nouages

dialogues avec un livre

« En beauté je nais ici où je laisse courir le fleuve sans le vouloir », Mohamed Jaber (Irak)

Henri Lefebvre, « Les unités perdues »

Henri Lefebvre, « Les unités perdues » Lecture par Thierry Moutard de l’ouvrage d’Henri Lefebvre, Les unités perdues, Manuella Editions, 2011 Un ouvrage sans pareil où l’auteur énumère une liste d’œuvres perdues, oubliées, détruites, inachevés ou même restés à l’état de germe dans la pensée créatrice de l’artiste. Cela va bien au-delà d’un exercice de littérature conceptuelle, c’est un livre porteur à la fois d’émotions, d’une réflexion sobre, non seulement sur l’art mais sur l’aventure humaine. Difficile d’écrire sur cet ouvrage passionnant … Alors, petite présentation brève, en quelques mots-clés, et en préambule du lien hypertexte, placé à la fin de cet article, qui vous permettra d’accéder aux premières pages de l’ouvrage : La genèse du livre (traduit en anglais, allemand et portugais) Gros lecteur de biographies d’artistes, Henri Lefebvre imagine le concept de son livre en relevant une première perte d’œuvre dans l’autobiographie d’Elias Canetti,La langue sauvée : Histoire d’une jeunesse.Cette toute première perte notée, précise Henri Lefebvre1, « concerne le sculpteur autrichien Fritz Wotruba qui, avant de quitter Vienne en 1938 pour la Suisse, avait décidé d’enterrer une sculpture intransportable dans un lieu public de la capitale autrichienne. À son retour à Vienne, en 1945, la sculpture reste introuvable, elle avait totalement disparu ». L’écriture de cette anecdote est devenue l’un des éléments déclencheurs du projet. Une archéologie des deuils de l’aventure humaine Il est question de deuils également, de pertes irréversibles d’œuvres d’art rassemblées ici en quelques dizaines de pages sous la forme d’une cérémonie d’adieu … De quoi s’agirait-il : d’une lente archéologie d’une multitude de pans de la création humaine, enlisés dans les sables mouvants de l’Histoire et dont ne subsisterait que le souvenir ? Non, ce livre est bien plus que cela. Son projet est plus nettement la célébration de la vie au moment de l’inscription du défunt dans une mystérieuse éternité. Cet ouvrage est bien une célébration de l’Art avec une majuscule, à l’instant où l’Art se perd peut-être, à l’instant du passage du témoin entre le mort et le vivant pour que l’Art poursuive sa route… L’écoute en soi du deuil et de notre disparition prochaine Un poème en forme de litanie qui essaye de circonscrire, non pas l’ensemble des pertes de l’histoire de la création humaine, mais le premier périmètre d’une abondance de pertes … comme un trou béant autour duquel on se penche … sans même avoir la facilité de dissiper « le ressenti douloureux et la perte irrémédiable » par le jet d’une poignée de terre … Tout passe, tant de chefs-d’œuvre à jamais disparus … et ce livre semble nous dire, et à toi lecteur, quand viendras-tu (reviendras-tu) ? Le paradoxe de cette notion d’unité : le deuil chemin de Vie et de désir Ces unités sont présentées au pluriel, on pourrait penser à un oxymore, mais au contraire elles nous font entrer dans le cœur du sujet : ce carrefour que l’Art permet entre la multitude infinie des objets de création et l’unité de chacune d’elles … Ces unités perdues renvoient bien sûr à notre « unité perdue », trésor peut-être qui donne un sens à notre chemin … Trésor que cette part manquante soufflant sans cesse sur la braise de nos désirs et faisant ainsi de nous des Vivants… Le rythme du texte qui appelle à être scandé presque comme un mantra A la lecture, s’élève alors un grand chant qui semble célébrer toutes les pertes, cette béance en nous du désir à la recherche de l’unité perdue… Un mantra de la perte qui va chercher l’émotion en profondeur, par la répétition, dans une succession de petits chocs sismiques, comme pour la prospection pétrolière. C’est tout l’art de l’auteur d’avoir su trouver le ton juste pour permettre ce jaillissement une fois le gisement atteint … Le ton : où la sobriété sert la profondeur Il y a dans les lignes de Henri Lefebvre, pour chaque unité, à la fois la précision d’un rapport d’huissier, mais aussi en contrepoint quelque chose des oraisons funèbres de Bossuet. L’émotion que l’on éprouve à lire et à écouter cette litanie tient au fait que, comme sur le bord d’une pierre tombale, elle ne vient pas emplir de suffisance celui qui l’éprouve, mais va l’entraîner au contraire, par un effacement voulu, à rejoindre les unités perdues … À la recherche du sujet perdu L’auteur indique dans un entretien que « redonner une place de sujet à l’œuvre perdue, c’est le premier effort de ce livre », et qu’il y en aurait d’autres qui resterait à formuler … Peut-être que justement l’auteur permet au lecteur de retrouver aussi une place de Sujet … Un Sujet en forme d’espace vide structuré autour de son manque et de la perte fondamentale, sans doute, provoquée par son entrée dans l’existence … Le grand œuvre qui viserait à retrouver une place de Sujet passe par consentir à faire le deuil2 du moi, ce constant imposteur du sujet dont il tâche de quelques oripeaux d’habiller la nudité essentielle et primordiale … La ponctuation sans point final organise la ronde Il convient également de souligner que chaque unité perdue est reliée à la précédente par un signe typographique particulier, un « glyphe », qui a fonction de battement, qui donne le rythme saccadé, mais en reliant les pertes les unes aux autres, comme une grande ronde dansante, la ronde de l’humanité… L’absence de point en terminaison des phrases marque bien la succession des pertes enchaînées, il n’y a de constant que la perte … Jusqu’à l’absence de point final à l’ouvrage dont l’auteur prévient qu’il est « un infini dans lequel tout peut être instruit, placé » … Alors, probablement les unités ne sont-elles pas perdues mais disposées dans cet infini … L’éternité de l’inachevé Mais cet ouvrage révèle aussi le ressort de la sensibilité artistique de l’auteur qui fait le choix résolu de l’inachevé, préférant l’infini potentiel d’évocation, à la clôture d’une « œuvre amputée de son potentiel d’évolution », selon les termes mêmes de Henri Lefebvre. Dans les deux cas, c’est un au-delà de l’œuvre qui entraîne notre regard, que celle-ci soit présente et figée, ou perdue, le plus

Henri Lefebvre, « Les unités perdues » Lire la suite »

