nouages

poètes et lecteurs : entretiens

« La recherche d’une vision qui parle sans cesse pour l’humanité », Eva-Maria Berg (Allemagne)

Lara Dopff, « Quitter le terreau des poètes, s’enfoncer à la rencontre des nomades »

Lara Dopff, « Quitter le terreau des poètes, s’enfoncer à la rencontre des nomades » Lara Dopff a publié aux éditions Phloème une douzaine de recueils. Ensemble ils composent une œuvre poétique singulière et témoignent d’une voix portant l’empreinte d’intenses expériences sensorielles et d’un grand désir de disponibilité au monde. Dans le jardin des dieux disparus est le dernier recueil paru et témoigne d’un désir apaisé d’autant plus émouvant. J’ai demandé à Lara de nous parler de son engagement poétique, du lieu intime où son écriture se fonde, des voyages où elle prend forme, de la manière dont elle se tisse avec d’autres écritures. Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Le Havre, 23 janvier 2024 Les mots du corps Dans le recueil intitulé L’arbre de nerfs, nous lisons : « Mes écrits tendent à exprimer la vie à travers le filtre des nerfs ». Plus tard, dans Parsegha, Lara Dopff évoque le « broiement / du tissé de tes organes ». Les premières questions portent sur l’alliance du corps et de la poésie : pourquoi cette alliance est-elle si importante ? De quelle manière l’écriture poétique s’inscrit-elle si étroitement dans le corps ? Comment le corps prend-il la parole ? L’écriture vient du corps et de l’émotion. Lorsque j’ai commencé à écrire, le corps dictait le besoin d’écriture. J’employais des verbes à l’infinitif, exprimant le mouvement et l’action car je ne pouvais exprimer que cet état. Je ne pouvais pas passer du côté de la pensée. Je ne pouvais que rester en harmonie avec mon corps. Ce n’était pas conscient. Cela sortait comme ça. Je n’y réfléchissais pas. Cela s’est passé un peu différemment lorsque j’ai écris Tremble harmonique. Pour aborder ces musiques très fortes, j’ai choisi de ne pas les appréhender mentalement, mais de leur donner une réponse physique. Car le corps est mon médium. Depuis l’enfance, à travers les arts du spectacle et le théâtre que j’ai commencé très jeune, et ensuite sur la scène du monde et dans la rue, je ne l’ai jamais quitté. J’y ai articulé l’écriture et j’ai conjugué les deux pour pouvoir improviser et créer un objet esthétique partout et tout le temps. Pour moi l’écriture est un flux. Je ne peux pas m’empêcher de traduire ce que je ressens en mots et j’ai l’impression que ma tête gonfle si je ne les laisse pas sortir. J’aimerais parfois qu’il y ait des moments de silence. Il me semble que je me suis mise dans un état d’ouverture au monde qui demande d’être capable de porter par en-dessous, de « sup-porter » énormément, mais il y a des moments où j’ai l’impression que tout est sourd autour de moi. Devant la tristesse qui m’envahit, la seule chose qui me console est d’écrire. J’ai toujours un carnet pas loin. J’écris et la vie reprend. Ce flux de mots n’est pas une gourmandise. En écrivant, je ne pense pas à ce que je suis en train de faire et lorsque je relis je suis aussi étonnée que le lecteur. Je m’épuise parfois. Je réécris sans cesse, mais en relisant je m’aperçois que quelque chose était là dès le premier poème. Lara Dopff, L’arbre de nerfs – carnets IV, V, éditions Phloème, 2015 Mon écriture est une écriture fleuve. J’ai quelque chose du coureur de fonds, une capacité énorme que je canalise. Lorsque les mots sortent, j’éprouve une joie et un soulagement physique et mental. Il y a dix ans, je n’avais pas conscience de ce rapport à l’écriture. Je laissais mon naturel s’exprimer, une opacité, un corps à corps brut. C’est ainsi qu’a été écrit en trois mois L’ arbre de nerfs. Ce qu’on peut nommer « violence » dans ce texte était déjà un corps à corps avec l’enfance et le détachement. À présent, je maîtrise et je canalise davantage ce jaillissement. Depuis trois ou quatre ans, je détourne les réflexes qui tendent vers le dramatique et j’opère un virage pour tendre vers la joie. Les voyages en Inde m’ont appris combien l’âme et la matière sont mêlées et comment les faire vivre ensemble. Le corps – le un de l’âme et de la matière – est partout et chacune de mes émotions passe toujours par un endroit du corps. Maintenant, je cherche l’essentiel : un apaisement qui a mis du temps à se manifester. Il est le fruit d’un retournement du corps qui me vient de la pratique du yoga et me permet de retourner le côté dramatique en joie. Lara Dopff et Yves Ouallet, L’Inde et son double, journal de voyage et poèmes, éditions Phloème, 2020, collection Fugue de vie Les rivages du monde Lara Dopff choisit comme mode d’existence le voyage qui la « mène sur les rivages du monde » (Parsegha). De l’Iran à l’Inde ou à la Grèce, des déserts inexplorés aux villes surpeuplées et aux plages sans âge, « j’ai jailli l’état de culture. / ne me reste que l’enfoncement / d’une nature » écrit-elle dans Parsegha. La poésie s’écrit au cours de déambulations vues comme un exode. Elle en redouble l’intensité de l’expérience, l’imprégnation et le débordement. En quoi le voyage est-il un état indispensable à l’écriture ? J’ai redécouvert l’errance notamment grâce à Yves Ouallet qui avait commencé à voyager bien avant moi. Redécouvert, car j’ai eu l’impression de retrouver mon enfance. En effet, l’errance est pour moi un état complètement naturel où je suis moi. À partir du moment où j’ai décidé de changer constamment de lieu et de culture, de développer ma capacité d’adaptation à l’écoute de tout ce qui est vivant, j’ai eu l’impression d’une reconnaissance. Je pars pour m’inscrire dans le monde et me connecter à la nature, aux éléments, à la mer… Errer, c’est ne plus faire ses actes au hasard, c’est canaliser sa pensée et son corps pour être mieux à l’écoute du monde. Par respect envers mon propre corps, j’essaie de ne faire aucun acte au hasard. J’ai appris ainsi peu à peu à m’ouvrir complètement au contact d’autres langues, nourritures et vêtements. Mon errance passe par une dimension très corporelle qui met en œuvre une gestuelle proche du théâtre. Cependant la gestion de l’énergie

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Odile Cypriani, « Je lis comme j’aime faire pousser les plantes dans mon jardin »

