nouages

d’un art à l’autre

« La seule ligne continue qui nous lie l’un à l’autre », Louise Glück (Etats-Unis)

Jacques Ancet

Jacques Ancet, Les travaux de l’infime, dessins d’Alexandre Hollan J’ai lu le recueil Les travaux de l’infime du poète Jacques Ancet, sur les conseils de l’artiste plasticienne Madé, dont les travaux sur les gris naissent d’une attention aux vibrations imperceptibles qui entre en résonance avec la poésie d’Ancet. Le livre reprend des textes précédemment publiés par Ancet dans la collection PO&PSY, en les replaçant dans les ensembles plus vastes qui les ont vus naître. Ici, « Les travaux de l’infime », « Portraits sans visages » et « Pour ne pas finir ». Pour cette publication, les poèmes sont accompagnés de dessins du peintre d’origine hongroise, Alexandre Hollan. Jacques Ancet, Les travaux de l’infime, dessins d’Alexandre Hollan, Editions Erès, 2013, collection Po&psy in extenso Courts textes en vers ou en prose dont les phrases notent l’essentiel d’une pensée ou d’une sensation, cette poésie s’écoute ou se prononce intérieurement avec l’envie de faire sienne la voix méditative, interrogeant l’espace, la lumière, les couleurs, notant la place du vivant, feuillages, insectes… Mots et phrases se plient à la fugacité d’une apparition, au souffle de la respiration. « On a beau voir, on ne peut pas voir. On ferme les yeux : on voit quand même : les choses très vite, comme en négatif. Puis les couleurs, un brouillard lumineux. Quand on les ouvre ce qu’on voit ressemble à ce qu’on ne voit pas. Le ciel casse – la montagne tombe. » « Les travaux de l’infime, IV » « Les couleurs s’avivent – le bleu, l’oranger, le vert. Les contrastes s’accentuent. Le regard reconnaît sans reconnaître. Ce qu’il reconnaît est un souvenir. On y est. On n’y est pas. Les fleurs du noisetier tremblent sur la montagne rose. Le tronc découpe la lumière déclinante. On avance dans un vent de mots éparpillés. On perd sa voix. Soudain, les couleurs s’éteignent, disparaissent. Ne reste qu’un chevauchement de contours. La surface plane des choses arrêtées dans leur nom. » « Les travaux de l’infime, V » « Parfois il était un grand ciel qui emporte jusqu’à la mer. Ou un grand vent. Ou les deux : l’espace qu’il ouvrait et la vie qui le parcourait. Il était une voix perdue dans l’inconnu et l’inconnu perdu dans une voix. Il disait ce qu’il ne savait pas qu’il disait, disait-il, et il voulait comprendre. L’imparfait le garde aujourd’hui dans sa durée parfaite. On compte des jours, des années qu’on ne reconnaît plus. Ils sont restés avec lui. Ils ont pris son visage. » « Portraits sans visages – Portrait pour un silence » « Il voudrait montrer. Non pas ce que ses yeux voient ou ce que son doigt désigne, non. Plutôt ce qu’il sent là, tout près, entre chaise et nuage. Ce tourbillon invisible où tout à la fois surgit et s’engloutit. Une sorte d’attente précipitée, avec l’instant qui ressemble à l’instant – et s’en arrache. Un geste sans corps traversé de cris, d’étincelles, d’un obscur coup de vent qui souffle les formes dans l’éblouissement vide du regard. » « Portraits sans visages – Portrait de quoi ? » « Vous croyez entrer dans la beauté. Elle fait autour de vous une image sans bords. Elle vous appelle dans un bleu tellement intense que vous croyez y retrouver l’enfance. Un instant, elle vous donne des yeux sans taches, plus clairs que l’eau la plus claire, plus profonds Que la mémoire, et vous croyez voir ce que vous ne voyez pas, ne comprenez pas. Mais la beauté est toujours ailleurs, plus loin que le regard où pourtant elle habite, Plus loin que le nom qui la nomme, où vous entrez dans son attente brûlante. Toujours trop tard pour la beauté. Et peut-être est-elle ce trop tard lui-même. Un banc vide, un long silence rouge sur lesquels se referme la nuit. » « Pour ne pas finir, V » Aux côtés des textes, quelques dessins d’Alexandre Hollan. Le vieux peintre hongrois vit dans la campagne provençale. Dans un film réalisé par le Musée Fabre de Montpellier, L’invisible est le visible, il évoque son rapport à la peinture, au dessin, aux couleurs, et la façon qu’il a d’être heureux, vivant et dessinant dehors, sous les arbres, « un endroit où je sens que la vie a du temps. Et je m’y sens absolument comme au paradis ». Le corps mimant le mouvement de la nature. Le regard vivant. La main se laissant guider. Les traits du fusain se superposant pour créer l’image. En voici quelques phrases que j’ai entendues avec émotion. « Cet arbre, la direction qu’il m’indique est celle-là … même tout tourne, ce grand cercle … Je sens que l’énergie qui se concentrait ici veut aller vers la droite. C’est comme ça que je commence à regarder. Le regard est une fonction mystérieuse. Ce n’est pas un appareil de photo qui ne sait pas regarder. Un homme qui cherche à créer une image ne sait pas ce qu’est le regard vivant. Le regard vivant, depuis si longtemps je cherche à être en contact avec ça ! Et il est toujours d’une certaine façon libre de moi, comme s’il était plus intelligent que moi, comme s’il voulait me dire quelque chose que je devrais enfin comprendre. » « Dans le regard, il y a quelque chose que je ne connais pas, qui est invisible. J’ai travaillé pendant 70 ans peut-être et je sens que cette avancée de l’inconnu est très lente. Il faut que je lui prépare la place, que je travaille beaucoup pour que, dans le dixième ou le vingtième dessin ou la centième couche de peinture, quelque chose vienne comme l’écho de cette chose qui, on le sait, existe en nous et qui fait partie d’un visible qui reste pour moi encore invisible. Je ne veux pas dire que c’est surnaturel, mais c’est un naturel qui est encore long à atteindre. » « La nature est très forte, la nature est en principe imprévisible. La vie qui vient de la nature vient quand elle veut. Je prépare les séquences en préparant du papier, une gouache épaisse, une brosse brutale et j’attends que l’arbre se manifeste. Ce que je suis en train de faire, je peux le faire