Zoé Besmond de Senneville, Sourdre

Zoé Besmond de Senneville, Sourdre Zoé Besmond de Senneville était invitée à venir au Havre à l’occasion de la « Criée des poètes » organisée par Lignes d’Horizons du 14 au 16 mars 2025. Elle a présenté son travail à La Petite Librairie et tout particulièrement deux livres, Journal de mes oreilles et Sourdre et autres poèmes, dont elle a lu des extraits. Son engagement créatif est multiple : écrire, lire, parler, jouer. Le corps entier accueille ce qui doit s’exprimer. Il est aussi intense : intimement nourri, il va à l’essentiel. Le thème de ces deux livres est la surdité advenue à l’âge adulte. La poétesse est traversée par les mots. Des mots qui chutent elle – ou dans un mouvement contraire en jaillissent. Car l’expérience qu’elle vit est double et nécessite d’être racontée pour « ne pas la faire imploser ». Tout d’abord, la surdité dont elle subit l’appareillage de ses « oreilles robotisées ». Dessous, murmures, grésillements, vibrations s’offrent au corps dans son besoin d’être « peau animale, peau immense, peau intelligente, peau oreille, peau caresse, peau étendue, peau pays, peau nuage, peau traversée » (La fille sans oreille, performance 2024). Les textes de Zoé Besmond de Senneville témoignent d’une lutte. Sans mentir. Sans cacher « la violence inouie ». Poétesse, elle se projette toute entière dans son expression. Le visage pensif sur scène. La voix ardente. Nous initiant à sa quête : le corps, l’amour. La beauté des mots se tient en équilibre sur la souffrance. Incluant aussi un grand désir, une suavité de vivre. La fille sans oreille, performance de Zoé Besmond de Senneville et Xavier Mussat, guitariste et compositeur, filmée par Lazare Boghossian le 16 janvier 2024 au studio Beau Labo, Montreuil https://www.youtube.com/watch?v=Vk0egWDU9js Zoé Besmond de Senneville, Sourdre et autres poèmes, Maëlstrom Reevolution, 2024 recueil de poésie dont certains textes sont issus de l’album « Sourdre (et autres poèmes) ». Zoé Besmond de Senneville, Journal de mes oreilles, récit, Flammarion, 2021 Le podcast à l’origine de ce livre est à écouter sur : https://open.spotify.com/show/0GUFPRE7lB9g3u6RYS2Moi Et pour en savoir plus, le blog de Zoé : https://zoebesmonddesenneville.art/

Zoé Besmond de Senneville, Sourdre Lire la suite »

Jean-Marc Barrier, 196 matins

Jean-Marc Barrier, 196 matins Qu’est-ce donc que cette histoire fugitive racontée par Jean-Marc Barrier dans son recueil 196 matins ? Une histoire qui nous happe. Une histoire flottante, presque sans poids. La beauté vulnérable des matins. « Le départ ce matin l’envol comme un art de la fugue ». 196 matins, tenus dans l’ « espace de papier » d’un livre. 196 matins, pensés sur l’instant. Leur souffle clair. L’émotion pure, « la paix qui fleure » ou « le grand festival des indécisions ». « Le sentier de l’inconnu ». Et « ce matin la mer juste au bout de la rue ». Une ville est discrètement présente dans ce recueil. Un lieu modeste jamais nommé, poussant parfois sa présence entre les phrases : Le Havre, « saturé d’air ». Je sais par expérience la marche lente et « le non-vouloir de la nonchalance » permis dans cette ville si souvent vide. Son horizon offert sans limite. Courts, tenus sur leur réserve, abrupts quelquefois, les poèmes de Jean-Marc Barrier s’écrivent dans les harmoniques d’un sentiment profond. Amoureux. Océanique. Entre incarnation du monde et imperceptible évolution d’une pensée qui tâche de se perdre. Entre la vie quotidienne, son épaisseur grave ou rieuse, et l’échappée de la nature. Entre rêverie et constatation. « 196 matins » et non pas 196 poèmes. Le titre voudrait-il filtrer les jours, les passer au tamis d’un corps surpris ? Que l’étendue d’un matin éternellement recommencé est bienfaisante ! Demeurer maladroit. Laisser les mots s’échapper, comme l’encre sur le papier lorsque Jean-Marc peint. Vouloir dire et ne pas pouvoir parfois. Reconnaître, imperceptible et continu, le sentiment qui s’enfuit devant les mots. S’effacer surtout et faire place au blanc sur la page pour mieux se joindre au silence. A moins que ce ne soit plutôt à une lumière, intention claire. 196 matins, suspendus aux paroles notées sans ponctuation ni arrêt, jusqu’au bout d’un souffle. 196 matins, accordés avec l’hésitation. Il me semble lire ces poèmes ainsi qu’on se laisse traverser par les heures. Dans le grand désir de pouvoir un jour s’y déposer entièrement. Encre d’André Aragon pour accompagner 196 matins de Jean-Marc Barrier Ce matin j’écris comme un pêcheur ravaude son filet je désoublie le temps peut bien filer je renoue comme je peux mes flux de mémoire les pics les oublis puis sursaut je vais marcher vers la mer je veux être le poisson de mes rêves l’oiseau plongeur le fugitif l’air est léger de nous je passe à autre chose que je ne peux décrire d’écrire le filet je sens bien que je préfère la ligne d’un poisson suffira j’aime penser au filé de la vie à la vague de demain à l’angle faible au nuage d’alevins de ce qui vient aux remous que j’habite à l’éphémère que j’embrasse je désécris tout ce qui s’ignore ce matin l’angle selon lequel je perce le monde être dans l’autre qui m’incarne et la paix qui fleure ce matin l’erreur que j’aime celle qui ouvre le chemin ce matin le chemin encore celui qui naît de mon pas et si je me retourne je titube je touche les pierres au bord je vacille alors j’y vais tout droit ce matin je veux embrasser le sentier de l’inconnu celui que je ne peux même imaginer et je marche j’avance le ciel se vide ce matin tu me dis avant-jour et déjà l’encre s’époumone je suis au lieu du plus grand-amour j’écris poisson tu deviens la rivière ce matin c’est le soir les rues les passants les passantes ce matin la trajectoire l’aléatoire je cherche une table pour écrire je n’oublie pas la mer la mer au bout ce matin le froid inscrit nos chaleurs promises et si les mots ont le sang chaud c’est tant mieux car aimer de sans-froid ne nous ressemble pas ce matin le sentiment océanique encore dans l’oeil du poisson vivre ce matin mon terrain vague le monde immense et modeste où je respire j’écris sans savoir je suis le dieu de ma ligne j’efface je rature je dessine le son des mots dans ma bouche je suis la musique le repentir je suis les rebonds je règne sur une chaise brisée qui penche dans les herbes rares le ciel est traversé d’oiseaux silencieux vois comme à l’intérieur tout s’ordonne plus large ce matin le presque silence d’écrire les lettres que l’on s’adresse à soi-même le relâchement des muscles la pluie qui hésite vois mes doigts suspendus au-dessus du rectangle je vais dans l’indéchiffrable ce matin l’ineffable ce matin si les liens se délient je sens que je vais désécrire et juste après ce matin ce que je gagne quand je perds je crois que je vais descendre un peu ce matin on ne sait jamais Jean-Marc Barrier, 196 matins, 2025 accompagné d’une encre d’André Aragon Pour découvrir l’oeuvre poétique et picturale de Jean-Marc Barrier : https://jeanmarcbarrier.fr/