Odile Cypriani, « Je lis comme j’aime faire pousser les plantes dans mon jardin » Chez mon amie Odile Cypriani, il y a tant de livres ! Des textes classiques et des romans contemporains, des essais, de la poésie, des livres d’art et des manuels scolaires côtoient les objets aimés, reproductions d’art, écorces et coquillages, pour former ensemble le territoire visible d’un monde intérieur. Chez elle aussi, d’une façon toute particulière, le goût pour la lecture et le désir de le partager se tissent l’un l’autre de manière fluide. Et si la littérature était un lieu de rencontres ? Une manière d’expérimenter le monde ? Un espace de regard, d’écoute et d’échange avec des personnages qui, bien qu’ils soient imaginaires, s’offrent à notre reconnaissance comme des êtres réels ? Si le bonheur de lire tenait dans le partage qu’on en fait et prenait tout son sens dans le témoignage qu’on en donne. Voilà ce dont nous entretient Odile Cypriani à travers son parcours de professeure de français passionnée, puis de son engagement au sein de l’association La Bocca, pour une lecture à voix haute qui s’adresse à toutes et tous. Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Lambersart, 24 mai 2023 Les livres de l’enfance Dès l’enfance, les livres se présentent comme des fenêtres pour découvrir, apprendre et s’orienter dans le monde. Comment est née cette compréhension vivifiante de la littérature? Lorsque j’étais enfant, mes parents respectaient que je lise. Les livres, c’était mon monde. Plus que des titres, je me souviens du plaisir de construire un espace à moi, dans un temps plus ou moins volé, qui devenait le mien. Je lisais tout ce qui était à disposition : l’été, à la campagne, pris dans une vieille valise, des romans d’aventure, des vieux romans bien moraux ou des Jules Verne. Pendant l’année scolaire, je fréquentais les bibliothèques. J’aimais beaucoup les livres de la Bibliothèque de l’Amitié, qui racontaient des histoires dont des jeunes étaient les héros et qui les mettaient en scène dans un milieu, un peuple, une culture… Je découvrais des pays et des gens. Grâce à eux je m’échappais et me construisais un espace bien plus grand que les histoires de voisinage ou de tricot. Ces livres ont contribué à forger mon rapport au monde. Au collège, la maman d’une amie m’a fait lire Pagnol, Bernard Clavel, Pearl Buck… Bonheur des émotions, de la joie, de la colère, des larmes ! Puis j’ai découvert la littérature à travers les grands classiques, au lycée. J’ai eu l’immense chance d’avoir pour prof de lettres trois ans de suite la même femme, passionnée, qui a forgé mon esprit et m’a donné goût et exigence. Le père Goriot, Le Rouge et le noir, Madame Bovary, Phèdre, Dom Juan, Le Désert des Tartares, Gargantua, Les Fleurs du mal…des noms qui font peur à beaucoup, mais qui sont d’abord pour moi des souvenirs d’enthousiasme et d’exaltation. J’ai une immense gratitude pour cette femme. J’aimais tellement les matières littéraires que je voulais n’en abandonner aucune. Après le lycée, je suis donc allée en hypokhâgne J’apprenais tout. J’avalais tout. Je vibrais avec. Les personnages des livres étaient comme des compagnons. Ils avaient une tête et un cœur ouverts pour me permettre de plonger dans une intériorité autre que la mienne. Par la lecture, je sortais de moi, non pas pour m’évader mais pour découvrir. Puis à la fac de lettres, avec les cours de grammaire, de stylistique et d’histoire de la langue, j’ai découvert le plaisir du style, la beauté des mots, du rythme … Nouvel enthousiasme ! Enseigner le français : partager le goût de la lecture Les jeunes se désintéressent des livres, dit-on. C’est pourtant d’une relation au vivant dont il s’agit et qu’il est possible de rétablir. Comment relever ce défi quand on est professeure ? Devenue professeur à mon tour, j’ai essayé de faire vivre à mes élèves la découverte d’un livre, « machin » monumental qui accroche sans qu’on sache pourquoi, et l’expérience de la rencontre avec un personnage qui suscite des réactions, comme dans la vie. Au début, mon désir était d’être professeur de français pour les étrangers. Toujours cette idée de partager une culture, un rapport aux autres, à l’histoire…Mais l’aspect technique m’a rapidement rebutée. Presque par hasard, je suis devenue maître auxiliaire dans des collèges privés de différentes villes d’Île-de-France puis j’ai passé le Capes. J’ai longtemps enseigné en collège où je ne me suis jamais sentie contrainte. J’aimais la créativité qu’offre la classe de Français. Tant de choses à faire et à transmettre ! Ensuite je suis devenue professeur en lycée. Je n’ai jamais partagé avec mes élèves des textes que je n’aimais pas. Au contraire, j’apprenais à les aimer en les travaillant, jusqu’à les connaître par cœur parfois. En début d’année, sur la feuille de consignes que je donnais aux lycéens, je marquais toujours : « La littérature, c’est la vie » et lorsque je leur souhaitais que la littérature les éclaire et les nourrisse comme elle m’avait nourrie, je citais Hugo : « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Ah, insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » Pour survivre  » Tu auras pour survivre Des collines de tendresse Les barques d’un ailleurs Le delta de l’amour Tu auras pour survivre Le soleil d’une paume Le tirant d’une parole L’eau du jour à jour Tu dresseras pour survivre Des brasiers des terrasses Tu nommeras la feuille Qui anime le rocher Tu chanteras les hommes Transpercés du même souffle Qui accomplissent leur songe Face à l’éclat mortel ! «  Andrée Chédid, Poèmes pour un texte, 1991 On ne sait pas ce qu’on sème ! J’ai toujours cherché à communiquer le goût de la lecture, des textes qui nous échappent un peu, qui ont des choses à nous dire. J’organisais des débats autour des livres pour les rendre plus vivants, pour expérimenter qu’ils peuvent concerner des ados surconnectés… Agnès dans L’Ecole des femmes en a choqué plus d’un et enthousiasmé plus d’une ! Des piliers de vie Reste à revenir à l’expérience présente et personnelle de

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Angèle Bassolé-Ouédraogo,  » La poésie est l’expression du combat pour la liberté  » (Canada – Burkina Faso)