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Nicolas Poncey, Variations en pleine mer

Nicolas Poncey, Variations en pleine mer Août 2025. Soirée d’été. Nous découvrons Cherbourg et nous promenons au hasard de la ville. A la vitrine d’une boutique, l’affiche d’une exposition nous sert de boussole et guide nos pas vers la galerie La Bouée où Nicolas Poncey présente ses Variations en pleine mer. Dans un ancien hangar réhabilité, lumineux et haut de plafond, nous avons découvert le travail du peintre graveur, les mystérieux signes d’une langue inconnue tracée, incisée ou brodée sur des panneaux de bois, des plaques d’ardoise, sur toile ou sur papier. De courts traits, des croisillons et des lignes comme des herbes coupées au milieu des herbes hautes ou des décors de calcaire courant le long des arcs doubleaux dans les églises romanes. Mille ans tournés vers moi. Et davantage encore depuis l’obscurité des grottes où les signes géométriques et ondoyants gravés ou peints froissent de ferveur les parois de pierre « J’ai eu très vite envie d’une respiration, de quelque chose d’organique, d’une création à partir d’éléments primaires pour retrouver du sens et m’évader de la peinture traditionnelle. J’ai commencé à tracer sept traits dans un sens, puis dans l’autre. Ils composent au fil du temps un alphabet pictural s’aventurant à murmurer une histoire aux yeux du regardeur », écrit Nicolas Poncey Nicolas Poncey, Traits peints sur le mur, de la série Quotidiens, Bouillons Kub, Orval-sur-Seine, mai 2024 © Nicolas Poncey En premier lieu, les mains de l’artiste préparent la surface. Elles posent une couche de couleur, peut-être aquatique, peut-être ensoleillée ou verdoyante. Puis une seconde qui recouvre tout, sombre, terreuse, nocturne. L’artiste y trace des signes et, sous le feu de la pointe qui grave, découvre le coeur caché. Sur la plaque de bois, murmure de dévotion. Sinon il ne saurait que dire. Peindre ou graver : chercher de la main, regarder vers le ciel, ramener d’autres images, la lumière et ses ombres derrière des volets clos, les longues lignes de l’eau en rives infinies, le lierre vif cascadant sur le mur, les cailloux sur la grève, le plastron brodé d’un combattant d’un autre temps, les vestiges d’une civilisation disparue, vieux langage des contes et des histoires fabuleuses, traces infimes où tremblent nos mémoires. Nicolas Poncey, Gerçures, craquelures, lignes minérales, peinture et gravure sur toile, 130×92 © Nicolas Poncey Nicolas Poncey, Rythmes croisés – peinture et gravure sur toiles cousues, 73×54 © Nicolas Poncey Nicolas Poncey, Trame de traits – peinture sur toile © Nicolas Poncey Nicolas Poncey, Traits bleus et dorés. Peinture et pyrogravure sur bois, 100×50 cm © Nicolas Poncey Nicolas Poncey,« Traits sur ardoises », peinture sur ardoises clouées sur bois, 98×56 cm. « Vieilles ardoises, cent ans pour le moins, sur lesquelles les traits tracent une histoire, inspirés par leur résistance et la beauté des marques du temps sur leur peau. » © Nicolas Poncey Nicolas Poncey, Rouleaux de traits, de la série Compositions peinture sur fibre de verre, Bouillons Kub, Orval-sur-Sienne, hauteur : 5 mètres © Nicolas Poncey Pour découvrir le travail de Nicolas Poncey : https://zart.fr/nicolasponcey/book.php et https://www.instagram.com/nicolas_poncey/