Jean-Marc Barrier, 196 matins Lire la suite »

Katty Verny-Dugelay ou la parole ardente

Isabelle Poncet-Rimaud, « Katty Verny-Dugelay ou la parole ardente » Le 13 janvier 2024, le monde de la poésie a perdu l’une de ses plus ardentes voix, celle de Katty Verny-Dugelay que la maladie a fait taire après une lutte acharnée et digne, à l’image de cette poétesse tendue tout entière vers la lumière de la vie… De la vie à l’art Katty Verny-Dugelay est née en 1930 dans une région où règne le soleil, près de Clermont l’Hérault dans le Languedoc, au hameau de Fouscaïs. Ce nom de lieu, si souvent prononcé par l’auteur, signifie « les fonds baptismaux où naître » et évoque la fontaine, source vive et constante, l’eau qui « adoucit la rugosité » dit-elle dans son recueil Labyrinthe du rêve. A ce lieu originel, sa poésie viendra boire inlassablement… Katty Verny-Dugelay a vécu sa vie d’adulte à Paris, mais son enfance et sa jeunesse, c’est important, se sont déroulées dans ces paysages du Languedoc qui ne cesseront de l’imprégner. La mer, la flore, la faune, les lieux et le climat de la méditerranée imprègnent sa vie et son écriture. « La vie » écrit la poétesse » « tient son scalpel /dans les doigts d’une main ». De fait, la vie lui fera connaître le bonheur, certes, mais ne lui épargnera pas la douleur et le deuil. Mariée au peintre Yves Dugelay, Katty aura trois enfants dont deux disparaîtront avant elle. Courageusement, avec lucidité, elle écrira dans La pointe du souffleur, « les lames de fond sont les seules qui t’apprendront à sécher tes larmes » et obstinément elle se tournera vers « le guet du soleil et de la joie », vers la recherche de la lumière et l’apaisement de l’espérance. De 1984 à 2022 paraîtront onze recueils aux titres délicats : Empreintes, Corolles de l’ombre, Herbe ouverte, par exemple. Son dernier titre, Le chant de l’être clôt le chemin et rend grâce à la vie par ces mots sobres et ciselés dont la poétesse a le secret et qui mettent à nu le cristal de l’être tout brillant de la saveur de vivre. Tous ces recueils en vers libres ou en prose poétique sont des itinéraires intérieurs, des trajets initiatiques où, comme le dit Rilke, « faire de l’art » creuse « le chemin vers soi-même ». Art et vie sont intrinsèquement liés chez Katty Verny-Dugelay. Ces chemins parcourus déshabillent du superflu et révèlent l’essentiel, c’est-à-dire, l’être. Le paysage est celui « dont on se vêt » (Sente buissonnière) et le lieu géographique ou physique d’où l’on part est seulement prétexte pour arriver au lieu intérieur, où se concentre toute la densité de l’être. Le poème se fait alors « médiateur » et « lances de lumière » (Le chant de l’être). Décrypter le réel Cette poésie s’appuie sur le réel, le concret pour mieux donner forme à l’invisible. La poésie de Katty Verny-Dugelay, en s’appuyant sur l’expérience, le vécu, l’observé, révèle la transparence des choses. Son œuvre poétique cherche « l’intime réponse » ( Le chant de l’être) à partir de signes souvent ténus que son âme de poète lui propose de décrypter. La sobriété, la précision de ses mots ouvrent alors l’écorce de l’apparence pour en révéler l’amande cachée. Tout est prétexte à « recueillir l’écho » de ce monde offert, « d’avancer plus loin que (sa) soif et de ressentir « ce lointain proche » (Le chant de l’être) à partager. La poésie de Katty Verny-Dugelay peut donner l’apparence de la légèreté. Mais au fur et à mesure de la lecture se dessine au contraire une gravité intense, celle de l’être en son unicité. Sous la légèreté se dit en réalité la recherche de la transparence, celle qui révèle « l’enfant d’une autre naissance/sorti des eaux pures de la mémoire » (Corolles de l’ombre). Un sentiment prégnant de « nostalgie originelle » baigne tous les recueils de la poétesse. Poésie du bruissement, de l’air, de l’eau, poésie du murmure interprété comme le signe d’autre chose, comme un appel, un pressentiment de l’habité, la poésie de Katty Verny-Dugelay est célébration. Ce qu’il faut entendre chez elle, c’est qu’il y a derrière le paysage, derrière la plante ou l’animal auxquels elle donne langue, « un langage à traduire/jusqu’à l’épuisement/ jusqu’au bouche à bouche des étoiles » (Rhizome) ainsi qu’une prière secrète que « les oraisons du vent/le balancement du pin/ ensemble récitent (en) une litanie d’instants » (Herbe ouverte). « Chercher l’autre côté des choses » est une constante de l’œuvre de Katty Verny-Dugelay. Elle s’interroge : « que me veut chaque chose contemplée » et son regard introduit un retournement où les choses alors s’offrent dans une fécondité inépuisable à nos yeux dessillés. Le voyage intérieur La poésie de Katty Verny-Dugelay est « rhizome », racine multiple et souterraine qui trouve la force de ses mots dans la sève tirée des terres adultes fortifiées par l’enfance et la mémoire. Cette parole dit la précarité de l’être, du désir, du sens mais aussi et surtout la puissance de l’amour. Celui qui ouvre et « mène au-delà des mirages/à la vie et au puits » (Rhizome). Parole de délicatesse, de finesse, elle suggère mais n’impose pas. Poésie toute de concision qui crée un mouvement du regard de l’extérieur vers l’intérieur, aval et amont des choses, flux et reflux de la luxuriance qui cache, mouvement vers l’essentiel qui dénude la parole et se dit en creux de l’image. L’intime et l’infini, deux extrêmes que côtoie la poétesse et entre lesquels elle « invente (son) paysage » (La pointe du souffleur). Cette parole est voyage intérieur « dans l’opalescence de soi » pour « entendre le chant de l’être » (Le chant de l’être) et nous mener à une véritable conversion intime où « la lampe du regard/éclaire du dedans » (Saison du silence) faisant ainsi grandir toutes choses autour de nous et nous offrant le poème comme cet « instant éveillé » qui a « le goût du jour à vivre » et devient parole « mellifère » qui nourrit l’âme et la guide vers « l’aurore à venir » (Le chant de l’être) … Katty Verny-Dugelay était mon amie et sa parole forte et vibrante continuera son chemin en moi, comme une « main ardente » par-delà l’absence. Isabelle Poncet-Rimaud, mars 2024 Patience du jardinier Épilant les pins Son seul soin Trouver l’harmonie (Un souffle de pétales – Éd. Du

