Lara Dopff, « Quitter le terreau des poètes, s’enfoncer à la rencontre des nomades »
Lara Dopff, « Quitter le terreau des poètes, s’enfoncer à la rencontre des nomades » Lara Dopff a publié aux éditions Phloème une douzaine de recueils. Ensemble ils composent une œuvre poétique singulière et témoignent d’une voix portant l’empreinte d’intenses expériences sensorielles et d’un grand désir de disponibilité au monde. Dans le jardin des dieux disparus est le dernier recueil paru et témoigne d’un désir apaisé d’autant plus émouvant. J’ai demandé à Lara de nous parler de son engagement poétique, du lieu intime où son écriture se fonde, des voyages où elle prend forme, de la manière dont elle se tisse avec d’autres écritures. Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Le Havre, 23 janvier 2024 Les mots du corps Dans le recueil intitulé L’arbre de nerfs, nous lisons : « Mes écrits tendent à exprimer la vie à travers le filtre des nerfs ». Plus tard, dans Parsegha, Lara Dopff évoque le « broiement / du tissé de tes organes ». Les premières questions portent sur l’alliance du corps et de la poésie : pourquoi cette alliance est-elle si importante ? De quelle manière l’écriture poétique s’inscrit-elle si étroitement dans le corps ? Comment le corps prend-il la parole ? L’écriture vient du corps et de l’émotion. Lorsque j’ai commencé à écrire, le corps dictait le besoin d’écriture. J’employais des verbes à l’infinitif, exprimant le mouvement et l’action car je ne pouvais exprimer que cet état. Je ne pouvais pas passer du côté de la pensée. Je ne pouvais que rester en harmonie avec mon corps. Ce n’était pas conscient. Cela sortait comme ça. Je n’y réfléchissais pas. Cela s’est passé un peu différemment lorsque j’ai écris Tremble harmonique. Pour aborder ces musiques très fortes, j’ai choisi de ne pas les appréhender mentalement, mais de leur donner une réponse physique. Car le corps est mon médium. Depuis l’enfance, à travers les arts du spectacle et le théâtre que j’ai commencé très jeune, et ensuite sur la scène du monde et dans la rue, je ne l’ai jamais quitté. J’y ai articulé l’écriture et j’ai conjugué les deux pour pouvoir improviser et créer un objet esthétique partout et tout le temps. Pour moi l’écriture est un flux. Je ne peux pas m’empêcher de traduire ce que je ressens en mots et j’ai l’impression que ma tête gonfle si je ne les laisse pas sortir. J’aimerais parfois qu’il y ait des moments de silence. Il me semble que je me suis mise dans un état d’ouverture au monde qui demande d’être capable de porter par en-dessous, de « sup-porter » énormément, mais il y a des moments où j’ai l’impression que tout est sourd autour de moi. Devant la tristesse qui m’envahit, la seule chose qui me console est d’écrire. J’ai toujours un carnet pas loin. J’écris et la vie reprend. Ce flux de mots n’est pas une gourmandise. En écrivant, je ne pense pas à ce que je suis en train de faire et lorsque je relis je suis aussi étonnée que le lecteur. Je m’épuise parfois. Je réécris sans cesse, mais en relisant je m’aperçois que quelque chose était là dès le premier poème. Lara Dopff, L’arbre de nerfs – carnets IV, V, éditions Phloème, 2015 Mon écriture est une écriture fleuve. J’ai quelque chose du coureur de fonds, une capacité énorme que je canalise. Lorsque les mots sortent, j’éprouve une joie et un soulagement physique et mental. Il y a dix ans, je n’avais pas conscience de ce rapport à l’écriture. Je laissais mon naturel s’exprimer, une opacité, un corps à corps brut. C’est ainsi qu’a été écrit en trois mois L’ arbre de nerfs. Ce qu’on peut nommer « violence » dans ce texte était déjà un corps à corps avec l’enfance et le détachement. À présent, je maîtrise et je canalise davantage ce jaillissement. Depuis trois ou quatre ans, je détourne les réflexes qui tendent vers le dramatique et j’opère un virage pour tendre vers la joie. Les voyages en Inde m’ont appris combien l’âme et la matière sont mêlées et comment les faire vivre ensemble. Le corps – le un de l’âme et de la matière – est partout et chacune de mes émotions passe toujours par un endroit du corps. Maintenant, je cherche l’essentiel : un apaisement qui a mis du temps à se manifester. Il est le fruit d’un retournement du corps qui me vient de la pratique du yoga et me permet de retourner le côté dramatique en joie. Lara Dopff et Yves Ouallet, L’Inde et son double, journal de voyage et poèmes, éditions Phloème, 2020, collection Fugue de vie Les rivages du monde Lara Dopff choisit comme mode d’existence le voyage qui la « mène sur les rivages du monde » (Parsegha). De l’Iran à l’Inde ou à la Grèce, des déserts inexplorés aux villes surpeuplées et aux plages sans âge, « j’ai jailli l’état de culture. / ne me reste que l’enfoncement / d’une nature » écrit-elle dans Parsegha. La poésie s’écrit au cours de déambulations vues comme un exode. Elle en redouble l’intensité de l’expérience, l’imprégnation et le débordement. En quoi le voyage est-il un état indispensable à l’écriture ? J’ai redécouvert l’errance notamment grâce à Yves Ouallet qui avait commencé à voyager bien avant moi. Redécouvert, car j’ai eu l’impression de retrouver mon enfance. En effet, l’errance est pour moi un état complètement naturel où je suis moi. À partir du moment où j’ai décidé de changer constamment de lieu et de culture, de développer ma capacité d’adaptation à l’écoute de tout ce qui est vivant, j’ai eu l’impression d’une reconnaissance. Je pars pour m’inscrire dans le monde et me connecter à la nature, aux éléments, à la mer… Errer, c’est ne plus faire ses actes au hasard, c’est canaliser sa pensée et son corps pour être mieux à l’écoute du monde. Par respect envers mon propre corps, j’essaie de ne faire aucun acte au hasard. J’ai appris ainsi peu à peu à m’ouvrir complètement au contact d’autres langues, nourritures et vêtements. Mon errance passe par une dimension très corporelle qui met en œuvre une gestuelle proche du théâtre. Cependant la gestion de l’énergie
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