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Eric Ardouin, Long courrier

Eric Ardouin et Damien Charron, lecture poétique et musicale de Long courrier Le 1er février 2025 au conservatoire Arthur Honegger du Havre, dans le cadre de « Poésir à Danton », Eric Ardouin présente son recueil, Long courrier (Ed. Lignes d’Horizons), accompagné au piano par Damien Charron. Le recueil constitue le troisième opus qui met en scène Alan Bathurst, personnage imaginaire qui est aussi un des doubles littéraires du poète. Les voix du poète et du musicien dialoguent. Ecoutons. Le poète se fraye le passage dans son texte. Il le connaît par coeur. Les mots cachent. « D’où viens je / de ce côté je crois ou de cet autre ou de celui là pas sûr et avant je ne sais pas je me suis encore perdu ». Le double du poète accueille son désir d’être. Il lui permet de redécouvrir les routes de hasard de sa jeunesse et réveille sa mémoire endormie : « Toute ma vie est ici dans le rêve et dans l’action, dans le silence et dans le souvenir.«  Le musicien procède par dépouillement. Tout en concentration. Il pose le son infiniment sensible sur fond de paroles. Des notes couleurs sable et pierre, des notes métalliques quand il joue avec les cordes du piano. Les mots aimantent les sons. Les sons creusent le silence. La musique sonne dans un espace qu’elle vide. « Effacement« , dit le poète. Effacement Rien n’efface une ombre qu’une ombre plus grande J’en sais une immense qui peuple mes jours d’images volées à mes souvenirs plus claires pourtant qu’un premier été qui peuple mes nuits d’ombres de ces ombres plus claires encore De quelle clarté luira l’autre nuit après celle-ci Piété Les cimetières ce gravier sont pleins de bons mouvements de mains tendues de gestes qui sauvent de gestes qui tuent Mais dussé-je y laisser mes plumes et mon âme je n’arrêterai jamais la bonté Toute ma vie est ici dans le rêve et dans l’action dans le silence et dans le souvenir Ici mes nuits et mes jours et notre pire ennemi la peur de donner de perdre Comme la prudence la bienveillance n’est pas négociable Certes Je lis surtout la nuit Certes je la transporte avec moi et c’est toujours la nuit quelque part mais son cœur bat humainement écoute Voilà pourquoi je lis la nuit pour mieux économiser les lampes et surtout pour mieux entendre avec toi battre ton cœur L’Arpenteur des bordures – Tout Tout me parle qui ne dit rien une pierre sur le chemin un hochet tombé d’assez bas ce petit nuage là-bas tout me parle de solitude la mienne la nôtre la leur le silence est un bien grand mime Je n’y suis pas cherche plus loin Le silence c’est l’horizon Eric Ardouin, Long courrier (Bathurst, III), comprenant L’Arpenteur des bordures, illustrations de Julia Pinquié, Les papiers de Lulia, Editions Lignes d’Horizons, 2024 © Julia Pinquié

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« La nuit, je voyage », festival photo Are you experiencing ?