Katty Verny-Dugelay ou la parole ardente Lire la suite »

Isabelle Poncet-Rimaud, « Sonia Elvireanu, un regard infusé de lumière »

Isabelle Poncet-Rimaud, « Sonia Elvireanu, un regard infusé de lumière » Lecture par Isabelle Poncet-Rimaud du recueil de Sonia Elvireanu, Le regard… Un lever de soleil /Lo sguardo… Un’ alba, traduction Giuliano Ladolfi, Giuliano Ladolfi Editore, 2023 Prix François-Victor Hugo de la Société des Poètes Français – 2023 « La langue de la lumière » Dans ce nouveau recueil de Sonia Elvireanu, tout est une question de lumière, éclairage du regard que l’on pose sur l’impénétrable, sur l’apparence, le visible, le mystère de l’invisible et de l’absence, sur la beauté du monde en noir ou en couleur et ce regard nous entraîne sur les sables de la quête du poète, celle de l’Amour et de l’art qui font se lever le soleil du sens et de la vie. Ce beau recueil de Sonia Elvireanu ne se laisse pas aborder si facilement. Il s’ouvre et se referme sur le dialogue entre deux regards : la parole d’un peintre qui bute sur le mur des vers du poète, se sent étranger au mystère qu’ils recèlent. Il est difficile de pénétrer le mystère des vers, /impénétrable, je suis comme un mur/ dit-il – Il n’y a pas de mur à ne pouvoir décrypter, lui rétorque le poète : le langage des vers et celui de la couleur sont à même de faire se lever le soleil. Car le mur parle, à sa manière. Il oblige à regarder, à découvrir le travail de la lumière, à le franchir et à regarder le monde derrière lui qui s’y reflète. C’est donc le regard qui fait advenir la lumière. Pinceau du poète, il rejoint celui du peintre qui rompt la nuit profonde de l’être par la touche de couleur qu’il y met comme le poème, lui, s’illumine d’un grain, noyau de vie. Dans l’œil qui regarde s’allument ou s’éteignent /les couleurs de la vie nous dit le poète. Décrypter serait donc accomplir son destin, sa mission sur la terre …Trouver le sens, percer l’impénétrable, entrer dans l’univers de l’autre peut être un défi. Ne pas se sentir compris est une blessure : « Quelqu’un ne comprenant pas mon rêve, a secoué l’échelle, /un éclat de verre pointu ronge la ficelle maintenant, /il déchire petit à petit le rayon de lumière«  » Mais la vie coule dans tout désert et la langue de la lumière finit, elle, par ouvrir le cœur. « Ombre infinie de l’attente » Sonia Elvireanu est un poète qui parle dans une langue peu connue, une langue singulière faite de la lumière du ciel accoudée aux fleurissements du souvenir, de la beauté du monde et de l’amour. Ses poèmes sont accompagnés de présence ou d’absence sans qu’il soit toujours possible de savoir qui est l’ombre de qui. Ombre infinie de l’attente qui ajoute au charme du mystère poétique. Et nous laisse pressentir une présence suggérée, celle d’un Absolu vers qui se dirige sa marche. La poésie toute de délicatesse, de touchers aussi subtils qu’ailes de papillon, de traces légères et de douleurs contenues de Sonia Elvireanu nous entraîne vers les rivages verts/et bleus du silence poème. Ainsi, ce superbe poème : Une feuille d’érable emportée par le vent verse sur mes genoux le sang d’une plaie profonde, Les eaux de l’attristement de la solitude, la pointe d’une flèche, La feuille sanglante d’érable La feuille de l’amour étoilé tourbillonne vers les rivages éloignés Sonia Elvireanu, dans ce recueil-ci, nous emmène sur les sentiers du monde, qu’ils soient ceux des sables du désert, de la Grèce ou du paysage familier. Dans la brume laiteuse ou la lumière crue, ils gardent en eux le noyau du mystère, cet œil du ciel… Les couleurs, les senteurs, la vie en ses broussailles, l’eau, source ou mer, les ciels et les ponts entre deux mondes que sont les arcs-en-ciel, ces éléments qui forment l’univers du poète dans toute son œuvre poétique prennent ici une nouvelle gravité teintée d’attente tantôt offensée tantôt apaisée, symbolisée par l’ombre constamment présente. Malgré toutes les résistances, rien ne peut s’opposer au rayon de lumière qui conduit à l’heure destinée au cœur du mystère caché dans la touche de couleur ou le mot du poème et devient alors, éclat vivant d’un don qui s’offre. De la blessure a surgi la vie. L’art du peintre et celui du poète ont déchiré le noir et franchi le mur de l’impénétrable. L’un comme l’autre a fait se lever le soleil. Isabelle Poncet-Rimaud – février 2024 Le regard … lever de soleil « Un mur », écrit le peintre, Je vois tous les murs en couleurs, bleu, violet, jaune, vert, orange ou un mélange qui réabsorbe les couleurs, le mur peut être une métaphore, le vers une couleur, l’inscription : « Ne dépouille pas les mots de levers de soleil » la sensation d’impénétrable se brise ainsi un mystère existe dans tous les coins du monde, le regard est lever de soleil. Un rayon de lumière Rien ne s’oppose à la lumière, même pas l’homme-mur, il peut s’emmurer tout seul sombrant dans les ténèbres de son esprit, à l’heure destinée, la nuit fond en lui, coule telle le cierge allumé un rayon de lumière grandit en lui. Le don On portait sur nos épaules blessées de trop lourds fardeaux, on traversait le dos courbé les matins, sans être touchés par leurs scintillements, on s’est rencontré en été, deux voyageurs épuisés, une brise étrange a enlevé de nos épaules tous nos chagrins, des ailes de papillons ont poussé sur nos corps et notre envol évoquait une lumière. Pour suivre le travail d’Isabelle Poncet-Rimaud

