nouages

d’un art à l’autre

« La seule ligne continue qui nous lie l’un à l’autre », Louise Glück (Etats-Unis)

« La nuit, je voyage », festival photo Are you experiencing ?

« La nuit, je voyage », photographies de Flora Elie, Raynald Vasseur et Sylvia Ney, festival Are you experiencing ? Se promener et se laisser surprendre par une autre promenade, celle de la nuit sur soi. Redoublement de la joie. Nuit. Cette ligne séparant les journées. Les fondant en lumières crépusculaires jusqu’à la chambre intérieure. Nuit. Sous le ciel devenu noir, laissant la place à une respiration. Un très haut ciel. Dans la chambre, son souffle. Nuit. Avançant comme une eau, une rivière lente. Majesté de la nuit monumentale sous laquelle je marche. Car la nuit, je voyage. « La nuit, je voyage » est le thème défini cette année par le festival Are you experiencing ? présentant une vingtaine de photographes dans divers lieux du Havre et de Sainte Adresse, et proposant un parcours, de nuit en nuit, redoublant ainsi la carte de la ville à travers ses rues, le long des bassins et sur ses hauteurs. Certains photographes exposés ont choisi de représenter la nuit non par le noir et blanc, mais à travers des couleurs. Et c’est toujours chez eux une manière d’interroger le noir et toute la gamme des gris. Le noir photographique devenu tangible offre un plaisir tactile. Nuit. Tant de sens éveillés, leurs transports infinis. La perception redouble de sensibilité. Noir. Recel des couleurs. Renaissance du noir où surgit la couleur. Nuit pleine et absorbante. Ou bien traces de nuit frôlant les êtres, filant, grise, sur les murs et les trottoirs. Nuit onctueuse ou griffée selon le regard du photographe et son traitement de la matière. Noir, mélange de bleu ou de rouge fanés. Noirs à soufre, cassis et réglisse, noirs noirauds et leurs pertes de gris, goudrons et terres d’ombres ou de charbons. Les couleurs se hissent hors du noir même. Nuit noire aux couleurs inépuisables. Parmi les nuits je retiens celles dont j’ai mieux senti sans doute la pâte picturale à l’œuvre : les nuits sur fond de villes égyptiennes photographiées par Flora Elie, les nuits inondées de bleu de Raynald Vasseur et les arbres, géants nocturnes dressés de Sylvia Ney. Flora Elie Flora Elie, Ô nuit, ô mes yeux, Le Caire A la Bibliothèque Oscar Niemeyer, Flora Elie présente une série de photographies intitulée « O nuit, ô mes yeux », reprenant le titre du roman graphique de la romancière et illustratrice Lamia Ziadé. Elle photographie l’Egypte et tout particulièrement Le Caire, la nuit, quand les ampoules et les néons s’allument et que les habitants se retrouvent dans la rue ou aux terrasses des cafés. Nuit toute éclairée donc. Pourtant Il me semble qu’il n’est à de fin à ces photographies en couleur que la vie tenace du noir. Sur fond de noir, les petits globes visibles des lumières artificielles des fêtes fugaces éclairent un monde éteint qui réapparaît par fragments. Lumières ! Mais le vrai lieu est ailleurs : sous les griffes acérées de noirs gris ou noirs cendres tâchant de représenter l’inimaginable face de la nuit. Nuit pauvre. Offerte au béton, à la pierre, à la poussière d’une ville disparue, dont l’image s’empare, où elle creuse des noirs, trouve obscurément sa récompense lorsqu’elle les saisit à leur suspens, sous les pointes sèches d’un regard aigu travaillant la photographie comme une gravure, sans jamais stopper la gravité de noirs secs qui tombent, réclamant tout espace de la ville. Cris de nuit lorsque dans le noir qui s’installe, la photographe fait sourdre des couleurs. La nuit alors appareille dans un emmêlement de détails disjoints, de dédales de rues, d’impasses désertées et de places bondées. Un fret de nuit emporte la ville et les êtres accrochés à la vie par un bleu ou un vert. Travail de peintre sur la trame griffée du noir. Dissection de la nuit, soulevant sous la peau morte les cheminements de veines. Pépites, veines de pierreries, ou plaies et hémorragie. Parfois un rouge moins proche du rouge, du rose ou de la brique que du sang, s’écoule impudique sur une table de billard, à l’instant du jeu, comme un trop plein de vie ou un élan mortel surgissant des ruines du monde. Vert aussi, quelque fois jaune sous des éclairs, c’est le noir qui flamboie, braise sur laquelle s’obstine la vitalité du monde réclamant les couleurs pour tout espace et toute matière. Raynald Vasseur Raynald Vasseur, Nuits opales Dans le hall de l’Art Hôtel, quelques photographies de Raynald Vasseur ont été accrochées. Elles s’intitulent « Nuits opales ». Errance dans un paysage dont le photographe est originaire, la côte d’Opale, à la beauté jusque-là immuable et qu’il voit se transformer. « La nuit agit comme une chambre noire : elle n’éteint pas, elle révèle »… écrit-il. La nuit, le monde entre dans sa troisième dimension, son épaisseur tactile. Elle a dans l’instant de quelques photographies cet air de grâce du plein vent qui font nos sommeils plus lents et plus patients. Me voici à tâtons, ravie de mes promenades effrayées ou enchantées, respirant, animale, la nuit noire transparente. Foule de nuit, dans des odeurs, leurs envols. Grand calme de nuit, son chant tu. La photographie ici est onctuosité et matière aquatique, baignant l’air d’une allure d’eau. Nuit des profondeurs. Tant de présences s’allument, leur clarté bleue ou leur trace glacée verte découvertes par l’œil sans paupière de l’appareil-photo. Combien y a-t-il de bleus dans ce bleu ? Ce bleu comme noir. Le noir dont s’extraie le plus beau des bleus, démêlé d’un trop plein de lumières. Nuit mouvante habitée comme un autre univers. Creusant l’intervalle entre le monde et mes songes. Nuit de sommeils, pareille leur fumée. Le bleu alors est moins une coloration qu’une respiration tissant entre eux les fragments du paysage. Dans ce bleu en grains fins recouvrant tout l’espace de l’image, le silence se développe, propice à l’installation d’une histoire. Nuit photographiée en plan fixe, comme l’image arrêtée d’un film dont on se raconte, prodigue, les dénouements distribués selon la convenance d’un bleu et de ses voix multiples. Alors, je m’écarte des images pour en ouvrir d’autres, invisibles et vagabondes, jouant librement avec mes mots