Angèle Bassolé-Ouédraogo,  » La poésie est l’expression du combat pour la liberté  » (Canada – Burkina Faso) J’ai rencontré Angèle Bassolé-Ouédraogo lors de la deuxième édition du Salon du livre africain qui s’est tenu à la Mairie du 6e arrondissement de Paris, du 17 au 19 mars dernier.  Angèle Bassolé-Ouédraogo vit à Ottawa où elle est poète, éditrice, enseignante et journaliste. Avec d’autres écrivaines, elle tenait le stand de Mosaïque interculturelle, association qui assure le rayonnement de la culture des communautés afro-descendantes francophones en Ontario, au Canada.  J’ai d’abord découvert ses recueils de poésie et son ouvrage sur le féminisme où elle mène une étude comparative entre la situation au Canada et au Burkina Faso, son pays d’origine. La conversation que nous avons eue m’a donné envie de la poursuivre et d’en apprendre davantage sur sa poésie, son parcours et ses engagements. Nous avons donc décidé de faire un entretien à distance, entre Ottawa et Paris.  Dans la dédicace de son recueil Yennenga, Angèle Bassolé-Ouédraogo m’écrit « Une histoire de notre ancêtre ! Pour que sa témérité et sa détermination vous inspirent aussi ! ». Je suis sensible à cette adresse, cette façon discrète et généreuse de me tendre la main à travers la différence de nos cultures. Ces quelques mots sont le fil directeur de notre entretien.  Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Ottawa-Paris, 1er avril 2023 Une poésie de combat La poésie que je découvre en lisant Yennenga est pleine de ferveur et porteuse d’engagement humaniste. Le rythme bref, la répétition des mots, les injonctions soutiennent une langue poétique qui court, s’insurge, dénonce et invoque. Tant d’êtres différents se pressent dans ces textes, Yennenga et son fils Ouédraogo, Thomas Sankara et ses compagnons, Norbert Zongo et ses compagnons, Aimé Césaire… Réels ou légendaires, ils permettent à la poéte de conjurer le courage, l’intégrité et la détermination. Ils éclairent le présent comme l’avenir. Angèle Bassolé-Ouédraogo fait de leurs luttes le thème de sa poésie. En prenant la plume, la poète entre également dans le combat. Oui, pour moi l’écriture est une lutte. L’art en Afrique n’est pas simplement ludique, mais il est aussi  fonctionnel. À travers lui, les artistes prennent part à des combats et revendiquent leur place. La poésie est le moyen par excellence de dire la révolte. Elle est l’expression du combat pour la liberté.  C’est extrêmement important selon moi, car je suis sensible au manque d’espace accordé aux femmes ainsi qu’à toutes les confiscations des libertés. Je sais que les mots peuvent tuer en Afrique et je ne l’accepte pas. J’ai travaillé avec le journaliste d’investigation Norbert Zongo, qui a été assassiné en 1998 au Burkina Faso. Thomas Sankara a été assassiné en 1987. Leurs figures m’obsèdent. Leurs combats sont les miens.  Prendre la plume est donc l’occasion d’en parler. Je ne veux pas écrire pour dire que je suis heureuse ou que la vie est belle. Je ne peux pas écrire pour écrire. Je ne fais pas de l’art pour l’art. Non !  J’écris pour dénoncer le sort des personnes qui vivent autour de moi. Cela m’importe et donne un sens à mon écriture. Ma poésie est une arme. Un vecteur de combat. Comme dit Aimé Césaire, « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche… »  Je cherche l’engagement et revendique la dénonciation. J’ai le privilège d’avoir une plume et une audience, j’exerce aussi le métier de journalisme, je considère donc que c’est mon devoir car je suis issue d’une société où la devise des gens de culture est : ‘’Yik pinda n sig beogo’’ qui signifie ‘’Lève-toi tôt et invente le jour’’, ce qui laisse entendre que le jour sera ce que le poète ou le musicien en fera. « Césaire Tu nous auras prévenus […] Qu’avons-nous fait de ton Cahier Nous les Sans Pays natal ? L’avons-nous seulement lu ? Qu’avons-nous compris ? Et pourquoi les malheurs africains Sont-ils restés sans bouche ? Pourquoi nos héros sont couchés Quand nous les attendions debout ? Debout ? Au carrefour de nos exils sans fin Nos exils du bout de la terre Du bout de la mer Du bout du continent. » Angèle Bassolé-Ouédraogo, Sahéliennes, Ottawa, L’Interligne, coll. « Fugues / Paroles », 2006 Les poètes africaines Autrice d’une thèse sur « L’écriture poétique au féminin en Afrique noire francophone (1965-1993). Spécificités et originalités », Angèle Bassolé-Ouédraogo donne à entendre les voix des écrivaines qu’elle appelle « les grandes absentes » car l’histoire officielle les a oubliées. Elle-même inscrit son œuvre dans la lignée de ces femmes qui ont osé briser le tabou du silence imposé et défendre une écriture rebelle. Les femmes sont venues à l’écriture comme elles prendraient les armes. Elles viennent du silence où on les a emmurées pendant des siècles. Tout au long de mon cursus scolaire, on ne m’a jamais donné à étudier une œuvre de femme. Même les critiques littéraires ne font pas attention à elles. Ils parlent un peu des romancières, mais jamais des poètes. Aucune n’apparaît dans les anthologies de poésie africaine.  Pourtant les femmes écrivent autant que les hommes et parfois même avant eux.  L’aventure de la poésie féminine africaine commence par les poètes du Sénégal éditées à Paris. Dans les années 1960, Annette M’Baye est la première femme à publier ses recueils, Poèmes africains (1965) et Kaddu (1966). Puis suivent ceux de la Congolaise Clémentine Faik Nzuji avec Murmures(1968), Kasala (1969), Le Temps des amants (1969), Lianes (1971).  Ensuite, vient Kiné Kirama Fall, qui a écrit Chants de la rivière (1975) et Les Élans de grâce, préfacé par Léopold Sédar Senghor (1979). Kiné Kirama Fall inaugure la thématique de l’amour sensuel qui n’est pas présente ordinairement dans la littérature africaine. La Camerounaise Wèrèwèrè Liking s’illustre en 1977 avec son titre On ne raisonne pas le venin. Se succèdent ensuite Ndèye Coumba Mbengue Diakhaté et son recueil, Filles du soleil (1980), et Fatou  Ndiaye Sow avec Fleurs du Sahel (1990). Le Sénégal a une longue histoire qui le lie à la France du fait de la colonisation et du départ des esclaves depuis l’île de Gorée. Les colons ont établi des

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Anne-Lise Salmon, « être entourée de si belle manière »

Anne-Lise Salmon, « être entourée de si belle manière » J’ai rencontré Anne-Lise Salmon dans la galerie Incarnato, qu’elle a fondée au Havre il y a deux ans. C’est un beau lieu largement ouvert sur la rue du Maréchal Foch. A l’étage, la « maison » où les artistes en résidence sont logés. En bas, une grande salle d’exposition au dallage ancien. A l’arrière, de petites pièces réaménagées où sont installés un piano, un four de potier, un atelier de sculpture ainsi qu’une pièce noire en sous-sol pour le développement des photographies argentiques. Lors de ma première visite, le sculpteur Urbano, en résidence durant trois mois, sculptait à la vue des passants, assis au milieu des copeaux de bois et de ses sculptures et peintures. La seconde fois, les encres de Jean-Marc Barrier ouvraient sur les murs leurs espaces sensibles. Anne-Lise Salmon est également autrice, plasticienne et comédienne. Ses chemins de création multiples lui offrent de nombreux territoires d’exploration. C’est de la rencontre entre les différents modes d’expression, de l’engagement et de l’investissement que cela nécessite, dont elle nous parle dans cet entretien. Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Le Havre, galerie Incarnato, 30 novembre 2022 Etre plasticienne, poète et galeriste Incarnato, « maison d’artistes », galerie, lieu qui accueille des expositions, des lectures, des ateliers d’art plastique… Que représente cette ouverture quand on est soi-même créatrice? Comment les activités liées à la galerie et la création personnelle se complètent-elles ? Sont-elles complices ou dissonantes ? Qu’est-ce qui naît de leur rencontre ? Parmi toutes mes activités, certaines me nourrissent davantage : l’écriture d’abord, puis la sculpture et la peinture. À côté d’elles, il y a Incarnato. Avoir ouvert cette maison d’artistes est aussi une forme de création qui me nourrit, cependant cela m’accapare, me phagocyte, m’empêche d’écrire ou de peindre et me sert parfois d’excuse pour ne pas créer ! Mais c’est un défi. J’ai la fierté de l’avoir relevé et d’être ce que je suis car je ne le dois qu’à moi-même. Incarnato est une maison d’artistes et pas galerie, même si l’espace dédié aux expositions a tout son sens. Je ne suis pas galeriste. Mon objectif premier n’est pas de vendre des œuvres, bien que ce soit très important pour l’artiste. Je veux en faire un lieu d’accueil, créer un lien entre l’univers d’un artiste et le public. Je reçois beaucoup de visiteurs et je vends peu. Certains aiment revenir avec plaisir. Quelquefois ils viennent pour parler davantage que pour regarder. Ils sont toujours enthousiastes. Lors de la dernière résidence d’artistes, le sculpteur Urbano s’installait pour créer au milieu de la galerie. Beaucoup de visiteurs sont revenus régulièrement au cours des deux mois pour voir l’avancée de ses travaux. Il a noué avec eux un lien particulier que je n’aurais pas pu créer moi car je reste un intermédiaire. Mes différents outils d’artiste sont l’écriture et l’art plastique. Les choses ne se passent pas de la même manière selon que je peins, j’écris ou je sculpte. La peinture et l’écriture sont plus proches entre elles que de la sculpture. Je fais du modelage. En commençant à travailler la terre, je ne sais pas ce qui va en sortir. La matière me guide. Quelquefois il se passe un long moment avant que l’évidence se produise. La forme n’a pas de sens, puis tout d’un coup je vois celui qu’elle va prendre. Parfois je m’arrête et je couvre la terre pour la reprendre longtemps après. Voir n’est pas voir par les yeux, car j’aime sculpter les yeux fermés. Je vois du bout des doigts. En peinture comme dans l’écriture, il est davantage question d’urgence, de spontanéité et d’immédiateté. Le regard est intérieur. Les mots se matérialisent. Ils ne sont pas de l’ordre de l’ouïe. Je ne parle pas les mots que j’écris. Il y a six ou sept ans, j’ai tout remis à plat dans ma vie. Il me semble avoir suivi pendant quarante ans un chemin unique en ligne droite. À présent, mes chemins sont devenus sinueux et j’apprends à me connaître au risque de ma vie. Dans ma création, des évidences sortent comme des torrents, en larmes et douleurs qui disparaissent parce qu’un mot va être posé. Je ressens au fond de moi un volcan qui a besoin d’exploser en lave liquide ou rocheuse. Créer me nettoie de l’intérieur. Lorsque j’écris, je suis écartelée, je touche le fond de moi et cela me fait à la fois énormément souffrir et énormément de bien. C’est vital. Le corps et ses représentations Incarnato, le nom de la maison d’artistes, est accompagné en sous-titre par les mots, « le corps et ses représentations ». Dans un de ses poèmes, Anne Lise Salmon écrit qu’elle veut « rendre visible ce qui s’efface ». Comment représenter le corps, le ramener dans l’écriture ou l’image ? Mettre en jeu son propre corps dans une tension entre présence et absence ? Incarnato m’offre la possibilité de pouvoir parler du corps et de le donner à voir. A travers mon écriture et ma création plastique, mon corps entre aussi en scène. Grâce à elles, je me l’approprie. Lorsque j’écris, regarder à l’intérieur de moi est mon point de départ. J’aime les squelettes, les crânes, les écorchés surtout. J’utilise des mots crus ou imagés qui mettent mon corps en mouvement. J’en prends alors conscience et j’en ressens la consistance. L’écriture est à l’origine. Grâce à elle mon corps et ma vie avancent. L’écriture est un moteur et pas seulement un témoin de l’existence du corps. J’aimerais savoir traduire en sculpture l’immédiateté des mots qui se posent sur le papier, mais je n’y parviens pas et j’ai toujours l’impression que mon travail n’est pas abouti. Aboutir pour moi c’est ressentir la douleur nécessaire pour dire stop. J’éprouve le même sentiment avec la peinture. Le rapport à la matière est compliqué pour moi à exprimer car il me semble encore trop flou. Pourtant j’aime la matière. La terre en particulier. La toucher m’est indispensable. Il m’est aussi arrivé de peindre avec les doigts sans que cela ait le côté sensuel du travail de