Isabelle Poncet-Rimaud, « Sonia Elvireanu, un regard infusé de lumière » Lire la suite »

Isabelle Poncet-Rimaud, L’écorce du silence

Isabelle Poncet-Rimaud, L’écorce du silence Note de lecture par un musicien, Damien Charron L’écorce du silence, recueil de poèmes d’Isabelle Poncet-Rimaud, vient de paraître en janvier 2024 aux éditions Unicité. L’autrice a déjà publié une quinzaine de recueils, sans compter les parutions dans des revues ou des anthologies. Le titre m’ayant d’emblée interpelé, je voudrais partager mon approche du texte en tant que compositeur. Je connais Isabelle Poncet-Rimaud depuis de longues années et je suis régulièrement sa production poétique. Sa parole opère à travers des textes assez concis portant des images et des sensations prégnantes. Elle est traversée par des interrogations de nature métaphysique, spirituelle. J’ai eu la chance, en tant que compositeur, de l’analyser et d’en saisir la cohérence profonde lorsque j’ai mis certains poèmes en musique. J’ai d’abord écrit en 2000 un cycle de mélodies pour soprano et basson d’après des poèmes tirés de divers recueils, Dans la soif des mots. Puis en 2019 et 2020, deux mélodies pour mezzo-soprano et harpe : Une pomme au creux et Vanité des vanités, éditées dans le CD Varietas, mélanges pour harpes en carton, voix et harpions, paru en 2022. Le titre de ce nouveau recueil associe une image sensorielle forte, tactile, d’enveloppe protectrice (est-elle rugueuse, râpeuse, granuleuse ou au contraire lisse ?) à une notion presque philosophique, le silence. Je me suis donc demandé de mon point de vue de musicien ce que la poète allait tirer de cette alliance surprenante. D’autant que ce rapprochement opéré entre la matérialité d’une sensation et l’immanence du concept est réitéré dans les sous-titres des trois parties qui composent le recueil : « feuillures de silence » (le monde tactile avec l’emploi d’un terme rare avec son sens d’entaille, de rainure), « à l’ombre des silences » (l’univers de la lumière), « les cordes du silence» (la sensation de toucher, au moins dans son sens premier). Étant moi-même attaché au rapport entre le silence et la création, je souhaiterais mettre en évidence les traces d’un mécanisme d’auto-engendrement, qui m’a semblé transparaître dans ce discours poétique. Je pars de l’hypothèse que l’artiste inscrit en filigrane (consciemment ou non) tout ou partie de sa démarche au cœur de sa production. Je propose donc au lecteur de partir à la recherche d’une sorte d’art poétique. Écoutons le premier poème du recueil : « De l’imperfection du silence naissent les sons du monde. Balbutiement de parole ou clarté cristalline, vibrations secrètes qui écrivent leurs partitions sur le parchemin du temps. » Le premier vers introduit instantanément une sorte de décalage. Et de ce défaut surgit tout un processus, qui mènera jusqu’au phénomène de l’écriture. On pourrait aussi rapprocher la métaphore de la « faille » qui « souffle les mots » dans un autre texte. Ainsi le silence se voit attribuer divers caractères qui peuvent sembler paradoxaux : il est question d’« épaisseur » ou de couleur. Insensiblement, on passe d’un « imperceptible bruissement » à un « balbutiement de parole ». Ce qui était inarticulé (« cri muet ») devient « langage » puis « eau courante de la parole ». Et pour finir en écrit ou en « partition ». Cette dualité initiale se manifeste aussi dans des oxymores comme « silence sonore ». Plus largement, tout semble s’ordonner selon un principe d’opposition des contraires : « nuit / jour », « ombre / lumière », « bien /mal ». Comme l’énonce un poème de la deuxième partie, « Tout se tient et se féconde / dans les plis mêmes des contraires ». Ce jeu d’opposition structure sur un plan formel le poème suivant, où l’on peut observer un double chiasme : « Blanc du silence, silence blanc d’un autre côté où le temps même se tait. Silence blanc, blanc de silence. tout mot suspendu dans l’imperceptible bruissement d’un au-delà de l’instant. » Antichambre, Couvent de la Tourette, à Lee Ufan, plasticien Pour mieux comprendre l’agencement formel de cette inversion complexe, on pourrait la figurer par la séquence « ab/ba…ba/ab », où les lettres « a » et « b » remplacent respectivement « blanc » et « silence ». Il n’est pas anodin du reste que la double permutation affecte les deux termes signifiants « blanc » et « silence » pour faire ressortir leur parallélisme, voire leur confusion recherchée. Je voudrais terminer par un dernier exemple, où il apparaît que la poésie a en quelque sorte contaminé le monde au point de se substituer à lui, dans un parallèle saisissant entre la vie et l’écriture : « La dernière note de ton dernier souffle indéfiniment flotte suspend son temps, ne sachant, indécise, où poser l’écho mortel du mot fin. » Le recours à un nombre limité de sons facilite un jeu de reprise de sonorité, par des assonances (« suspend », « temps », « sachant »), ou par des répétitions (« dernière » « dernier »), ou encore par le choix d’une rime (« note et « flotte ») . Mais ce resserrement phonétique met également en œuvre un rétrécissement de l’univers des possibles, où s’inscrit la paronymie « mortel » / « mot » : la dérivation sous-entendue affirme alors leur intrication. Remarquons au passage la présence constante de sensations sonores faisant souvent référence à la musique. Dans le premier texte cité, les deux substantifs « vibrations » et « partitions » orientent l’esprit de l’auditeur vers l’univers musical, de même qu’à d’autres endroits quelques vocables un peu techniques comme « notes » (dans la dernière citation), « battements », « aigu / grave ». Ou encore une évocation du chant des oiseaux. On trouvera en guise d’instrument les « cloches du troupeaux » et même « la pluie à quatre mains [qui] pianote sur le clavier ». Au reste, c’est en raison de cette permanence discrète, mais certaine, que j’interprète le titre de la troisième partie comme un renvoi à une famille d’instruments de musique après la lecture attentive du dernier vers : « jouer des cordes du silence ». Dans ce court périple, j’ai tenté d’assembler, un peu à la manière d’un puzzle, les indices d’une force agissante de la création artistique, dépassant son propre message pour se signaler en tant que telle. Dans le souci d’y confronter ultérieurement ma propre démarche de compositeur. Bien sûr, je n’ai fait qu’effleurer un aspect de la poétique de l’autrice, laissant de côté des figures prégnantes comme l’arbre ou le jardin, et renonçant à aborder les thématiques de la mort ou de l’enfance. Lisez L’écorce du silence ! Isabelle Poncet-Rimaud, L’écorce du silence, poèmes, Editions Unicité, 2024 https://editions-unicite.fr/auteurs/PONCET-RIMAUD-Isabelle/l-ecorce-du-silence/index.php Site d’Isabelle Poncet-Rimaud : https://www.isabelleponcet-rimaud.com/ Site de