« La nuit, je voyage », photographies de Flora Elie, Raynald Vasseur et Sylvia Ney, festival Are you experiencing ? Se promener et se laisser surprendre par une autre promenade, celle de la nuit sur soi. Redoublement de la joie. Nuit. Cette ligne séparant les journées. Les fondant en lumières crépusculaires jusqu’à la chambre intérieure. Nuit. Sous le ciel devenu noir, laissant la place à une respiration. Un très haut ciel. Dans la chambre, son souffle. Nuit. Avançant comme une eau, une rivière lente. Majesté de la nuit monumentale sous laquelle je marche. Car la nuit, je voyage. « La nuit, je voyage » est le thème défini cette année par le festival Are you experiencing ? présentant une vingtaine de photographes dans divers lieux du Havre et de Sainte Adresse, et proposant un parcours, de nuit en nuit, redoublant ainsi la carte de la ville à travers ses rues, le long des bassins et sur ses hauteurs. Certains photographes exposés ont choisi de représenter la nuit non par le noir et blanc, mais à travers des couleurs. Et c’est toujours chez eux une manière d’interroger le noir et toute la gamme des gris. Le noir photographique devenu tangible offre un plaisir tactile. Nuit. Tant de sens éveillés, leurs transports infinis. La perception redouble de sensibilité. Noir. Recel des couleurs. Renaissance du noir où surgit la couleur. Nuit pleine et absorbante. Ou bien traces de nuit frôlant les êtres, filant, grise, sur les murs et les trottoirs. Nuit onctueuse ou griffée selon le regard du photographe et son traitement de la matière. Noir, mélange de bleu ou de rouge fanés. Noirs à soufre, cassis et réglisse, noirs noirauds et leurs pertes de gris, goudrons et terres d’ombres ou de charbons. Les couleurs se hissent hors du noir même. Nuit noire aux couleurs inépuisables. Parmi les nuits je retiens celles dont j’ai mieux senti sans doute la pâte picturale à l’œuvre : les nuits sur fond de villes égyptiennes photographiées par Flora Elie, les nuits inondées de bleu de Raynald Vasseur et les arbres, géants nocturnes dressés de Sylvia Ney. Flora Elie Flora Elie, Ô nuit, ô mes yeux, Le Caire A la Bibliothèque Oscar Niemeyer, Flora Elie présente une série de photographies intitulée « O nuit, ô mes yeux », reprenant le titre du roman graphique de la romancière et illustratrice Lamia Ziadé. Elle photographie l’Egypte et tout particulièrement Le Caire, la nuit, quand les ampoules et les néons s’allument et que les habitants se retrouvent dans la rue ou aux terrasses des cafés. Nuit toute éclairée donc. Pourtant Il me semble qu’il n’est à de fin à ces photographies en couleur que la vie tenace du noir. Sur fond de noir, les petits globes visibles des lumières artificielles des fêtes fugaces éclairent un monde éteint qui réapparaît par fragments. Lumières ! Mais le vrai lieu est ailleurs : sous les griffes acérées de noirs gris ou noirs cendres tâchant de représenter l’inimaginable face de la nuit. Nuit pauvre. Offerte au béton, à la pierre, à la poussière d’une ville disparue, dont l’image s’empare, où elle creuse des noirs, trouve obscurément sa récompense lorsqu’elle les saisit à leur suspens, sous les pointes sèches d’un regard aigu travaillant la photographie comme une gravure, sans jamais stopper la gravité de noirs secs qui tombent, réclamant tout espace de la ville. Cris de nuit lorsque dans le noir qui s’installe, la photographe fait sourdre des couleurs. La nuit alors appareille dans un emmêlement de détails disjoints, de dédales de rues, d’impasses désertées et de places bondées. Un fret de nuit emporte la ville et les êtres accrochés à la vie par un bleu ou un vert. Travail de peintre sur la trame griffée du noir. Dissection de la nuit, soulevant sous la peau morte les cheminements de veines. Pépites, veines de pierreries, ou plaies et hémorragie. Parfois un rouge moins proche du rouge, du rose ou de la brique que du sang, s’écoule impudique sur une table de billard, à l’instant du jeu, comme un trop plein de vie ou un élan mortel surgissant des ruines du monde. Vert aussi, quelque fois jaune sous des éclairs, c’est le noir qui flamboie, braise sur laquelle s’obstine la vitalité du monde réclamant les couleurs pour tout espace et toute matière. Raynald Vasseur Raynald Vasseur, Nuits opales Dans le hall de l’Art Hôtel, quelques photographies de Raynald Vasseur ont été accrochées. Elles s’intitulent « Nuits opales ». Errance dans un paysage dont le photographe est originaire, la côte d’Opale, à la beauté jusque-là immuable et qu’il voit se transformer. « La nuit agit comme une chambre noire : elle n’éteint pas, elle révèle »… écrit-il. La nuit, le monde entre dans sa troisième dimension, son épaisseur tactile. Elle a dans l’instant de quelques photographies cet air de grâce du plein vent qui font nos sommeils plus lents et plus patients. Me voici à tâtons, ravie de mes promenades effrayées ou enchantées, respirant, animale, la nuit noire transparente. Foule de nuit, dans des odeurs, leurs envols. Grand calme de nuit, son chant tu. La photographie ici est onctuosité et matière aquatique, baignant l’air d’une allure d’eau. Nuit des profondeurs. Tant de présences s’allument, leur clarté bleue ou leur trace glacée verte découvertes par l’œil sans paupière de l’appareil-photo. Combien y a-t-il de bleus dans ce bleu ? Ce bleu comme noir. Le noir dont s’extraie le plus beau des bleus, démêlé d’un trop plein de lumières. Nuit mouvante habitée comme un autre univers. Creusant l’intervalle entre le monde et mes songes. Nuit de sommeils, pareille leur fumée. Le bleu alors est moins une coloration qu’une respiration tissant entre eux les fragments du paysage. Dans ce bleu en grains fins recouvrant tout l’espace de l’image, le silence se développe, propice à l’installation d’une histoire. Nuit photographiée en plan fixe, comme l’image arrêtée d’un film dont on se raconte, prodigue, les dénouements distribués selon la convenance d’un bleu et de ses voix multiples. Alors, je m’écarte des images pour en ouvrir d’autres, invisibles et vagabondes, jouant librement avec mes mots

