sur les cendres. Qui le portent. Qu’il emporte. Vieille barque de mots pour se diriger à travers la brume et la douleur. La voix tient son fil. Sur les « sept lents colliers » d’un chapelet, le chant-prière ordonne un à un des noyaux d’ombres et de lumières. “L’oiseau devient Par instrument de souffle Aux doigts de l’invisible. Il entre dans la source Vibrant vivant d’un arc Où le jardin du cœur. Sa ligne de regard Prolonge un chant Donnant écho au monde A la lumière.” Le dentellier. Attisant le feu Écriture, tremblante renaissance. Écrire est un feu sec qui flambe, craque, s’éteint et redouble, inscrivant l’espérance dans notre finitude. Du Verger inanimé, les poèmes font une « bougie infiniment frôlée ». Feu, dans le pays blanc. L’incendie rend au monde sa vitalité et au poète son corps pour déambuler « par les objets sensibles ». Marc-Henri Arfeux est un dentellier. Ses outils sont l’épine, l’aiguille, la griffe et le ciseau. En nœuds, fils tendus et trouées, « les doigts légers manient leur instruments de solitude ». Les mots s’entrelacent et le chant s’ajoure. Dans un élan incantatoire, le poète supprime les articles. « Verger du cercle dévoré » écrit-il en titre. Ses mots « cherchent lueur », « au lieu qui fut baiser » et qui « portait colombes / et beau lilas d’enfance ». Dans ce tissage d’ellipses et de mots télescopés, la pensée se rassemble dans des apparitions. Du vide laissé par la mère, le poète fait le lieu même des retrouvailles. Il est la condition de l’échappée hors du blanc pays de deuil. Toutes au savoir-faire du dentellier, ses « mains cherchent l’issue ». Elles soulèvent sous la précision des mots beaucoup d’incertitudes. Les termes portent en eux-mêmes leur contradiction. Puisqu’il est question de détours et d’énigmes, un état général « évasif » appelle à l’ouverture pour mieux rentrer chez soi. Le poète trouve « la lueur dans la dévoration ». Ainsi, l’enfant « ouvre l’amande, / et le verger devient / ce double fruit d’espace. ». « Un amandier traverse la maison », alors « le jardin

Marc-Henri Arfeux, Verger du cercle dévoré (France) Lire la suite »

Elkahna Talbi, Pomme Grenade (Québec)

Elkahna Talbi, Pomme Grenade (Québec) « Pomme Grenade, c’est moi moi qui tente de désobéir de libérer ce corps pour goûter à l’amour, sans me trahir » Désobéir. Ne plus mentir. Se débarrasser des images. Suspecter « l’exotisme / voyage de courte durée ». Dénoncer : « tu veux / que je crie ton nom / sans jamais entendre le mien » Eprouver. Parler de ce qu’elle éprouve. Se perdre. « Je suis / ton / fantasme / sans domicile fixe ». Parler à vif. La bouche ouverte. « Comment quelque chose de si intime à moi mon sexe comment peut-il être si politique je ne me possède pas sans papiers. » Sentir l’empêchement. Dire ce qui était muet. Effriter les frontières. Abattre les murs. Recycler les images, «  femme / amour et / mélanine » et «  ton sexe / arme blanche » Essuyer la blancheur qui recouvre tout. Être sans faire image. « J’ai souvent fait l’erreur de suivre mon chemin à l’œil c’est dans le goût que je loge. » Goûter la bouche, la langue, le sang, la peau. Une odeur. Et goûter la joie de goûter. L’insolence charnelle. Entendre la peau vibrer. Sa grâce organique. Son trouble, « je tache / indéniablement / grenade. » Devenir corps. Pas un pays, pas une religion. Fabriquer sa propre lumière, des mots luisant comme deux verres qui s’entrechoquent. « Surtout ne prends pas peur quand tu entendras ma voix je n’ai jamais appris à parler au rythme d’un cœur comme le tien. » Note de lecture par Anne-Marie Zucchelli http://memoiredencrier.com/pomme-grenade/ et une courte présentation par l’autrice : https://www.youtube.com/watch?v=vVKslW59xf4

Elkahna Talbi, Pomme Grenade (Québec) Lire la suite »