Isabelle Poncet-Rimaud, L’écorce du silence Lire la suite »

Au plus près de la lumière : « Sygne » de Marguerite Genest

Au plus près de la lumière : Sygne de Marguerite Genest Alors que je préparais une « Promenade urbaine » architecturale et poétique à Aulnay-sous-Bois, consacrée au groupe des jeunes poètes de l’Orphéon, la fille du peintre Gabriel Robin m’a donné à lire Sygne de la poétesse Marguerite Genest publié en 1973. Le recueil est signé M. A. Genest : « M » pour Marguerite, « A » pour Ambrosini. La poétesse prend pour nom de plume Genest. Elle est « une voix », liseuse à la radio, dit d’elle son fils, le poète Bernard Hreglich. Elle fut dans les années 1950 la compagne du poète Serge Wellens. « Marguerite, ma seule aurore », écrira Wellens, en titre du recueil qu’il publie aux Cahiers de l’Orphéon en 1956. Tous deux se sont rencontrés à Aulnay lors des rencontres poétiques organisées sous le préau d’une école, auxquelles le groupe de l’Orphéon conviait les habitants. Marguerite Ambrosini interprétait la poésie et notamment les poèmes de Wellens. M. A. Genest, Sygne, Guy Chambelland, éditeur, 1973 Je suis entrée dans ce texte comme par un grand saut, surprise par son intense et immédiate vitalité. Dès la première page, la liberté ! Le souffle y court sans se dérober. Les mots abattent les obstacles. Sans gaspillage, par le hasard aérien du rythme du sang, ils ferraillent à travers l’ombre et la lumière dans l’étendue inapaisée du poème. Parfois, le territoire où vit Marguerite Genest ressemble à un champ de bataille où s’usent les appels et les peurs que la fin illumine malgré tout : « lumière comme une arme à bout portant ». D’autres fois, absence ou oubli, ses mots se lèvent en une eau abondante, « une larme brille quand la mer revient ». Puis vient le silence. J’aime ce territoire poétique soulevé au plus près de la lumière. Sans timidité ni fausse pudeur. Avec une fidélité à l’urgence qui me touche. Les mots secoués, éperdus, comme un battant sonnant à la volée. Vitalité ! ici, Marguerite Genest joue à se sentir vivante, là, elle vit de destruction. Mais toujours les mots l’emmènent ailleurs, au rendez-vous des arbres, des vents, d’un merle. Cris, plus que paroles. Cris, pour se rappeler à l’ordre souverain d’une vitalité inépuisable. A l’heure vague où la parole manque, où les désirs se retournent contre eux-mêmes, les cris ont la tendresse tenace ; ils nous démasquent, ils nous poursuivent, toujours plus haut, plus loin, hors des cercles étroits. Alors, en lisant le recueil de Marguerite Genest, il me semble que la poésie rend la distance moins grande entre cette femme et moi comme entre moi et moi-même. Ses mots se portent en flèches de lumière, accentuant les ombres – mais comme ces ombres nous aiment – ; et j’y trouve des mots pour étreindre ce qui voulait s’exprimer : un fil de souffle, des contradictions unifiées, « une planète / ronde unie et forte comme une sphère / Comme une pomme aussi / qui a le goût de la blessure ». La lecture me laisse pressentir que la colère, la douleur et l’effroi même dont témoigne la poète donnent l’énergie. Car la poésie ouvre – « rouge de franchise » – sur beaucoup plus que l’expression de sentiments. Instant d’inattention de la raison – les retenues sont débordées : une musique – sans acte de volonté – se dérobe à la saisie. Et trébuche de mot en mot. Mots : ces vocables simples et parfois endormis, où la musique se réfugie, que la musique effleure et délivre, que la musique entraîne vers un ailleurs. Là, la lecture installe sa nécessité. Lorsqu’elle s’accorde avec le rythme d’une énonciation, un cillement, la marche « sur dix routes différentes » et un peu de poussière résolument écartée, s’élèvent la stupéfaction de comprendre une langue étrangère, le courage de regarder et la jubilation. Une plénitude entraperçue dont je retiens quelques fragments d’or, comme la poète ces mots notés sur une page, signes de la lumière entrevue. AMZ, automne 2023 Sang profond Sang profond. Ne saviez-vous pas ? Moi, depuis que je connais l’Assassiné-Vivant, je sais. Il y a trop de sang. Une petite saignée, une fois, n’a pas suffi. Il en a encore beaucoup trop. Il l’entend couler, rougir, bondir, se battre, hurler, chanter, pleurer, se calfeutrer, faire le mort, ressurgir plus vivace, hâtivement se remettre à filer de la vie (filer, filer, il faut filer injurier et encore filer), bâtir, construire, chercher, trouver, dire Oh, dire Merci, cascader, pénétrer, aimer. Si peu digne, si dure merveille, cher sang détesté, je suis à toi. J’ai si longtemps connu l’Hiver Et pourtant Soleil tu sais ma volupté quand tu me manges Soleil silence au faîte de mes cris. De longs jours sans bouger De longues années sans brûler Il n’y avait personne Maintenant comment vivre L’horreur de la nuit déborde sur la vie A nouveau ne bougeons plus Inertie splendeur réelle Mort seul acte lumineux qui me reste Pourtant ton cri autoritaire merle dans cet après-midi de mai Qu’ai-je à faire d’un cadavre ? Des cadavres il y en a tant et tant Mais vous les morts que j’aime levez-vous soyez les vivants absents Levez-vous Enlevez ces peaux mortes qui couvrent le plancher et cette odeur d’herbe carnivore de planète disloquée Levez-vous il reste encore quelqu’un Un seul suffirait à tout déblayer Un seul mais vivant Le geste lent la voix qui sait – très peu de mots – le son de cette voix presque le silence Le silence la patience Etre en dehors du temps Itinéraire contraire ! Achevée ma chair natale … Ne plus être dans le temps ? Y aura-t-il encore des sourires des éclairs ? et des mots qui seraient plus que des mots … Etre plus que je ne suis. Signature Je suis à tous Je suis à un seul C’est peut-être cet oeil doux et anxieux dans le dedans dans le dehors C’est peut-être cette épée qui caresse C’est peut-être ce noyau immobile et secret Il ne s’est jamais rien passé que ce regard cette caresse cette immobilité de pénombre et de bruit Pour la promenade urbaine, Les