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Patrice Delaune

Patrice Delaune, sculptures J’ai découvert les sculptures de Patrice Delaune à la galerie Agnès Szaboova puis lors de son exposition dans un des salons de La Grande école au Havre. Patrice Delaune est également l’auteur du Christ qui orne depuis 2005 la façade de l’Église Saint-Joseph construite par Auguste Perret dans le cadre de la reconstruction de la ville. Dans la galerie, au milieu des œuvres d’autres artistes, quelques tiges se dressent sur des socles étroits. Les matériaux utilisés sont des morceaux de métal trouvés sur la plage, que le sculpteur redresse ou courbe dans un jeu de déséquilibre, une incertitude qui me touche plus que tout. À regarder ces sculptures, je vois la nature. Je me tiens devant elles dans un moment d’oubli comme devant la berceuse entêtante d’un mouvement d’herbes sur la terre, l’obstination de la vie à l’œuvre, la reptation de ronces ingrates dressées au bord des chemins. Car ces sculptures peuvent paraître aussi d’une tristesse poignante. Tiges, hautes herbes de Patrice Delaune, comme un peuple incertain, hésitant et fuyant vers l’ailleurs, – cet air, vide immense, où la ligne étirée, inclinée bascule et disparaît -. Dans ce jardin sculpté, je choisis le signe, l’inscription d’une sculpture dans l’espace comme le trait de gravure sur la feuille, l’indécision d’une asymétrie, le déséquilibre de fers récupérés et usagés qui égratignent l’air. Certaines tiges toujours vives sont soudées à un socle profond ; quelques-unes trop fragiles pour soutenir leur propre poids en rejoignent d’autres pour devenir plus fortes et audacieuses. Sculpter, c’est devenir un pur mouvement dans la lenteur d’un geste. La lenteur et l’équilibre sont choses ardues à harmoniser. Se tenir sur le qui-vive, avec ce tremblement au bout des doigts qu’il faut apprivoiser, tremblement salvateur d’une tige dans l’air, en appelant une autre afin de prendre forme et de s’affirmer dans l’espace. Une tendresse grimpe le long des fers pour mieux saisir leur lumière gracile et entêtante. Patrice Delaune, Sculptures, fer, patine, rouille, présentées dans l’Exposition collective de fin d’année, galerie Agnès Szaboova, Le Havre, décembre-janvier 2023 © Agnès Szaboova https://www.agnes-szaboova-gallery.com/patrice-delaune