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Patrice Delaune

Patrice Delaune, sculptures J’ai découvert les sculptures de Patrice Delaune à la galerie Agnès Szaboova puis lors de son exposition dans un des salons de La Grande école au Havre. Patrice Delaune est également l’auteur du Christ qui orne depuis 2005 la façade de l’Église Saint-Joseph construite par Auguste Perret dans le cadre de la reconstruction de la ville. Dans la galerie, au milieu des œuvres d’autres artistes, quelques tiges se dressent sur des socles étroits. Les matériaux utilisés sont des morceaux de métal trouvés sur la plage, que le sculpteur redresse ou courbe dans un jeu de déséquilibre, une incertitude qui me touche plus que tout. À regarder ces sculptures, je vois la nature. Je me tiens devant elles dans un moment d’oubli comme devant la berceuse entêtante d’un mouvement d’herbes sur la terre, l’obstination de la vie à l’œuvre, la reptation de ronces ingrates dressées au bord des chemins. Car ces sculptures peuvent paraître aussi d’une tristesse poignante. Tiges, hautes herbes de Patrice Delaune, comme un peuple incertain, hésitant et fuyant vers l’ailleurs, – cet air, vide immense, où la ligne étirée, inclinée bascule et disparaît -. Dans ce jardin sculpté, je choisis le signe, l’inscription d’une sculpture dans l’espace comme le trait de gravure sur la feuille, l’indécision d’une asymétrie, le déséquilibre de fers récupérés et usagés qui égratignent l’air. Certaines tiges toujours vives sont soudées à un socle profond ; quelques-unes trop fragiles pour soutenir leur propre poids en rejoignent d’autres pour devenir plus fortes et audacieuses. Sculpter, c’est devenir un pur mouvement dans la lenteur d’un geste. La lenteur et l’équilibre sont choses ardues à harmoniser. Se tenir sur le qui-vive, avec ce tremblement au bout des doigts qu’il faut apprivoiser, tremblement salvateur d’une tige dans l’air, en appelant une autre afin de prendre forme et de s’affirmer dans l’espace. Une tendresse grimpe le long des fers pour mieux saisir leur lumière gracile et entêtante. Patrice Delaune, Sculptures, fer, patine, rouille, présentées dans l’Exposition collective de fin d’année, galerie Agnès Szaboova, Le Havre, décembre-janvier 2023 © Agnès Szaboova https://www.agnes-szaboova-gallery.com/patrice-delaune