Au plus près de la lumière : « Sygne » de Marguerite Genest Lire la suite »

Denis Emorine, « Sonia Elvireanu, un regard de poète au cœur du monde »

Denis Emorine, « Sonia Elvireanu, un regard de poète au cœur du monde » Lecture par Denis Emorine du recueil de Sonia Elvireanu, Le regard… Un lever de soleil /Lo sguardo… Un’ alba, traduction Giuliano Ladolfi, Giuliano Ladolfi Editore, 2023 Rien ne s’oppose à la lumière, constate Sonia Elvireanu dans un des poèmes de ce recueil. La palette du peintre évoqué en liminaire permet à la poésie d’éclore à la faveur d’un lever de soleil. Soleil… Le mot revient souvent ici: « le soleil glissant à travers tous les murs », « les scintillements du lever de soleil », « le soleil du lieu où les dieux/ont ensemencé le rivage », « …sous le rayon/de soleil ». Cette métaphore filée imprègne et illumine forcément tout le recueil. Inévitablement, la lumière baigne cette poésie. Même l’ombre, l’obscurité semblent factices : « Le noir infusé de lumière n’est pas opaque,/les rayons du soleil s’y reflètent,/brisent l’obscurité comme la lune dans la nuit » « comme dans une symphonie de couleurs » « comme le rayonnement de l’amour » . Le titre nous l’indique clairement, tout est révélé par le regard attentif de la poétesse. Avec Sonia Elvireanu, le bleu semble presque une couleur chaude sous « les ailes de la terre amoureuse», nous dit-elle. Tout resplendit ici. Tout est accord au sens musical du terme. Sonia évoque les dieux, les lieux sacrés où la nudité d’un corps de femme consacre l’éternité du monde et l’accord suprême entre une femme et un homme. Dans le poème Nu sur la terrasse -on croirait le titre d’un tableau- où la poétesse se met en scène, Le regard de l’aimé glisse sur ce corps offert, la nature est un miroir qui reflète un désir sous-jacent, prélude au sacrifice de la femme complice ,à la faveur d’un rite païen en harmonie avec la nature qui préside à la cérémonie : l’autel sur lequel tu es prêt à me sacrifier, l’œil de l’amour sans crépuscule, cette scène de théâtre épiée par le lecteur voyeur est l’ expression même du désir. * Dans ces lieux visités par Sonia Elvireanu, « la lumière perce l’obscurité «  même dans un hiver gris » et le poème monte vers un ailleurs entre sable, mer et ciel, là où les dieux ont laissé une empreinte de mystère. Avant de disparaître ? « Borné dans sa nature, infini dans ses vœux, l’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux. » écrivait Lamartine.1 * Et pourtant la beauté, l’harmonie , la sensualité célébrées par Sonia n’empêchent pas une allusion à la guerre, si peu voilée qu’elle nous atteint particulièrement. Dans Folie ténébreuse, rien ne nous est donné, aucune indication géographique, même pas un simple nom de ville, une ville en flammes : laquelle ? nous ne le savons pas et c’est d’autant plus impressionnant. Le paysage est flou, voilé par l’horreur ; le brouillard de la démence, s’exclame Sonia Elvireanu tandis que nous pensons à l’Ukraine. L’expression une ceinture de feu revient deux fois. Le contraste avec tout le recueil est violent. Est-ce pour nous mettre en garde contre la beauté toujours évanescente d’un paradis menacé sur terre ? On ne peut répondre avec certitude. Qu’importe. Il est difficile de refermer -et le faut-il vraiment?- cette parenthèse. * Sonia Elvireanu écrit en symbiose avec le monde. Peut-on parler de panthéisme dans cette poésie tellement la nature semble un temple vivant là où l’homme limité et même entravé par sa condition de mortel devrait retrouver le premier matin du monde avec dans la bouche un goût d’éternité ? Le temps semble parfois suspendu en un « commencement sans fin ». Rien ne s’oppose à la lumière même pas l’homme-mur Par la grâce de sa poésie, nous pouvons retrouver le sens de la lumière qui irradie un monde harmonieux, sans fin où il devrait faire bon vivre. Sonia Elvireanu en est la prêtresse, le démiurge Sans guide, nous ne savons pas à quelle porte frapper, où retrouver l’entrée d’un monde perdu ; revenir sur le lieu qui n’appartient qu’à toi croire que tu peux retrouver ton histoire… Les dieux parlent par la bouche de Sonia Elvireanu. Elle est aussi « sur le sable Nausicaa [qui ] accourt pour accueillir/l’étranger jeté sur le rivage par les eaux » Et me revient en mémoire ce bel aphorisme de Nietzsche : « Il faut quitter la vie comme Ulysse quitta Nausicaa avec plus de reconnaissance que d’amour (2) » 1 Méditations poétiques 2 Par- delà le bien et le mal https://www.ladolfieditore.it/index.php/it/catalogo/zaffiro/le-regard-un-lever-de-soleil-lo-sguardo-un-alba.html

Denis Emorine, « Sonia Elvireanu, un regard de poète au cœur du monde » Lire la suite »