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Guylaine Monnier, « Je m’interroge sur la façon de dire le monde »

Guylaine Monnier, « Je m’interroge sur la façon de dire le monde » Autrice et performeuse, Guylaine Monnier écrit des textes en prose poétique et des poèmes auxquels elle aime associer des formes visuelles et sonores. Elle travaille l’écriture, l’image et les formes offertes par le Net Art. Elle anime également des ateliers d’écriture. Depuis 2020, elle dirige avec Amélie Guyot la collection RADICAL(E), au sein des éditions Pupilles Vagabondes. RADICAL(E) est un tract poétique collectif ouvert aux écritures de femmes. « L’inspiration est un paysage sonore ignoré » (Punctum, performance), c’est le paysage multiforme de la création poétique que Guylaine Monnier évoque dans cet entretien. Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Paris, 12 août 2022 Modéliser le paysage par le vers « De Francis Ponge, je relis :  » De ce paysage, il faut que je fasse conserve » Le texte de Guylaine Monnier, Le ciel de Provence n’est pas de gueules, prend pour point de départ la réflexion de Francis Ponge : « [Du paysage] j’ai à dégager cette loi, cette leçon ». A la suite d’une émotion ressentie devant le ciel, en 1941 à la Mounine, entre Marseille et Aix, le poète, de retour à Roanne dans son « laboratoire verbal », écrit La Mounine, note après coup sur un ciel de Provence. Quelles leçons l’écriture de Ponge apporte-t-elle aujourd’hui ? A quelles lois soumettre l’écriture afin de la faire s’approcher du paysage au plus près ? Comment trouver cette « formule unique et déchiffrable qui suffirait à modéliser (le paysage) par le vers »? Le ciel de Provence n’est pas de gueules, Catastrophes, n° 28, février-mars 2021 Cette phrase de Ponge fait écho à beaucoup de choses et, parmi elles, à ma relation aux langages informatiques au travers desquels je cherche des codes permettant de reproduire une forme de réel. C’est un questionnement fondamental pour moi. J’écris aussi beaucoup sur la problématique de l’image, sur sa relation avec les objets, sur le réel qui nous est donné et la perception qu’on en a. Je cherche à trouver ce qui règle le monde et ce que les choses sont objectivement. Avec mon esprit logique, enclin aux sciences, je suis en perpétuelle réaction à cette interrogation. J’aime aussi le mouvement entre une poésie sensible, parfois lyrique, et une poésie objective. C’est leur confrontation qui m’intéresse. Cela peut se concrétiser en injectant un poème dans une intelligence artificielle, par exemple, ou au contraire en jouant poétiquement du littéral ou de données objectives. Dans Le Ciel de Provence, afin de dégager la loi dont parle Ponge, je fais le choix de ne pas passer par l’image poétique ou par toute forme de subjectivité qui dévoie le réel. Alors je m’appuie, par exemple, sur l’utilisation du vocabulaire de l’héraldique. Des contraintes se dégage un ensemble de limites et mon but est parfois de les contourner. Cela a un côté très ludique car je ne fais pas une analyse formelle et mathématique des choses. Mon rapport reste intuitif. Je tourne autour d’un fait dans un jeu de distanciation/rapprochement qui me permet de trouver les contours du réel que je veux représenter. Je me les approprie et finalement c’est ma propre subjectivité qui ressort. Je me sens en phase actuellement avec l’écriture de Ponge. Elle fait écho à mon travail sur le Net Art, qui est un système construit en rhizome, un maillage qui permet de partir dans tous les sens. Dans mes réflexions à propos de La Mounine, j’adopte le parti-pris de Ponge, qui est de parler parfois du contraire des choses pour les raconter. De la même manière, mon texte évoque des éléments qui ne sont pas dans La Mounine, mais qui disent pourtant ce qu’est ce texte, à mon sens. Le ciel de Provence n’est pas de gueules, Catastrophes, n° 28, février-mars 2021 « In Virtuel Life in Real Life » « L’un des premiers principes admis dans mon apprentissage des langages de programmation, c’est que seules les données sont stables » Pendant 9 ans, Guylaine Monnier a organisé au Centre Pompidou le Web flash festival consacré à la création sur les réseaux et au Net Art. De quelle manière les techniques et les lois qui président à la programmation informatique peuvent-elles aider à structurer un langage poétique? Mon écriture a une dimension proche du Net Art. Au fur et à mesure de mes recherches, j’ajoute des gloses ou « hypertextualités » comme on peut le faire sur Internet. J’inclue mes recherches dans le texte pour qu’il fasse vraiment sens. Pour aller plus loin, j’ai commencé également à modifier les données trouvées sur différents sites. Par exemple, sur la page Wikipedia du lieu-dit « Bouc-Bel-Air », j’ai ajouté que Ponge avait écrit La Mounine dans ce lieu-là. J’ai fait des copies d’écran de ce process. En allant sur Google map, on peut voir ma phrase « Le ciel de Provence n’est pas de gueules » que j’ai taguée à l’endroit où résidait Ponge lorsqu’il a écrit son texte. Je l’ai fait également pour d’autres lieux et d’autres textes. Je joue ainsi sur un aller-retour entre le réel et la fiction. J’appelle cela « in Virtuel Life in Real Life », puisque ces applications n’ont d’autres objets que de retranscrire le réel par le virtuel, et moi d’y ajouter une autre forme de réalité virtuelle. Les gens le voient, mais ne savent pas que c’est moi qui l’ai écrit. C’est une forme de tag. Un exemple de ce peut être le Net Art où l’auteur s’effacerait. Si les gens ont la curiosité de saisir dans Google les coordonnées inscrites dans mon texte sur La Mounine, ils verront mon intervention. https://goo.gl/maps/nN9KqQnk7zSwJ3xD7 Je suis tombée dans le Net Art il y a longtemps et j’ai eu accès à Internet presque avant tout le monde car j’habitais Annecy qui était une ville pilote dans ce domaine. À l’école, on m’avait donné les clés d’une salle informatique et j’ai commencé à programmer. J’avais une forte affinité avec le code et avec la narration que l’on peut créer à partir de lui. J’ai programmé des jeux qui comprenaient des alternatives narratives, sortes d’ancêtres aux histoires interactives actuelles. L’idée