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Madé, « Au fil des lumières »

Madé, « Au fil des lumières » Madé expose à la galerie la Glacière une série de peintures rassemblées sous le titre « Au fil des lumières ». Dans un entretien diffusé dans l’exposition, la peintre évoque combien l’ont émue les « blancs vaporeux » et l’« écriture des gris sur les bords de nuages qui ne tombaient pas » d’Eugène Boudin, ainsi que les « ciels immenses, fascinants, toujours en mouvement… Des couleurs, des transparences, des formes insaisissables » des paysages du Havre où elle s’est installée pour « être au plus près de la lumière ». Entrer dans l’exposition, se rapprocher des panneaux peints, s’arrêter. Pas de figuration, jamais. Nulle forme qui ouvrirait la porte d’un paysage maritime. Partout des gris, gris blancs, rosés ou teintés de vert, de rouge … « gris tout doux », « gris rebelle », « gris câlin », « gris contrebasse », « gris de citadelle » … règne des gris dans le royaume des lumières. Le paysage a-t-il cessé de vivre ? A la contemplation de ces panneaux, il apparaît qu’il n’est pas qu’une réalité de lignes et de volumes. Un remuement ténu passe à la surface des peintures, de l’une à l’autre, un peu au-dessus de la matière, par-dessus son onctuosité, ses jeux de glacis et de transparences. Une vibration éparse de couleurs que l’on devine à travers les gris, que l’on perd de vue pour les retrouver ailleurs et différentes. Rien que la vibration de la lumière, presque immobile, et au milieu de son champ, infinie. Regarde. Regarde donc, écoute, respire. Ce qui avait pour nom mer, ciel, terre quand cela s’assemblait en lignes et en volumes, s’échappe dans l’instant d’une éclaircie qui éblouit, d’une ombre au passage d’une aile. Il y a de l’air qui sourd là, et là. Comment trouver une matière assez transparente pour la faire rayonner. Toucher du pinceau la fragilité de la lumière qui est aussi sa force. La distribuer ici et là, différente. Rêver d’obtenir une densité sans ornement et sans détour, tracée avec rigueur dans le simple intervalle d’un rectangle ou d’un carré. Les panneaux peints de Madé tiennent l’accord entre l’immédiateté et la durée. A s’arrêter devant ces peintures regroupées par deux, par quatre … on entre dans le cercle d’un horizon, entre les gris et les blancs d’un ciel qui parfois se colore. Ce serait, juste encore visible avant l’éblouissement, les yeux fermés sous le soleil, une sorte de palpitation chuchotant. Murmure lointain et merveilleux comme s’arrondit dans l’air parfois le bruissement d’un feuillage. Alors, devant la nature exubérante des bords de mer, le calme des couleurs installe des silences. Les rouges du Grand Nuage Blanc, 2015, série de 12, peinture acrylique sur mdf : Violet, vert, rouge, rouge clair, ocre rouge (5 rectangles qui peuvent être présentés verticalement ou horizontalement) et prune Madé, Au fil des lumières, galerie d’art La Glacière, Le Havre, 10 février-16 mars 2024 http://galerie.laglaciere-lh.fr/ https://www.emade.fr/