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Madé, « Au fil des lumières »

Madé, « Au fil des lumières » Madé expose à la galerie la Glacière une série de peintures rassemblées sous le titre « Au fil des lumières ». Dans un entretien diffusé dans l’exposition, la peintre évoque combien l’ont émue les « blancs vaporeux » et l’« écriture des gris sur les bords de nuages qui ne tombaient pas » d’Eugène Boudin, ainsi que les « ciels immenses, fascinants, toujours en mouvement… Des couleurs, des transparences, des formes insaisissables » des paysages du Havre où elle s’est installée pour « être au plus près de la lumière ». Entrer dans l’exposition, se rapprocher des panneaux peints, s’arrêter. Pas de figuration, jamais. Nulle forme qui ouvrirait la porte d’un paysage maritime. Partout des gris, gris blancs, rosés ou teintés de vert, de rouge … « gris tout doux », « gris rebelle », « gris câlin », « gris contrebasse », « gris de citadelle » … règne des gris dans le royaume des lumières. Le paysage a-t-il cessé de vivre ? A la contemplation de ces panneaux, il apparaît qu’il n’est pas qu’une réalité de lignes et de volumes. Un remuement ténu passe à la surface des peintures, de l’une à l’autre, un peu au-dessus de la matière, par-dessus son onctuosité, ses jeux de glacis et de transparences. Une vibration éparse de couleurs que l’on devine à travers les gris, que l’on perd de vue pour les retrouver ailleurs et différentes. Rien que la vibration de la lumière, presque immobile, et au milieu de son champ, infinie. Regarde. Regarde donc, écoute, respire. Ce qui avait pour nom mer, ciel, terre quand cela s’assemblait en lignes et en volumes, s’échappe dans l’instant d’une éclaircie qui éblouit, d’une ombre au passage d’une aile. Il y a de l’air qui sourd là, et là. Comment trouver une matière assez transparente pour la faire rayonner. Toucher du pinceau la fragilité de la lumière qui est aussi sa force. La distribuer ici et là, différente. Rêver d’obtenir une densité sans ornement et sans détour, tracée avec rigueur dans le simple intervalle d’un rectangle ou d’un carré. Les panneaux peints de Madé tiennent l’accord entre l’immédiateté et la durée. A s’arrêter devant ces peintures regroupées par deux, par quatre … on entre dans le cercle d’un horizon, entre les gris et les blancs d’un ciel qui parfois se colore. Ce serait, juste encore visible avant l’éblouissement, les yeux fermés sous le soleil, une sorte de palpitation chuchotant. Murmure lointain et merveilleux comme s’arrondit dans l’air parfois le bruissement d’un feuillage. Alors, devant la nature exubérante des bords de mer, le calme des couleurs installe des silences. Les rouges du Grand Nuage Blanc, 2015, série de 12, peinture acrylique sur mdf : Violet, vert, rouge, rouge clair, ocre rouge (5 rectangles qui peuvent être présentés verticalement ou horizontalement) et prune Madé, Au fil des lumières, galerie d’art La Glacière, Le Havre, 10 février-16 mars 2024 http://galerie.laglaciere-lh.fr/ https://www.emade.fr/