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Dominicella, La poésie, « par le corps, le ventre, les larmes. Un frisson qui parcourt »

Dominicella, La poésie, « par le corps, le ventre, les larmes. Un frisson qui parcourt » Dominicella est éditrice. En 2019, elle fonde avec Teo Libardo les éditions Rosa canina qu’elle présente au marché du livre du festival Voix vives à Sète. C’est lors d’un autre festival, Voix de la Méditerranée, qui se tenait à Lodève, qu’elle découvre combien la poésie est source d’émotions fécondes et combien elle engage la vie des poètes qui l’écrivent, de ses lecteurs et de ses éditeurs. Dominicella témoigne ici du parcours et des rencontres qui l’ont conduite à devenir éditrice. Pour compléter la présentation de cet entretien, je me suis laissée guider par quelques vers de Teo Libardo, publiés dans le recueil, Il suffira (Rosa canina éditions, 2021). Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Festival Voix vives, Sète, 27 juillet 2022 « Je vis, je meurs ; je me brule et me noye. J’ay chaut estreme en endurant froidure : La vie m’est et trop molle et trop dure. J’ay grans ennuis entremeslez de joye : Tout à un coup je ris et je larmoye, Et en plaisir maint grief tourment j’endure : Mon bien s’en va, et à jamais il dure : Tout en un coup je sèche et je verdoye… » Louise Labé, Sonnets – XVIe siècle S’éveiller à la poésie « Il est des mots juteux / d’autres de pierre ardente » Je suis née à Lodève. Mon premier contact avec la poésie a eu lieu alors que j’avais quatorze ans, en 1998, lors de la première édition du festival Voix de la Méditerranée. Nous y sommes allées avec ma tante et ma mère qui voulaient me faire découvrir le chanteur Paco Ibáñez. J’habitais à proximité de Lodève, mais je ne pratiquais pas la ville. Le festival créait une ambiance tout à fait particulière, car il s’emparait de toutes les cours, les places publiques et les parkings… L’espace était vidé pour y installer des tentes et des tapis, et cela devenait par exemple un café oriental. La population d’origine maghrébine s’était impliquée dans le festival. Elle est très présente à Lodève parce que la ville avait accueilli dans les années soixante plusieurs familles de réfugiés harkis. Tout d’un coup, il se passait quelque chose. Tout d’un coup, je découvrais ma ville autrement. Lodève était sinistrée après la fermeture des mines, le départ des ouvriers et la population déclinante. J’ai d’abord aimé l’ambiance du festival, puis, de plus en plus, les lectures. Quelques ombres d’oliviers devant la Cathédrale de Lodève, lors d’une balade nocturne après la 10e édition des Voix de la Méditerranée, 2007 © Dominicella Jeune adulte fraîchement indépendante, j’allais en voiture à la confluence des deux rivières de la ville, aux nuits entières de poésie. Je me souviens de l’année 2005. J’écoutais les lectures en percevant surtout une ambiance, lorsqu’à la fin, Julien Blaine qui présentait la soirée, a fait monter sur scène Édith Azam. Tout d’un coup, cela s’est réveillé. Elle était totalement inconnue et pas programmée officiellement, mais Blaine avait insisté pour qu’elle lise. C’était une lecture comme je n’en avais jamais entendue, une lecture performée. Je me suis mise à ressentir des choses sans savoir trop quoi. À partir de ce moment-là, je me suis intéressée aux lectures pour retrouver cette sensation. L’année suivante, Édith Azam était programmée aux Voix de la Méditerranée. J’ai emmené mon compagnon, Teo Libardo, l’écouter et il a été touché lui-aussi. C’était une très grande émotion. Par le corps, le ventre, les larmes. Un frisson qui parcourt. « Trois heures matin Pupille somnambule et traverse la pièce. L’espace a disparu l’espace s’apparaît comme une paroi inventée. Bestiole a creusé dans la tête Pupille met du sable dedans. Pour cinq minutes somnambuler laisser Bestiole à sa grignote et puis sous le ciel presque blanc : avancer. » Édith Azam, Bestiole-moi Pupille, La tête à l’envers, 2020 Devenir lectrice « frottés / deux mots secs s’enflamment » La poésie est une sensation qui passe d’abord par le corps. Au départ, c’est comme une musique, ensuite viennent les paroles. J’ai voulu lire les textes d’Édith Azam. Au passage à l’écrit, ils me plaisaient moins car je ne les ressentais plus. Jusqu’à l’hiver dernier, lorsque nous avons acheté son Bestiole-moi Pupille publié par la tête à l’envers, là j’ai tout retrouvé. Pendant une longue période, les performances poétiques m’ont fait ressentir beaucoup d’émotions sur le moment, mais j’avais beaucoup de mal à repartir avec les livres de poètes « sonores et visuels », autrement que pour conserver un souvenir de la lecture vivante. Je suis devenue une lectrice avant d’être éditrice. J’ai mis du temps à m’orienter dans la diversité des expressions poétiques, à trouver des écritures qui me touchent. Quelquefois lorsque je lis, il ne se passe rien, mais d’autres fois une phrase déclenche en moi un amour pour le texte. Je crois que tous les textes que nous avons publiés ont déclenché un rappel de l’émotion première. Je ne lis pas vite, du coup je n’ai pas beaucoup lu. Pour lire, j’ai surtout besoin de la solitude et de la nuit. Ma lecture est silencieuse et matinale au premier réveil. Entre 5 heures et 10 heures le matin, personne ne me voit jamais lire. Devenir éditrice me permet d’accéder à cet espace de solitude sans culpabiliser. Il y a aussi une saisonnalité de la lecture. L’été est compliqué pour moi car je suis dans les marchés et les contacts. Je fais des provisions.  » c’est bien le moins d’être quelque une…, c’est le moment où l’air est l’air du soir…, c’est toujours le sol étendu sur la terre, la nuit tiède, mieux, sans un voile, s’il n’est la brume, les deux le mieux, profondes, tout le monde…, quand tout le monde disparaît de la soirée car tout le monde de soirée les silhouettes des tout le monde ne disparaissent, elles sont d’ombre : toute tout le monde (…) «  j’acques estager, aux effilées de leurs doigts, Rosa canina éditions, 2022 Tout d’abord, aimer fabriquer des livres « sensations assiégées / absolues exclusives / aveugles délices » Si je n’ai jamais été une très grande lectrice,

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Alexandre Bord, « Défendre ardemment la création poétique contemporaine »