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Thierry Dhuisme

Thierry Dhuisme, « Lignum » Dans son accrochage d’hiver, la galerie Agnès Szaboova présente les œuvres de plusieurs artistes parmi lesquelles celles de Thierry Dhuisme. A côté de ses toiles, deux branches peintes posées verticalement sur des socles m’ont interpellées. Comme un courant d’air frais, une touche d’innocence, un souvenir d’enfance où l’on sculptait des écorces. Thierry Dhuisme Lignum, Bois, technique mixte Sur un morceau de bois écorcé, ajouter quelques couleurs sourdes. Les laisser affleurer comme s’il restait à la branche morte encore une mue, un vêtement aimé et pour toujours vibrant. Lieu du départ : les chemins aléatoires et secrets cachés sous l’écorce. Ajouter du pigment aux endroits tassés par le passage de la sève. Suivre la piste de veines ondulant comme des anguilles. Peindre sur le bois les petits vallons d’une branche paysage. Branche et l’envol figuré par la rondeur. Flamme, dans le déhanchement d’une fumée bleue. Fleur, écorce neuve, jeune bois, lichen où la couleur épanouit une nature vivace. Disposer ensuite cela sur un socle. Non pas simplement la branche, mais la douceur de la lumière sur le bois, un pur élan, l’euphorie d’être en vie. Thierry Dhuisme Lignum, Bois, technique mixte https://www.agnes-szaboova-gallery.com

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Lorsque s’ouvrent certains lieux d’eau : Eugène Boudin

Lorsque s’ouvrent certains lieux d’eau : Eugène Boudin Lorsque s’ouvrent certains lieux d’eau – sous leur sel, un peu de bleu comme un havre – tant ils débordent de surabondance, il me semble que je ne cesse de croître. L’oreille attentive au son de l’air parmi ses amples mouvements, le regard vivant la mer, la fraîcheur et la chaleur dispersées tour à tour sur la peau font de moi un grand chant de tout. Remise aux sables où toute terre s’unit à l’eau, le corps soyeux d’algue retrouvant l’eau, en des lumières comme dans l’eau, donné au ciel, je chemine sur le sable d’aventure jusqu’aux vagues vives. Il y a au Musée du Havre, un ensemble de bords de mer peints par Boudin où je reconnais la figuration de ma joie. Eau ! et la lumière déploie à l’infini ses archipels. Une façon d’exister en des baies d’aventure où la terre et le ciel renoncent à leur séparation, où tant de forces travaillent sans effort. Sans crainte, mes yeux se ferment à présent sous l’eau qui monte en moi en des appels fastueux et des paquets de mer. Je suis elles ; les vagues me menant où mon désir d’être est d’être portée aux crêtes et de rejoindre le ciel. Eau, et c’est la vibration de l’écume et le son du ressac. Ma voix à leur voix pareille. Dans la mer intérieure, si luxueusement malléable, grise sur le blanc de la toile, bleue, brune, verte au ras de l’eau et de l’air, je file sous le pinceau, portée à la dérive sur la double face où la mer et le ciel, dessus et dessous, se soulevant, montrent alternativement leurs visages interchangeables et pareillement mouvants. Je plonge avec le peintre dans les eaux figurées comme nagent les poissons dans les trous de plusieurs mémoires. Dotée d’un bel âge intemporel, je fends en deux le miroir pictural et les grands oiseaux sur l’aire d’huile dense tracent en moi leurs lignes immatérielles. Anne-Marie Zucchelli, automne 2023 Eugène Boudin, Scène de plage, Le Croisic, 1892, Muma, Le Havre https://www.muma-lehavre.fr/fr

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Ce que la vie me donne, je le confie au silence : Johannes Vermeer