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Thierry Dhuisme

Thierry Dhuisme, « Lignum » Dans son accrochage d’hiver, la galerie Agnès Szaboova présente les œuvres de plusieurs artistes parmi lesquelles celles de Thierry Dhuisme. A côté de ses toiles, deux branches peintes posées verticalement sur des socles m’ont interpellées. Comme un courant d’air frais, une touche d’innocence, un souvenir d’enfance où l’on sculptait des écorces. Thierry Dhuisme Lignum, Bois, technique mixte Sur un morceau de bois écorcé, ajouter quelques couleurs sourdes. Les laisser affleurer comme s’il restait à la branche morte encore une mue, un vêtement aimé et pour toujours vibrant. Lieu du départ : les chemins aléatoires et secrets cachés sous l’écorce. Ajouter du pigment aux endroits tassés par le passage de la sève. Suivre la piste de veines ondulant comme des anguilles. Peindre sur le bois les petits vallons d’une branche paysage. Branche et l’envol figuré par la rondeur. Flamme, dans le déhanchement d’une fumée bleue. Fleur, écorce neuve, jeune bois, lichen où la couleur épanouit une nature vivace. Disposer ensuite cela sur un socle. Non pas simplement la branche, mais la douceur de la lumière sur le bois, un pur élan, l’euphorie d’être en vie. Thierry Dhuisme Lignum, Bois, technique mixte https://www.agnes-szaboova-gallery.com

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Lorsque s’ouvrent certains lieux d’eau : Eugène Boudin

Lorsque s’ouvrent certains lieux d’eau : Eugène Boudin Lorsque s’ouvrent certains lieux d’eau – sous leur sel, un peu de bleu comme un havre – tant ils débordent de surabondance, il me semble que je ne cesse de croître. L’oreille attentive au son de l’air parmi ses amples mouvements, le regard vivant la mer, la fraîcheur et la chaleur dispersées tour à tour sur la peau font de moi un grand chant de tout. Remise aux sables où toute terre s’unit à l’eau, le corps soyeux d’algue retrouvant l’eau, en des lumières comme dans l’eau, donné au ciel, je chemine sur le sable d’aventure jusqu’aux vagues vives. Il y a au Musée du Havre, un ensemble de bords de mer peints par Boudin où je reconnais la figuration de ma joie. Eau ! et la lumière déploie à l’infini ses archipels. Une façon d’exister en des baies d’aventure où la terre et le ciel renoncent à leur séparation, où tant de forces travaillent sans effort. Sans crainte, mes yeux se ferment à présent sous l’eau qui monte en moi en des appels fastueux et des paquets de mer. Je suis elles ; les vagues me menant où mon désir d’être est d’être portée aux crêtes et de rejoindre le ciel. Eau, et c’est la vibration de l’écume et le son du ressac. Ma voix à leur voix pareille. Dans la mer intérieure, si luxueusement malléable, grise sur le blanc de la toile, bleue, brune, verte au ras de l’eau et de l’air, je file sous le pinceau, portée à la dérive sur la double face où la mer et le ciel, dessus et dessous, se soulevant, montrent alternativement leurs visages interchangeables et pareillement mouvants. Je plonge avec le peintre dans les eaux figurées comme nagent les poissons dans les trous de plusieurs mémoires. Dotée d’un bel âge intemporel, je fends en deux le miroir pictural et les grands oiseaux sur l’aire d’huile dense tracent en moi leurs lignes immatérielles. Anne-Marie Zucchelli, automne 2023 Eugène Boudin, Scène de plage, Le Croisic, 1892, Muma, Le Havre https://www.muma-lehavre.fr/fr

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Ce que la vie me donne, je le confie au silence : Johannes Vermeer