Alexandre Bord, « Défendre ardemment la création poétique contemporaine » Alexandre Bord est éditeur. Il dirige la jeune collection L’Iconopop en binôme avec la romancière et poète Cécile Coulon. Au sein des éditions de L’Iconoclaste, L’Iconopop défend une poésie ouverte à la chanson et au slam, parfois postée en ligne avant d’être publiée. Alexandre Bord est un lecteur fervent. Dans cet entretien, il nous parle de son amour pour la poésie et de son engagement pour la défendre et élargir son lectorat. Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Sète, Festival Voix vives, 26 juillet 2022 Devenir éditeur Aimer la poésie : la lire, l’écouter, la dire… et l’éditer… ? Pourquoi devenir éditeur ? Quelle nécessité est à l’œuvre ? Quel cheminement y mène ? Quelles rencontres l’ont rendu possible ? Avant de devenir éditeur, j’ai travaillé à la Librairie de Paris, d’abord comme caissier pendant un an, puis libraire au rayon BD pendant deux ou trois ans. Après cela, j’ai eu l’opportunité de m’occuper du rayon poésie. C’est un rayon sur lequel les libraires ont une grande liberté car il est moins soumis à des injonctions médiatiques et commerciales. C’était pour moi un immense terrain de jeu. J’ai alors défendu ardemment la création poétique contemporaine, que je trouve si riche, en tentant de capter de nouveaux lecteurs qui étaient réticents à lire de la poésie. C’est à la Librairie de Paris que j’ai rencontré Cécile Coulon et nous avons découvert notre passion commune pour la poésie. Lorsque Sophie de Sivry, fondatrice des éditions de l’Iconoclaste, a eu l’idée de la collection Iconopop, elle a demandé à Cécile de la diriger. Mais Cécile ne se sentait pas de le faire toute seule. Elle m’a proposé de le faire en binôme avec elle. Je connaissais ce côté-là du métier du livre car j’avais fait le master d’édition à Paris IV et des stages chez Albin Michel et Plon. J’ai accepté de quitter la librairie pour me lancer dans l’aventure. L’idée de Sophie de Sivry était de créer une collection en adéquation avec de nouvelles pratiques d’écriture et de lecture, comme celles qu’on voit sur Instagram et Facebook. Il y a là une vraie liberté de fonds et la forme libre est privilégiée. Certains auteurs ont développé une communauté de lecteurs très importante sur les réseaux avant d’être publiés. Rupi Kaur, par exemple, canadienne anglophone qui a publié sur Instagram ses écrits et dessins. De même Cécile Coulon, publiant ses poèmes pendant une dizaine d’années sur Facebook. Cette écriture libre, courte, lapidaire, ressemble à s’y méprendre à la poésie. Il ne s’agit pas de chercher une définition de la poésie – elles sont multiples et dès qu’on lance le sujet c’est la cacophonie – mais de développer le goût de la lecture pour la forme brève, en vers principalement. Un éditeur engagé Ecrite, orale, mise en scène et en musique, la poésie est effervescente. Comment rendre compte de sa vitalité ? Comment faire de son métier d’éditeur un acteur engagé ? Nos livres doivent être vecteurs d’émotions fortes. C’est une volonté. La volonté de l’éditeur est le ciment d’une collection. Elle est assumée complètement. C’est notre ligne. Elle correspond à des affinités de lecture et à un message. Avec Cécile Coulon, nous dialoguons autour de ces émotions. Il faut que les textes nous touchent tous les deux. Une fois que nous les avons choisis, nous les soumettons à Sophie de Sivry qui donne le feu vert. Le lecteur et l’éditeur que je suis ne cherchent pas les mêmes choses : comme éditeur, je cherche à être traversé par des émotions fortes : toute la palette de colère, tristesse, rire, joie… C’est ce que j’ai envie d’envoyer comme message au lectorat de L’Iconopop. L’engagement vis à vis des auteurs est très important. Un auteur publié souhaite que ses poèmes soient lus. Parfois les éditeurs ne font pas le travail nécessaire. Ce qui me dérange aujourd’hui, ce sont certaines pratiques éditoriales avec des personnes qui n’ont pas la volonté de vendre les livres. Pour une grande partie des auteurs et des éditeurs de poésie, on sent comme un malaise à parler d’argent, de ventes, d’élargir le lectorat. Comme si rester confidentiel était satisfaisant. Comme si vivoter avec des bourses d’écriture, des aides à l’édition était suffisant. Je m’insurge contre cette pensée qui selon moi tire la poésie vers le bas. Je souhaite que la poésie soit pour tout le monde, et pour atteindre ce but, il faut changer de mentalité. Vendre un livre, c’est se donner des moyens de diffusion, en parler, être présent en librairie, trouver des techniques de distribution, faire du dépôt vente. Il ne faut jamais oublier que le livre est la première industrie culturelle de France. C’est une fierté. La poésie, cette pratique culturelle, artistique, littéraire, qui est l’essence même de l’humanité, est beaucoup trop invisibilisée en France – ce n’est pas le cas dans d’autres pays. C’est anormal et révoltant. Avec L’Iconopop, nous nous sommes décarcassés pour toucher un grand public et nous y sommes parvenus. Suzanne Rault-Balet, Des frelons dans le cœur, L’Iconopop, Ed. de L’Iconoclaste, 2020 Des lectures multiples La lecture prend des formes multiples. Comment la lecture évolue-t-elle quand elle devient un métier ? Lit-on pour éditer comme on lit pour soi-même ? Pour ma part, je suis instinctif dans mes choix de lecture. Autonome. Peu de gens me conseillent. La plupart du temps je me laisse guider par moi-même. Je suis un peu sauvage. Mon goût pour la lecture remonte à bien avant ma vie professionnelle, à l’enfance. J’aurais pu rester un lecteur en ayant une activité professionnelle éloignée du livre. Quand j’ai quitté mon master d’édition, je ne voulais plus travailler dans ce milieu. L’expérience m’a conduit à le fuir. J’ai débuté ma vie professionnelle dans un théâtre. J’ai adoré le théâtre, mais j’ai été rattrapé par les livres : c’est la Librairie de Paris où j’étais client qui m’a mis le grappin dessus. En tant que libraire, lorsque je lisais j’avais en tête la manière dont j’allais pouvoir parler des livres et j’envisageais la façon de les vendre. En

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Luc Vidal, « La poésie est révolte pacifique et tendresse efficace »