Ce que la vie me donne, je le confie au silence : Johannes Vermeer Johannes Vermeer, La leçon de musique, 1662-1665, Royal Collection, Londres Dans ma maison, j’ai accroché une première carte postale, La leçon de musique de Vermeer. Ce que la vie me donne, je le confie au silence. Sollicitant le pas sur tous les autres sens, il germe dans l’amande, mon foyer ; retient les tambours avant qu’ils ne résonnent ; et se déploie lentement dans les cosses d’un lieu où je suis, fermant les yeux. Est-ce encore le bruit du vent ? Si je suis fatiguée, je ferme la porte. Alors, le silence prenant propriété de moi ouvre un précipice. Vision rebondissant entre les murs ; le silence s’étend sur un sol dallé de blanc et noir. Je le prie de s’installer doux avec moi et de me confier ses titres de possession. Car ma quête est bien d’une maison, un lieu dans l’espace où je sollicite ma présence ; un domaine familier où toute aile sera dépliée, toute solitude bannie et l’erreur corrigée. Pour que tout soit à sa place, je pose ma main sur les meubles. Ils sont là pour cela. Pour payer mon passage, aider à ma transformation en me gardant vive au cœur de ce qui est immuable. Ne m’oubliez pas, dis-je au pichet blanc, au miroir, à la table aux pieds contournés, au tapis sur la table, au fauteuil et au violoncelle. Je demeure étonnée devant la métamorphose du silence à user son immensité sur des objets mineurs. Cependant, lorsque Vermeer ouvre les volets, le jour entre dans la maison ; le pinceau lance en l’air tant de blancheurs nouvelles qu’il rend chaque chose très fraîche et sonore sous ces retrouvailles. Ce qui s’endormait alors – où mon cœur s’oubliait -, chevauche maintenant une rumeur claire. Oui, oui, dit mon cœur, qui se sauve à son tour hors de la maison. Anne-Marie Zucchelli, automne 2023

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Brigitte Comte, sculptures

Brigitte Comte, sculptures La sculptrice Brigitte Comte travaille à Penmarc’h dans un atelier tout proche de l’océan. Dehors, tant d’éclats… vifs, mouvants, aquatiques et aériens. Chez elle, les sculptures s’éclairent d’autres lumières. Diffuses, concentrées, reflétées… toutes changent selon la nature des pierres. Le première surprise est de découvrir la force de leur présence. Marbres, granit, calcaire, gypse, stéatite, onyx, serpentine, albâtre … toutes les pierres portent en elles un peu du monde mis à nu, un paysage terrestre trouvant sa place dans un intérieur. Devant ces oeuvres, il me semble comprendre combien sculpter opère un corps à corps avec une matière vivante. Une matière qui continue de vivre une fois la sculpture achevée. Brigitte Comte, Ondine, marbre de Carrare, Bardiglio, 35 x 16 x 20 cm, 2016 La pierre est lourde et chacune a sa densité. Pour tailler, creuser, poncer et polir, la sculptrice s’installe dehors. Elle parle de résistance, de force et de prudence, car un éclat ôté ne se recolle pas. Le travail est lent et le dialogue continu avec la matière. La pierre parle de douceur. Elle demande qu’on la touche, que la paume se creuse, que les doigts caressent le grain et en épousent le mouvement. Sous les mains de la sculptrice, elle laisse découvrir le merveilleux secret de ses couleurs intérieures et libère l’imagination courant sur les moirures, les stries, les piquetages jaunes, verts, bruns, rouges, noirs ou les blanches opalescences… Brigitte Comte, Polaire, albâtre des Charentes, 39 x 23 x 20 cm, 2002 Que cherche-t-on dans un bloc de marbre, de granit ou de calcaire, qui pourrait nous parler de nous-mêmes ? Qu’ajoute-t-on à la pierre en lui ôtant de la matière ? Pourquoi y faire figurer notre image ? Parce que la pierre demeure. Taillée, creusée ou poncée, son caractère reste inchangé. Juste révélé. Magnifié. Parce que la pierre nous parle du temps long de la vie des roches. Parce qu’elle représente dans le creux de nos mains un fragment du vaste paysage terrestre d’où elle a été tirée. Brigitte Comte, Fébris, serpentine du Zimbabwe, Pringstone, 59 x 10 x 11 cm, 2004 Je pense aux gestes de la sculptrice comme au mouvement incessant de la mer roulant les galets. J’aime retrouver sur certaines oeuvres les traces rugueuses et chaotiques de la pierre première et découvrir les marques des gestes retenus. Il me semble alors, devant les sculptures disposées dans cette pièce lumineuse, qu’elles m’interrogent sur le caractère de notre propre matérialité. Brigitte Comte, Floris, marbre du Portugal, 48 x 28 x 22 cm, 2015 Pour découvrir les sculptures de pierre, de bois et de bronze et résine de Brigitte Comte : https://www.brigittecomte.com