Ce que la vie me donne, je le confie au silence : Johannes Vermeer Johannes Vermeer, La leçon de musique, 1662-1665, Royal Collection, Londres Dans ma maison, j’ai accroché une première carte postale, La leçon de musique de Vermeer. Ce que la vie me donne, je le confie au silence. Sollicitant le pas sur tous les autres sens, il germe dans l’amande, mon foyer ; retient les tambours avant qu’ils ne résonnent ; et se déploie lentement dans les cosses d’un lieu où je suis, fermant les yeux. Est-ce encore le bruit du vent ? Si je suis fatiguée, je ferme la porte. Alors, le silence prenant propriété de moi ouvre un précipice. Vision rebondissant entre les murs ; le silence s’étend sur un sol dallé de blanc et noir. Je le prie de s’installer doux avec moi et de me confier ses titres de possession. Car ma quête est bien d’une maison, un lieu dans l’espace où je sollicite ma présence ; un domaine familier où toute aile sera dépliée, toute solitude bannie et l’erreur corrigée. Pour que tout soit à sa place, je pose ma main sur les meubles. Ils sont là pour cela. Pour payer mon passage, aider à ma transformation en me gardant vive au cœur de ce qui est immuable. Ne m’oubliez pas, dis-je au pichet blanc, au miroir, à la table aux pieds contournés, au tapis sur la table, au fauteuil et au violoncelle. Je demeure étonnée devant la métamorphose du silence à user son immensité sur des objets mineurs. Cependant, lorsque Vermeer ouvre les volets, le jour entre dans la maison ; le pinceau lance en l’air tant de blancheurs nouvelles qu’il rend chaque chose très fraîche et sonore sous ces retrouvailles. Ce qui s’endormait alors – où mon cœur s’oubliait -, chevauche maintenant une rumeur claire. Oui, oui, dit mon cœur, qui se sauve à son tour hors de la maison. Anne-Marie Zucchelli, automne 2023

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Brigitte Comte, sculptures

Brigitte Comte, sculptures La sculptrice Brigitte Comte travaille à Penmarc’h dans un atelier tout proche de l’océan. Dehors, tant d’éclats… vifs, mouvants, aquatiques et aériens. Chez elle, les sculptures s’éclairent d’autres lumières. Diffuses, concentrées, reflétées… toutes changent selon la nature des pierres. Le première surprise est de découvrir la force de leur présence. Marbres, granit, calcaire, gypse, stéatite, onyx, serpentine, albâtre … toutes les pierres portent en elles un peu du monde mis à nu, un paysage terrestre trouvant sa place dans un intérieur. Devant ces oeuvres, il me semble comprendre combien sculpter opère un corps à corps avec une matière vivante. Une matière qui continue de vivre une fois la sculpture achevée. Brigitte Comte, Ondine, marbre de Carrare, Bardiglio, 35 x 16 x 20 cm, 2016 La pierre est lourde et chacune a sa densité. Pour tailler, creuser, poncer et polir, la sculptrice s’installe dehors. Elle parle de résistance, de force et de prudence, car un éclat ôté ne se recolle pas. Le travail est lent et le dialogue continu avec la matière. La pierre parle de douceur. Elle demande qu’on la touche, que la paume se creuse, que les doigts caressent le grain et en épousent le mouvement. Sous les mains de la sculptrice, elle laisse découvrir le merveilleux secret de ses couleurs intérieures et libère l’imagination courant sur les moirures, les stries, les piquetages jaunes, verts, bruns, rouges, noirs ou les blanches opalescences… Brigitte Comte, Polaire, albâtre des Charentes, 39 x 23 x 20 cm, 2002 Que cherche-t-on dans un bloc de marbre, de granit ou de calcaire, qui pourrait nous parler de nous-mêmes ? Qu’ajoute-t-on à la pierre en lui ôtant de la matière ? Pourquoi y faire figurer notre image ? Parce que la pierre demeure. Taillée, creusée ou poncée, son caractère reste inchangé. Juste révélé. Magnifié. Parce que la pierre nous parle du temps long de la vie des roches. Parce qu’elle représente dans le creux de nos mains un fragment du vaste paysage terrestre d’où elle a été tirée. Brigitte Comte, Fébris, serpentine du Zimbabwe, Pringstone, 59 x 10 x 11 cm, 2004 Je pense aux gestes de la sculptrice comme au mouvement incessant de la mer roulant les galets. J’aime retrouver sur certaines oeuvres les traces rugueuses et chaotiques de la pierre première et découvrir les marques des gestes retenus. Il me semble alors, devant les sculptures disposées dans cette pièce lumineuse, qu’elles m’interrogent sur le caractère de notre propre matérialité. Brigitte Comte, Floris, marbre du Portugal, 48 x 28 x 22 cm, 2015 Pour découvrir les sculptures de pierre, de bois et de bronze et résine de Brigitte Comte : https://www.brigittecomte.com

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