Luc Vidal, « La poésie est révolte pacifique et tendresse efficace » Luc Vidal est un poète et un éditeur sensible et passionné, traversé lui-même par un profond désir de lyrisme, un besoin impérieux de témoigner de ce qui porte le sens : l’amour et la beauté. Ce sont les poètes comme René-Guy Cadou ou Gérard de Nerval et les chanteurs Léo Ferré, Jean Ferrat ou Jacques Brel qui lui ouvrent le chemin et encouragent « le toujours nouveau départ / pour échapper à l’ombre / avec les yeux grands ouverts / et le désir incessant / de donner à l’amour / son espace et de le vivre ».* En 1984, il fonde la maison d’édition associative, Le Petit Véhicule, pour faire vivre la démocratie culturelle par l’échange et le partage. La maison d’édition permet les rencontres et l’accueil généreux. Luc Vidal est un lecteur attentif et ouvert. Parce que les arts « multiplient les regards du poète », les publications de poésie sont toujours accompagnées de peintures, de gravures, de photographies ou d’encres. Cet entretien est consacré tout particulièrement au cheminement de poète de Luc Vidal qui évoque ici les lectures et les rencontres qui lui permettent de s’accomplir dans l’écriture. * Eva-Maria Berg, « A la poésie de Luc », Le Maquis thaumaturge, éd. du Petit Véhicule, 2021 Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, Festival Voix vives, Sète, 26 juillet 2022 © Gilles Bourgeade « Une simple table. Sur cette table les braises du langage, souffleur des murmures du vent. Ce présent constant est là à la table du cœur, vieux de dix mille ans… La poésie est la chanson profonde du cœur, le cri de la mémoire amoureuse et fraternelle et si nous sommes les naufragés du sentiment leur voix est le rappel évident de la nécessité d’être au monde, l’écho prolongé de notre véritable histoire à assumer. Devant nous le beau miroir de l’abîme, le chant introuvable, le mystère du questionnement sans réponse. Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? L’écho cependant répond en pluies fines fertiles sur les terres de nos âmes sèches. L’émerveillement prend racine dans l’âme du poète. » Les yeux du crépuscules, textes de Luc Vidal, images de Gilles Bourgeade, Ed. du Petit Véhicule, 2016 Devenir poète « Aventure vivante, voyage rêvant » Mon premier rapport à l’écriture date de 1978-1980. Il est venu un peu par hasard car je ne pensais pas être poète. Mon premier poème s’intitule Juillet. Il est dédié à mon ami Jean-Yves Tralli, mort dans mes bras dans un accident de voiture, alors que nous filions en stop vers la côte, en juillet 1970. Quelques années après, j’ai écrit ce texte. C’est un poème sur la fraternité. J’y évoque la route filant bleu vers l’hôpital et je donne la parole à mon ami. Jean-Yves faisait du théâtre et disait des poèmes sur scène. Pas moi. J’étais alors un militant syndical dans le monde enseignant. J’avais grandi à Nantes dans un milieu ouvrier où mon père, qui était un militaire, était entré par idéal au Parti Communiste. La période syndicale a été fondatrice pour mon écriture et j’y ai appris à penser le monde par les mots. Mais je n’y trouvais pas mon compte car il me semblait que les gens voulaient changer le monde sans se changer eux-mêmes. Alors, peu à peu, je me suis fait à l’idée de quitter la vie syndicale, militante et politique. Parce que je crois depuis toujours à l’éducation populaire, j’ai fondé une association « amicale pour tous ». J’ai appris l’art de faire des marionnettes avec les doigts, comme Guignol. Ensemble, on adaptait des textes de Jules Verne et on tournait dans les écoles. J’ai découvert de cette façon le monde de la culture qui m’était inconnu jusque-là.  » … On est sauf quand la conque du temps devient refuge et lieu d’oraison Paraclet des instants, pigeon-vole des mots en cascade le poète suit le vent car c’est son compagnon d’infortune Les fleurs de l’aventure, il faut les cueillir à l’arrache parfois Fraises, pain essène, lait de brebis, œufs, orange, miel voilà le panier du poète … «  « Le maquis thaumaturge » (extrait), Le maquis thaumaturge, éd. du Petit Véhicule, 2021 Orphée « Je suis le poète sans nom celui qui file les lignes de la pluie dans l’étoffe des jours » Le temps passant, je suis devenu poète, comme malgré moi et presque par hasard. Au fond, la poésie m’était familière grâce aux lectures. Ce sont elles qui m’ont amené à l’écriture. Je pense que le couple lecture et écriture est indissociable. Il m’est venu alors l’idée de créer une petite maison d’édition au sein de mon amicale laïque. Ainsi sont nées les Éditions du Petit Véhicule. J’ai appris sur le tas l’art de la mise en page et le métier d’éditeur et je me suis entouré de gens compétents et d’amis poètes, comme Claude Bugeon, directeur des éditions du Nadir. Lorsque j’ai publié les premiers livres, je ne voulais pas m’éditer moi-même, car ce n’était pas encore assez mûr en moi. Certains de mes textes tenaient la route et d’autres moins. Progressivement je me suis rendu compte que j’avais une plume. Je me suis approché intuitivement de l’écriture en commençant par écrire des poèmes d’amour pour la Femme, Eurydice, dont le mythe ne me quitte jamais. Pour Orphée le poète, Eurydice est une quête amoureuse. L’écriture raconte ce défi. J’avais en moi une forme de lyrisme à exprimer. Un poème à offrir à la femme aimée. Si cela marchait, mieux valait l’amour que l’écriture ! © Marion Le Pennec  » Des fleurs de sang de mes noirs sont apparues dans mes rêves et leurs bouquets prouvent qu’en mon sein ils sont du pays de la folie et de la tendresse. Quand je regarde toutes ces toiles miennes, tableaux, feuilles, feuillages, arbres, drageons au noir sévère, joyeux, fertile, tout cela ouvre en mon coeur et estomac la furieuse envie de les créer et de les manger comme des merises noires au clair de lune. C’est ce noir-charbon que j’aime et qui calme mes inquiétudes. Je suis du pays

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Victor Saudan, « Dans un langage le plus simple je tente de créer un chant »

Victor Saudan, « Dans un langage le plus simple je tente de créer un chant » La sensibilité au monde est le vecteur premier des émotions du poète Victor Saudan. Il s’ancre dans les paysages et prête son attention à l’écoulement du temps. Entre le monde, les objets et les êtres, le poète se fait passeur. Il offre au lecteur de l’accompagner. Victor Saudan témoigne dans cet entretien d’une écriture qui se tient au plus près de la sensation et en suit l’éclosion. Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, 27 juillet 2022, Festival Voix vives, Sète Les expériences sensorielles «  Vivre dans / l’intermédiaire / pas n’importe où / pas nulle part / ancrage multiple /mobile et mutant » Image Victor Saudan « Le paysage enfin royaume de mon être de mon retour de mon aller vers l’horizon. » « Et maintenant faire le ménage » (extrait), Lieux-dits J’écris pour moi. C’est une sorte d’enchantement. Les rythmes et les espaces me font du bien. L’écriture est un moment d’extase qui m’approche de la transcendance. Elle me met hors de temps. Cet état d’extase n’implique pas forcément la joie, mais il me fait prendre conscience de ce que je suis et de l’espace autour de moi. L’écriture me permet d’accéder à un état hors du temps. L’espace est là. Des couches d’espaces dans lesquelles je suis et je vibre, et qui me mettent en relation avec une vérité qui est la mienne et me dépasse. Qui me permettent d’être d’autres personnes, d’autres lieux, objets, arbres, cailloux… Être en connexion. En relation avec le reste de l’existence, c’est l’essentiel de ce que je recherche. Je suis arrivé à l’écriture dès que j’ai appris à écrire. À 10 ans, j’ai commencé une pièce de théâtre. Déjà la scénographie et l’espace me parlaient. Un des premiers textes, que j’ai conservé et que j’aime beaucoup, parle du quotidien : le quotidien sacré. J’ai toujours écrit un journal intime et je les garde tous. Ils sont une ressource. J’écris sur l’expérience sensorielle et sur la perception des phénomènes. L’espace extérieur est l’ancrage central. Je n’ai pas une vie intérieure indépendante. Elle est toujours en lien avec les phénomènes. Dans les années 1980, à Bâle, j’ai eu la chance de vivre dans un milieu artistique de musiciens et musiciennes et de peintres. À 25 ans, j’ai essayé d’aller vers l’écriture professionnelle. J’ai cherché des formes d’expression dans le cadre de performances, mais j’ai rapidement constaté mes limites d’expression. Je me suis demandé ce que je faisais là et je ne me sentais pas à ma place. Je n’aimais pas non plus l’isolement du travail d’écrivain. J’avais besoin de développer une carrière sociale. J’ai d’abord voulu faire une thèse sur les pratiques de composition dans le nouveau roman et en musique contemporaine. En travaillant dessus je me suis rendu compte que je m’étais trompé. La littérature, je voulais la faire et non pas écrire dessus. Au bout d’une année, j’ai arrêté cette thèse et j’ai écrit un récit littéraire. Puis j’ai changé de domaine universitaire et j’ai écrit une thèse en science du langage. Une expérience de l’altérité «  Respirer / la transparence » J’ai repris l’écriture personnelle en 2006. Le point de départ a été le jardinage et la broderie. À 40 ans, je me suis rendu compte que j’avais besoin d’avoir un jardin. Les gestes de la plante m’ont donné envie de broder. Au départ, je photographiais les plantes dans les différentes étapes de leur croissance et je les brodais au moment où elles germaient. Je brodais sur du lin. En brodant, je traverse une surface comme la plante sort de la terre. La broderie forme un réseau comme les plantes. Cela m’a donné envie d’écrire. Broder était déjà une sorte d’écriture. Images : Victor Saudan Savoir m’écouter et me rendre compte de l’essentiel des choses vient d’une pratique de la maladie. Mon père était souvent malade et moi aussi. Ce n’est jamais trop grave heureusement. Après ma thèse, à 40 ans, j’ai occupé des postes importants dans le domaine de la recherche et de la stratégie éducative ainsi qu’au Conseil de l’Europe. J’ai lancé des réformes en Suisse concernant l’enseignement des langues surtout étrangères. Je me suis complètement plié à ma carrière. À 50 ans et jusqu’à 60 ans, j’ai quitté les fonctions stratégiques pour transmettre ma connaissance à mes étudiants, futurs enseignants de français. Ce qui relie ces domaines c’est l’expérience de l’altérité. L’altérité fondamentale implique une communication. Je pense que l’on est soi-même à travers l’autre. C’est un principe fondamental de la relation dont parle Edouard Glissant. C’est dans l’interaction que la réalité se crée. C’est le début de l’existence des choses. C’est être déjà deux êtres en soi-même. Cette altérité se pratique tout le temps à l’extérieur, avec les animaux, les phénomènes, les objets. C’est la source même de la culture humaine. Pour moi, dans l’enseignement des langues étrangères, je travaille beaucoup sur cette rencontre avec l’autre, qui est source d’évolution de soi-même. J’ai travaillé sur la manière dont les jeunes Suisses-Allemands et Romands se voient et se représentent. Comment cultiver l’altérité et évoluer ? Je faisais un exercice très concret avec mes étudiants : je leur apprenais à manger du Roquefort. Pour un Suisse, le fromage est une pâte cuite assez neutre, du genre comté ou gruyère. Le Roquefort nous confronte à une altérité forte que nous pouvons rejeter. Ce qui est pourri est dangereux en Suisse : c’est le symbole du mal. Apprendre à goûter du Roquefort ne veut pas dire qu’on aime, mais c’est une expérience descriptive des choses. On comprend que ce n’est pas dangereux de faire une expérience culturelle forte. Il y a une tradition du Roquefort qu’il faut connaître. Quand les étudiants apprennent l’histoire, tous sont contents même s’ils trouvent le fromage mauvais. Ils peuvent dire : ce n’est vraiment ce que j’aime le plus, mais c’est intéressant. La poésie est une autre manière de vivre cette altérité au monde. A 60 ans, j’ai senti que l’écriture me sollicitait de plus en plus et j’ai abandonné toutes les

