Gaëtane Muller Vasseur
Gaëtane Muller Vasseur, traductrice : « Mettre la langue au défi » Je me souviens, dans ma jeunesse, alors que je lisais les Sonnets de Shakespeare, les mots élan, puissance et gratitude m’avaient traversée. Je ne maîtrisais pas suffisamment l’anglais pour lire Shakespeare dans sa langue d’origine et cependant, des poèmes m’étaient donnés, animés, contrastés, vivants, s’offrant dans la diversité de leur caractère, ouvrant pour moi des espaces inconnus qui me devenaient par bonheur immédiatement familiers. C’était un moment heureux de lecture, fondateur parmi d’autres de mon rapport à la poésie. Il m’était offert grâce à une traduction. S’il en jaillissait une telle vitalité, c’est que la plénitude, la rondeur sonore, les rêves et réalités qui s’entrechoquent dans les poèmes de Shakespeare, continuaient de s’élargir dans une autre langue. Quelqu’un avait recueilli les mots, les avait compris, s’était laissé dériver d’une langue à l’autre jusqu’à les rattacher à d’autres mots, même imparfaits, même fragmentaires, mais nouant bien entre eux les liens qui les unissaient en une œuvre vivante. Il y a quelques mois, j’ai eu la chance de rencontrer Gaëtane Muller Vasseur. Traductrice passionnée, elle a fait de la langue espagnole un champ d’exploration dont elle emprunte les multiples chemins entre l’Espagne et l’Amérique du Sud. Gaëtane Muller Vasseur est également professeur d’espagnol. Je la remercie d’avoir accepté de s’entretenir avec moi. Dans le dernier ouvrage qu’elle a traduit, « Mère sature » du poète mexicain Audomaro Hidalgo, publié aux éditions Phloème, j’ai trouvé à travers les mots « errance » et « chemin », ou les mots « mémoire » et « perte », cette incertitude, cette divagation, qui est le propre de la création et dont il faut bien pourtant se saisir pour la fixer dans un texte et dans sa traduction. Pour ouvrir notre conversation, j’en ai choisi un extrait : « Toi et moi errons ensemble en ramassant ces fragments. … L’écriture poétique est l’errance qui revient sur ses pas, qui retrace le chemin, qui sauve une mémoire collective, qui récupère les syllabes du commencement, qui rappelle une musique lointaine, qui reproduit, pour un instant, le son d’une langue perdue. » (Mère saturne, éditions Phloème, 2024, p. 39) Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Le Havre, 17 juin 2025 Gaëtane Muller Vasseur, collage Devenir traductrice Gaëtane, pour commencer cet entretien, pourrais-tu me dire à quel moment et dans quelles circonstances, tu es devenue traductrice ? J’ai véritablement commencé à traduire en 1994, alors que je vivais en Espagne. J’y poursuivais des études en langue et civilisation espagnoles. Après les cours, pour arrondir un peu les fins de mois, je travaillais dans une école de langues. Peu à peu, la directrice m’a confié davantage de responsabilités et m’a envoyée dispenser des cours de français en entreprise. Ces mêmes sociétés m’ont très vite sollicitée pour traduire leurs documents techniques. C’est là que la traduction s’est imposée presque naturellement à moi. De retour en France, j’ai poursuivi cette activité : une manière d’entrer dans l’intimité des mots et des idées. En 1998, j’ai eu l’honneur d’être traductrice-interprète lors de la Coupe du monde de football, une expérience à la croisée du sport, de la diplomatie et de la culture. À cette époque, je travaillais sous la direction de Hernan Betinyani, un traducteur-interprète chilien, dont la rigueur et la générosité continuent de m’inspirer aujourd’hui. Pourquoi la langue espagnole ? Gaëtane Muller Vasseur, collage J’ai toujours eu un goût profond pour les langues, mais c’est l’univers hispano-américain et plus particulièrement la culture mexicaine, avec sa mythologie foisonnante et sa mémoire millénaire, qui m’a captivée très tôt. Dans ma jeunesse, l’art et la littérature étaient mon refuge, les lieux où je pouvais donner libre cours à mon imagination parfois un peu trop vaste pour le réel. J’ai eu la chance d’être accompagnée, du collège au lycée, par un professeur d’arts plastiques exceptionnel, qui a su non seulement encourager ma sensibilité, mais aussi m’ouvrir des horizons. À quinze ans, grâce à lui, j’ai remporté un concours européen qui m’a conduite au Luxembourg, pour un séjour de dix jours en compagnie de lauréats venus de toute l’Europe. Ce fut une véritable révélation: le bruissement des langues, leur musique singulière, la possibilité presque magique de tisser des liens au-delà des frontières. Parmi les participants se trouvaient deux Espagnols, avec lesquels j’ai rapidement noué une amitié nourrie par un langage commun : l’art et la poésie. Ce sont eux qui m’ont fait découvrir Gustavo Adolfo Bécquer, maître du romantisme espagnol. Je me souviens encore des frissons ressentis à la lecture, en langue originale, de ses Rimas – même si je ne comprenais pas tout, je percevais déjà que les mots avaient un pouvoir qui dépassait la simple compréhension rationnelle. Apprendre une langue, c’est déplacer son regard sur le monde ; en maîtriser plusieurs, c’est multiplier ses points de vue. L’espagnol est devenu, pour moi, la langue des émotions : celle dans laquelle je parviens le plus aisément à parler de sentiments, à effleurer l’intime sans crainte. En le traduisant, j’ai découvert que cette liberté gagnée en espagnol se transpose peu à peu dans ma langue maternelle. Ainsi, par un curieux détour, traduire m’aura aussi appris à dire autrement le français. Est-ce que toi-même tu écris ? Non, je n’écris pas et ne m’y risquerais pas. La traduction me semble déjà, par nature, une entreprise exigeante, parfois ardue, toujours prenante, et il faut bien l’avouer, émotionnellement complexe. Je n’ose imaginer ce que représenterait, en intensité et en vulnérabilité, le fait de travailler sur mes propres textes. Cela me rappelle les paroles d’Edith Grossman : « La tâche du traducteur est de recréer, dans sa propre langue, les mêmes tensions et résonances que celles de l’original. Et c’est difficile ! » Ce « difficile » est un euphémisme: il y a, dans ce travail, une lutte silencieuse, parfois une sensation de vertige. Il m’arrive d’avoir l’impression de ne plus trouver la juste passerelle entre les deux langues. Dans ces moments-là, je reviens à une forme de création plus instinctive, voire manuelle : je crée, je coupe, j’assemble, je compose des collages, comme je le fais depuis
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