Eva-Maria Berg, Tant de vent négligé – So viel Wind ungenutzt

Eva-Maria Berg, Tant de vent négligé / So viel Wind ungenutzt Ecriture à contre-jour. Ombre découpée sur une lumière venue de l’horizon. Elan ! pour rejoindre le lointain. Eva-Maria Berg écrit comme le voyageur se met en marche. Prend le parti du néant. De la faiblesse. De la cendre. De la peine mêlée aux choses du monde. Descend lentement sur l’échelle des mots et se suspend au-dessus d’une déchirure d’où s’élève une musique :  » absolument / jouer / avec la langue / pour ne pas la perdre / comme si un poème prenait au sérieux / le mot et l’enfance / et le début toujours nouveau / commence par lui-même / du premier cri au dernier / souffle à la poursuite de sa tonalité / pour trouver son propre son « . Dans Tant de vent négligé comme dans les autres recueils, l’écriture d’Eva-Maria Berg est sans complaisance. La poésie dépasse en cela la grâce d’une impression. Ce qu’elle économise, je le reçois en plein coeur et j’apprends à travers elle à me séparer du flou, du rêve, de l’illusoire. Car il s’agit de voir,  » les yeux / et la bouche l’oreille / ouverts « , au prix de la vie : « combien de bleu / supporte l’oeil / sans se noyer / ou se disperser / dans l’air ». La langue se fait précise. Elague. Se décante. S’accorde avec les discordances et le silence. Etire ainsi la ligne de vie assurant comme elle peut le voyageur. L’esprit plonge alors en une méditation intime dans laquelle le lecteur convié se retrouve parfaitement lui-même. … ainsi que l’écrit Eva-Maria Berg dans un des derniers poèmes du recueil :  » et celui qui lève encore les yeux / ne voit plus de ligne point / d’idée quand sera enterré le mot / dans l’anonymat «  so viel wind ungenutzt die menschen nicht fähig zu fliegen die häuser verankert niemals zu versetzen die energie zu belastet sich in luft aufzulösen doch die augen ein leichtes sie mitzureissen wohin auch immer tant de vent négligé les hommes incapables de voler les maisons ancrées jamais à déplacer l’énergie trop polluée pour se dissoudre dans l’air mais les yeux il est facile de les entraîner n’importe où was bildest du dir ein beim schreiben schaust du tatsächlich von dir weg siehst die gesichter näher kommen mit jedem wort gibst du versprechen sie festzuhalten sie zu retten was bildest du dir ein beim schreiben hast du die augen offen für all die angst und hoffnung auf eine bleibe wenigstens im text ein dach über dem kopf bevor der stift abstumpft qu’est-ce que tu imagines en écrivant regardes-tu vraiment au plus loin de toi vois-tu les visages s’approcher avec chaque mot te promets-tu de les retenir de les sauver qu’est-ce que tu imagines en écrivant as-tu les yeux ouverts face à toute angoisse et tout l’espoir d’une demeure au moins dans le texte un toit au-dessus de la tête avant que le crayon ne s’émousse mistral du wirbelst den sand ins zimmer auf wessen spuren gehe ich hier dessen abdruck am ufer nun fehlt mistral tu souffles le sable dans la chambre sur les traces de qui je marche ici dont l’empreinte manque dès lors au rivage wieviel schichten menschheit sind überbaut wir legen das ohr au den boden erschüttert wird jemand denn uns nachspüren und gibt es dann dafür noch grund sur combien de couches d’humanité a-t-on bâti nous collons l’oreille au sol bouleversé est-ce que quelqu’un fera des recherches sur nous et y aura-t-il encore une raison à cela Eva-Maria Berg, Tant de vent négligé -So viel Wind ungenutzt, édition bilingue, traduit de l’allemand par l’auteur en collaboration avec Max Alhau, Editions Villa-Cisneros, 2018 http://www.eva-maria-berg.de/

Eva-Maria Berg, Tant de vent négligé – So viel Wind ungenutzt Lire la suite »

Jean-Marc Barrier, La nuit élastique

Jean-Marc Barrier, La nuit élastique Dans le travail de Jean-Marc Barrier, j’aime l’attention portée à l’intervalle qui semble séparer irrémédiablement le poète du monde. Jean-Marc Barrier est aussi plasticien. Lorsqu’il peint, brode ou écrit, il joue de l’entrechoc de lignes, de nappes, de points sur la feuille blanche et de mots entre les silences où s’éveillent des images à traverser :  » c’est l’écart que tu prononces « , dit-il. Ecart : Le recueil La nuit élastique franchit l’espace d’un  » double monde dehors dedans « , affleurant en des questionnements, des combats et un abandon, en la grâce désirée d’un flux et une instance éphémère qui contredit toujours le désir d’éternité. Les mots sont des amers, repères placés dans la cadence de la phrase. Lorsque la respiration s’élargit, des signes se lèvent comme des turbulences. Apparitions, oui, car « le corps finit dans les yeux », écrit le poète-peintre. De la camera obscura – chambre noire ouvrant le recueil, où  » jamais je … toujours naître / et nulle aube ne sera blanche  » – à la camera lucida – chambre claire – « , s’éloigne la poésie des ruines « . Depuis ma place de lectrice, durant ces moments où la lecture fait se lever en moi, avec le même caractère tout à la fois subtil, impalpable et insistant, les signes apparus au poète, je me saisis moi aussi des mots jalons dont je décrypte le témoignage. Le monde double de La nuit élastique n’est pas un objet, mais un milieu parfois animal et parfois végétal, où l’être cherche à comprendre sa place dans  » le bleu infini « . Arbres, eau, pavots et mauves, ciel, dune, roches, pluie, étoffe de la nuit… occupent le poème. Pourtant le poète y est bien présent. Il apparaît en notations rapides, « il », « je », « l’être », « tu », échappant à toute clôture grâce à l’inclusion de l’être dans le paysage. C’est alors le moment périlleux. Car sait-on jamais quand, avant de s’effacer à nouveau, une présence advient et n’a d’autre objet que d’être un effet de lumière ? regarde en toi les arbres noyés : une apnée tient mon aube seul solo possible dans ces eaux dans mes os des semblants de bois mort et cette lumière trop rare trop suave qui traverse l’espace affolé entre le trop-près et le si-loin une immobilité énonce le murmure têtu par nous tous écouté : en-deçà tu t’ensauvages : au-delà les signes renoncent quelle profondeur nous tient ? la lumière molle fuse peuplée de mauves et de pavots un pas et une histoire s’achève : une présence attendrie et droite se dessine entre tes côtes. (Camera obscura) en ce fouillis têtu de fibres et de vent la même peau toujours gneiss ou amandier : entre deux nuits la soif abonde en creux foisonnent les chants et les lumières le mica … l’ombre enfin repose : dans la pierre la puits : dans l’insecte l’oubli et la charpie du vouloir quand la graine parle une langue où la mort est enclose … le rebond le temps converge … la chair se décrypte : l’oiseau est une colonne héros défait … terre devenue terre : jardin d’être tu sombres là où naît une noce languide le corps finit dans tes yeux (Camera lucida) un mât sépare le ciel en deux en moi le bleu se divise son bruit d’eau calme … sans les pierres ligne à ligne avec la main le temps faseye une page que le vent frôle : le grincement d’une poulie un fanal … et le bleu labile de l’eau où tout s’amenuise mes poumons sont dans l’arbre paix de l’air et du sang : voir …par ses yeux voir même … l’ombre oubliée et ce monde soudain blanchi derrière la vitre sale je tourne l’air en ma faveur (Camera lucida) Jean-Marc Barrier, La nuit élastique, Phloème, 2022 https://www.editionsphloeme.fr/de-langue-française/oeuvres/la-nuit-élastique/ https://jeanmarcbarrier.fr

Jean-Marc Barrier, La nuit élastique Lire la suite »