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Agnès Pataux, Nudité

Agnès Pataux, Nudité Lors du festival photo du Havre, « Are you experiencing ? », la galerie Incarnato a exposé au mois d’avril les photographies en noir et blanc d’Agnès Pataux. La série s’intitule « Nudité ». Agnès Pataux, Nudité, 1/20 Certaines images ouvrent nos yeux. Quelques-unes ont le pouvoir de les refermer. De celles-ci, nous sommes le corps double où s’avance à tâtons la recherche d’une figuration possible. Car c’est en nous que se suspendent ensemble l’image et ses significations. Devant les photographies d’Agnès Pataux, que de sentiments jaillissent ! Ses portraits nous accompagnent à la lisière d’un territoire où le corps est davantage corps. Où l’esprit est corps aussi. Il s’agit, selon la photographe, de « montrer ce qui est. Montrer la matière de ce qui est à défaut d’en connaître le sens. » Photographier opère un sortilège et pose le réel en ses apparitions multiples. Toutes se serrent dans le cadre de l’image. Lorsque la lumière enlève les formes sur le fond si sombre, parfois si noir, alors l’image se démêle et commence à cheminer en nous. En nous, qui demeurons cachés. Nous, en qui la forme du corps mute en secret. La mettre en image est téméraire. « Il s’agit d’être à la hauteur », écrit Agnès Pataud, « pour révéler, sans les trahir, ces paysages majestueux comme ces êtres à la fois dignes et vulnérables qui m’émeuvent, me troublent et suscitent mon admiration. » Ces portraits parlent de pudeur, de respect, de tendresse. De tant de transparences, également. Comme si l’acte de photographier levait les barrières entre deux êtres, celui qui regarde et celui qui est regardé. Branle-bas dans la figuration. La morsure de la lumière est bien la même sur la chair comme sur la pierre ou sur les végétaux. Les corps nous sont immédiatement familiers, mais l’image de nos nudités s’en va à la dérive. Nos regards se troublent. C’est nous que la photographie révèle à travers le portrait d’un autre. Nous, qui sommes invités à être ce regard et à être sous ce regard. Le regard parfois souverain fore l’épaisseur de l’image. Ainsi commence le remorquage de l’être vivant qui vit au large et accepte d’entrer dans le cadre de la photographie. D’autres fois, le regard s’éblouit ou s’obscurcit et nous perdons pied. C’est là le but. Car la matière est puissante et veut fermement sa revanche sur nos conquêtes. Elle pousse le grain noir et blanc aux limites du cadre, comme elle se rue sur le corps pour inscrire son éternité dans le présent. Lorsque ces photographies soutiennent comme elles peuvent l’inondation de l’ombre par la lumière, elles deviennent mon corps même et accroissent mon humanité. Agnès Pataux, Nudité, 4/20 Agnès Pataux, Nudité, 16/20 Pour découvrir le beau travail d’Agnès Pataux, voici son site : https://agnespataux.com/fr/accueil

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Sara Balbi Di Bernardo et Laurence Marie, entre poésie et art visuel, une complicité fertile

