Henri Lefebvre, « Les unités perdues »
Henri Lefebvre, « Les unités perdues » Lecture par Thierry Moutard de l’ouvrage d’Henri Lefebvre, Les unités perdues, Manuella Editions, 2011 Un ouvrage sans pareil où l’auteur énumère une liste d’œuvres perdues, oubliées, détruites, inachevés ou même restés à l’état de germe dans la pensée créatrice de l’artiste. Cela va bien au-delà d’un exercice de littérature conceptuelle, c’est un livre porteur à la fois d’émotions, d’une réflexion sobre, non seulement sur l’art mais sur l’aventure humaine. Difficile d’écrire sur cet ouvrage passionnant … Alors, petite présentation brève, en quelques mots-clés, et en préambule du lien hypertexte, placé à la fin de cet article, qui vous permettra d’accéder aux premières pages de l’ouvrage : La genèse du livre (traduit en anglais, allemand et portugais) Gros lecteur de biographies d’artistes, Henri Lefebvre imagine le concept de son livre en relevant une première perte d’œuvre dans l’autobiographie d’Elias Canetti,La langue sauvée : Histoire d’une jeunesse.Cette toute première perte notée, précise Henri Lefebvre1, « concerne le sculpteur autrichien Fritz Wotruba qui, avant de quitter Vienne en 1938 pour la Suisse, avait décidé d’enterrer une sculpture intransportable dans un lieu public de la capitale autrichienne. À son retour à Vienne, en 1945, la sculpture reste introuvable, elle avait totalement disparu ». L’écriture de cette anecdote est devenue l’un des éléments déclencheurs du projet. Une archéologie des deuils de l’aventure humaine Il est question de deuils également, de pertes irréversibles d’œuvres d’art rassemblées ici en quelques dizaines de pages sous la forme d’une cérémonie d’adieu … De quoi s’agirait-il : d’une lente archéologie d’une multitude de pans de la création humaine, enlisés dans les sables mouvants de l’Histoire et dont ne subsisterait que le souvenir ? Non, ce livre est bien plus que cela. Son projet est plus nettement la célébration de la vie au moment de l’inscription du défunt dans une mystérieuse éternité. Cet ouvrage est bien une célébration de l’Art avec une majuscule, à l’instant où l’Art se perd peut-être, à l’instant du passage du témoin entre le mort et le vivant pour que l’Art poursuive sa route… L’écoute en soi du deuil et de notre disparition prochaine Un poème en forme de litanie qui essaye de circonscrire, non pas l’ensemble des pertes de l’histoire de la création humaine, mais le premier périmètre d’une abondance de pertes … comme un trou béant autour duquel on se penche … sans même avoir la facilité de dissiper « le ressenti douloureux et la perte irrémédiable » par le jet d’une poignée de terre … Tout passe, tant de chefs-d’œuvre à jamais disparus … et ce livre semble nous dire, et à toi lecteur, quand viendras-tu (reviendras-tu) ? Le paradoxe de cette notion d’unité : le deuil chemin de Vie et de désir Ces unités sont présentées au pluriel, on pourrait penser à un oxymore, mais au contraire elles nous font entrer dans le cœur du sujet : ce carrefour que l’Art permet entre la multitude infinie des objets de création et l’unité de chacune d’elles … Ces unités perdues renvoient bien sûr à notre « unité perdue », trésor peut-être qui donne un sens à notre chemin … Trésor que cette part manquante soufflant sans cesse sur la braise de nos désirs et faisant ainsi de nous des Vivants… Le rythme du texte qui appelle à être scandé presque comme un mantra A la lecture, s’élève alors un grand chant qui semble célébrer toutes les pertes, cette béance en nous du désir à la recherche de l’unité perdue… Un mantra de la perte qui va chercher l’émotion en profondeur, par la répétition, dans une succession de petits chocs sismiques, comme pour la prospection pétrolière. C’est tout l’art de l’auteur d’avoir su trouver le ton juste pour permettre ce jaillissement une fois le gisement atteint … Le ton : où la sobriété sert la profondeur Il y a dans les lignes de Henri Lefebvre, pour chaque unité, à la fois la précision d’un rapport d’huissier, mais aussi en contrepoint quelque chose des oraisons funèbres de Bossuet. L’émotion que l’on éprouve à lire et à écouter cette litanie tient au fait que, comme sur le bord d’une pierre tombale, elle ne vient pas emplir de suffisance celui qui l’éprouve, mais va l’entraîner au contraire, par un effacement voulu, à rejoindre les unités perdues … À la recherche du sujet perdu L’auteur indique dans un entretien que « redonner une place de sujet à l’œuvre perdue, c’est le premier effort de ce livre », et qu’il y en aurait d’autres qui resterait à formuler … Peut-être que justement l’auteur permet au lecteur de retrouver aussi une place de Sujet … Un Sujet en forme d’espace vide structuré autour de son manque et de la perte fondamentale, sans doute, provoquée par son entrée dans l’existence … Le grand œuvre qui viserait à retrouver une place de Sujet passe par consentir à faire le deuil2 du moi, ce constant imposteur du sujet dont il tâche de quelques oripeaux d’habiller la nudité essentielle et primordiale … La ponctuation sans point final organise la ronde Il convient également de souligner que chaque unité perdue est reliée à la précédente par un signe typographique particulier, un « glyphe », qui a fonction de battement, qui donne le rythme saccadé, mais en reliant les pertes les unes aux autres, comme une grande ronde dansante, la ronde de l’humanité… L’absence de point en terminaison des phrases marque bien la succession des pertes enchaînées, il n’y a de constant que la perte … Jusqu’à l’absence de point final à l’ouvrage dont l’auteur prévient qu’il est « un infini dans lequel tout peut être instruit, placé » … Alors, probablement les unités ne sont-elles pas perdues mais disposées dans cet infini … L’éternité de l’inachevé Mais cet ouvrage révèle aussi le ressort de la sensibilité artistique de l’auteur qui fait le choix résolu de l’inachevé, préférant l’infini potentiel d’évocation, à la clôture d’une « œuvre amputée de son potentiel d’évolution », selon les termes mêmes de Henri Lefebvre. Dans les deux cas, c’est un au-delà de l’œuvre qui entraîne notre regard, que celle-ci soit présente et figée, ou perdue, le plus
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