Sara Balbi Di Bernardo et Laurence Marie, entre poésie et art visuel, une complicité fertile Puisque la poésie est aussi une question de vue car elle éclaire le lieu tout intérieur d’où procèdent le balbutiement de nos sens, leur éveil, leur disponibilité, pourquoi ne pas la confier à des images ? C’est ce à quoi nous convient Sara Balbi Di Bernardo et Laurence Marie. La première écrit et la seconde dessine. Elles travaillent ensemble dans une complicité fertile qui donne naissance aux Poésies à la verticale. Lorsque j’ai découvert la poésie de Sara Balbi Di Bernardo, j’ai ressenti combien elle brasse d’éléments sensoriels tirés d’un monde à la fois sonore, visuel et toujours mouvant. Quelques vers tirés du recueil Biens essentiels résument l’impression laissée par les lectures que j’en fais : « parfois / elles me surprennent / marquent / ma rétine comme un feu ». Surprise, oui. Fraîcheur d’un jeu lumineux, tantôt tendre, tantôt abrupt, où ce qui apparaît est déjà marqué par sa disparition. Une énergie supplémentaire naît de la rencontre entre cette écriture et la création plastique de Laurence Marie. Les mots se posent sur un territoire visuel et charrient en retour des formes renouvelées qui tentent de se saisir de ce qu’elles savent pour nous, les « biens essentiels » Qui d’entre la poète et la plasticienne ouvre le chemin et qui le reprend ? Comment laisser aller à leur marche particulière les mots et les images ? S’agit-il d’additionner ou d’élaguer ? Telles sont quelques-unes des réflexions qui ont nourri notre entretien. Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Paris, 15 avril 2023 Cyclamen, hommage à Cy Twombly, texte de Sara Balbi di Bernardo, illustration de Laurence Marie Comment vous êtes-vous rencontrées ? Depuis quand travaillez-vous ensemble ? Sara Balbi Di Bernardo (SB) : Nous travaillons ensemble depuis deux ans, en revanche, nous nous connaissons depuis trente ans et nous sommes amies. Nos parcours sont parallèles et nous partageons les mêmes problématiques. Il y a entre nous une énergie qui fonctionne et qui nous porte. Laurence Marie (LM) : Notre amitié est comme un élastique qui se détend et se retend. J’ai d’abord découvert les poètes que Sara publiait sur Twitter. Lorsqu’elle est venue vers moi pour me proposer d’illustrer son premier recueil, inédit alors, Les biens essentiels, je n’étais pas très motivée car le monde de la poésie m’ était encore étranger, mais je me suis prise au jeu et je ne le regrette pas. Je crois profondément que les choses arrivent parce qu’elles devaient arriver. Nous nous sommes trouvées et cela était sans doute écrit quelque part. Nos rencontres se sont peut-être déjà passées, car le temps est relatif. Tout cela tient un peu de la magie. Que représente la création pour chacune de vous ? SB : Dans ma poésie, il me semble que je retrouve mon tout premier texte. J’avais alors 8 ans et mon grand-père venait de mourir. J’ai décidé de lui écrire sur le papier à lettre que l’on m’avait offert le jour de mes 4 ans, ce cadeau est d’ailleurs mon tout premier souvenir. C’était un papier à lettre blanc, avec le dessin d’un chat, que je trouvais si merveilleux que je n’avais jamais osé l’utiliser. J’ai écrit le texte avec de très grandes lettres et je l’ai posé sur le rebord de la fenêtre pour que mon grand-père puisse le lire depuis le ciel. Je me rends compte aujourd’hui que souvent, dans mes poèmes, on retrouve un chat, une fenêtre ou cette quête de communication vers l’au-delà. Par la suite, j’ai écrit des scénarios, des romans et des nouvelles. Il y a quelques années, durant une période difficile de ma vie, j’ai découvert la poésie et cela a été salvateur. J’ai d’abord énormément lu, puis je me suis mise à l’écriture. Depuis mes débuts en poésie, j’ai changé, je ressens le besoin de m’isoler dans ma maison, entre ses murs blancs, dans le silence. Mon recueil Biens essentiels a été écrit pendant le confinement à partir d’une situation concrète que la poésie m’a fait envisager différemment. Je vais vers le monde par l’écriture. Le véritable bien essentiel est la poésie qui parcourt mes poèmes. La poésie est pour moi un choc des sens et des significations. Lire Georges Bataille, en tout premier, puis René Char, Marina Tsvetaeva, Emily Dickinson et Marie-Claire Bancquart a été comme une addiction. Je lis de nombreuses autrices. Je ne fais aucune différence entre la poésie des hommes et celle des femmes, simplement j’essaie de rattraper le retard imposé aux femmes et je lis davantage leurs textes. Les vers de Bataille dans L’Archangélique, très courts, très puissants, avec leurs images fortes, pleines d’interprétations qui étendent le champ des possibles et ouvrent tant d’univers, ont été pour moi un choc. Je crois que la poésie est la plus puissante des drogues : elle modifie notre façon de penser, elle ouvre le champ des possibles. J’aime aussi la photographie, en particulier celle de Robert Adams, Francesca Woodman et Saul Leiter. Et le cinéma, énormément. Je trouve le cinéma et la poésie très proches : je pense aux décors de Kubrick, aux dialogues de Godard, aux images d’Antonioni, au non-dit chez Chantal Akerman. Les films néoréalistes italiens me touchent particulièrement. Enfant, ils m’ont bouleversée. J’aime aussi la Nouvelle Vague et Godard. J’adore Fellini. J’aime infiniment Antonioni, cinéaste de l’incommunicabilité. Dans ma poésie, on retrouve souvent des références cinématographiques : dans Whisky, on aperçoit Lost Highway de David Lynch. Fellini, Godard et Chantal Akerman habitent d’autres textes. Sara Balbi di Bernardo, « Whisky » (extrait), Biens essentiels, Bruno Guattari Editeur, 2023 LM : Pour moi toutes ces formes d’art sont de l’ordre de la création. Je ne fais pas différence entre elles. J’adore la photo et toute création. Une lecture peut me porter. Le cinéma m’inspire car j’y vois des tableaux. J’ai peint une toile à partir de la couleur rouge qui domine dans le film La Reine Margot. J’ai adoré les personnages torturés de Lucian Freud et d’Egon Schiele. Les femmes créatrices comme Camille Claudel me fascinent et je

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Sayed Haider Raza, peintures

Sayed Haider Raza, peintures 2 avril 2023 : Dans ma constellation familiale sont inscrits des noms dont certains apparaissent de façon lointaine et floue et qui sont pourtant parés d’une luminosité prête à se réenchanter. Il en est ainsi de celui du peintre indien Sayed Haider Raza, associé immédiatement dans mes souvenirs à un autre artiste, Agbar Padamsee, ami de la famille. Je suis donc entrée dans l’exposition que le Centre Pompidou consacre à Raza, comme dans une promenade en terre connue mais oubliée, en quête de quelque chose que je reconnaîtrais peut-être et qui me rendrait quelques images du temps passé. J’attendais la couleur. Je découvre les formes. Quelque chose se fige sur ces peintures en même temps que je m’approche d’elles. Mon voyage s’ordonne dans un mouvement de cristallisation, comme si je déblayais à grandes pelletées le souvenir pour mieux le tenir sous mon regard ou entre mes mains. A l’Inde, dont le jeune Raza en exil emporte les images, il emprunte le trait le plus net, une géométrie d’orfèvre et la suavité d’une matière dont la transparence le fascine. Peintures méditatives, où la perspective fond, comme effacée par la limpidité d’une image imprégnée d’une lenteur douce. Un souffle déséquilibre les villages changés en un jeu de construction, suspendus, arrêtés au vol dans leur chute. Villages de la Côte d’Azur, miens et partagés, sur lesquels ruissellent tant d’autres images devenues sources : les peintures indiennes, les tableaux du Quattrocento italien. Ce qui surgit ensuite dans la peinture de Raza est le fruit des voyages et des rencontres. Cela tient de la quête, de l’emprunt et du dialogue. Dans les oeuvres de ses contemporains considérées comme des choses vivantes, Raza glisse ses regards et les gestes de son pinceau. Lumières, ciels, terres, pluies deviennent les sujets de toiles vives où le peintre s’aventure dans des concrétions, des explosions sonores d’épaisseurs pigmentaires. Un point demeure : la couleur. Intacte. Nouée dans le pigment, qu’il soit d’huile, d’acrylique ou de gouache. Je suis toujours plus sensible à la transparence. Lorsque l’air perce la matière, il me semble alors que je respire. Une fraîcheur, une eau courante, un mouvement de vent, un murmure forcent l’espace et le franchissent. J’entre encore une fois dans la petite forteresse des souvenirs. Quelquefois très vagues et nouées par des contrastes de plein et de vide, toujours très humides, les grandes gouaches retrouvent la suave texture des premières peintures. Proches, si proches, si familières. Je marche là devant des miroirs bien connus, souvent contemplés, déjà partagés, où je recueille des formes, oboles blanches pour la traversée de ma mémoire. Ces feuilles et ces toiles préparées, je les connais, je les soupèse, j’en sens l’odeur. Elles représentent les visages un instant découverts d’artistes disparus qui reviennent à moi ainsi, laissant le flot passer entre nous. Que j’aime ou n’aime pas ces toiles est presque insignifiant. Je ne saurais parler ni d’une histoire de l’art, ni d’un champ poétique. Mais elles tissent avec mes noires profondeurs un lien qui les ramènent à la surface. Emotion éternelle et fragile qui s’en va faucher le temps. Dont je me réjouis de l’abondance. Et dont je me nourris.

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