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Jean-Marc Barrier, « Ne rien prévoir, ne rien vouloir, s’aventurer ainsi » (France)

Jean-Marc Barrier, « Ne rien prévoir, ne rien vouloir, s’aventurer ainsi » « tu le sais tu ne sais rien sinon qu’un geste t’attend entre deux phrases » Jean-Marc Barrier vit dans les montagnes de l’Hérault, où il se consacre à l’écriture, au dessin, à la photographie et au plaisir de faire des livres avec des amis. Il dirige la collection fibre.s aux éditions La tête à l’envers, anime un atelier mensuel La table d’écriture et co-anime l’émission Les arpenteurs poétiques sur Radio Pays d’Hérault. Arpenter… Ecrire, dessiner et photographier. Rentrer avec des croquis et des encres à broder (ou pas). Jean-Marc Barrier nomme sa pratique artistique « poésie littéraire et visuelle ». Dans cet entretien, il nous parle de ses gestes de peintre et de brodeur, de la manière dont ils accompagnent son écriture, de l’irréductible et féconde différence entre l’image et le texte. Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, 10 juin 2022, Marché de la poésie, Paris Être dans l’étonnement « Le monde est un vaste jardin. Comment ne pas y aller ? », écrit Jean-Marc Barrier dans la postface d’Ailleurs debout. Au cours de ses voyages, il photographie et relève les vestiges, empreintes, traces infimes et signes sensibles de notre étonnement de vivre. L’étonnement : pour représenter cette puissante émotion, « notre main magique a dansé depuis la préhistoire sur les murs ». J’ai commencé à dessiner très tôt et j’ai beaucoup aimé cela. À 7 ans, mes parents m’ont inscrit à l’École des beaux-arts d’Annecy. Lorsque j’ai eu mon bac, j’ai hésité entre des études scientifiques et artistiques. J’avais grandi dans les trente glorieuses, un temps assez matérialiste, mais  je trouvais la vie ‘extra-ordinaire’, j’étais dans un étonnement de tout. Ce qu’on me proposait ne correspondant pas à mon sentiment de la vie,  j’ai voulu tracer ma route sur des axes plus spirituels. À ce moment-là, j’ai fait le choix de devenir religieux. Entrer dans une vie de communauté m’a libéré de toutes les programmations de mon milieu d’origine. J’ai mis ma vie sur un axe différent et choisi. Cela m’a donné beaucoup de liberté dans toute ma vie, notamment dans mon rapport à l’argent, aux lieux. J’ai fait les vœux temporaires de trois ans de suite, dans un ordre salésien. Puis j’ai voulu être un homme qui vit largement sa vie d’homme. Je faisais alors mes études aux Beaux-arts de Lyon. Peinture et dessin. Découverte de la couleur. J’ai voulu être peintre. Puis j’ai eu 6 enfants – très heureux d’être père. Comme il me fallait des revenus réguliers, je suis devenu graphiste indépendant. Mais cela a été très difficile pour moi d’arrêter de peindre – même si j’ai développé dans le graphisme un art personnel. Le livre La Rue infinie est nourri  de cette perte: lorsque j’ai dû cesser de peindre, je suis allé photographier dans les rues des « peintures perdues ». Elles m’ont gardé proche de l’intention de peindre, de la peinture. Je ramassais ces images, œuvres fragiles et vouées à disparaître. Elles  sont devenues un manifeste et en les relevant, je me relevais moi-même. Il y a ici une sorte d’utopie qui me plaît d’un art spontané, gratuit, généreux et partagé par tous. Ne pas tout dire « Pauvreté claire », «petites choses », « rien », « retrait », « vide », « souffle »… une ligne flotte entre le silence et les mots. Sur cette ligne les images apparaissent. Inspiration, « tu n’es pas obligé de tout dire même si tu vois plus fort ». Expiration, « ce qui se tait protège l’espace où tu respires ». Ces trois dernières années, j’ai eu une méditation intime sur le curseur de ce qui se partage ou pas, notamment dans Virga, un livre qui essaie de s’approcher de l’ineffable. Dans mon enfance, les adultes ne parlaient jamais de leurs émotions, et je n’ai de cesse dans ma vie de chercher des lieux où partager des ressentis d’une manière éclairée. J’ai été un militant de la parole sensible partagée.  Puis j’ai compris que c’était une réaction à mes années d’enfance et que je demeurais sans doute dans le même schéma, (dans le -1, on reste dans le 1). Je me suis mis alors à chercher au plus près quel espace intime je souhaitais garder, plus conscient que les choses émanent d’une qualité de présence, sans besoin de mots ni de commentaires. C’est un réglage tardif, qui préserve des trésors personnels, intérieurs.  J’ai eu une envie de livre, Pierre limite, sur ces géométries de l’intime. Elle s’est transformée, et c’est devenu ce livre, La nuit élastique, qui sort en juillet aux éditions Phloème (mon premier livre de texte seul, sans image).  J’aime dans la poésie partager beaucoup d’intime, mais par la médiation du poème. Ainsi dans le poème, on laisse des blancs dans le texte sans trop expliquer. Le lecteur peut y être dans une lecture active, s’approprier le texte dans son imaginaire et son vécu propres. Pudeur et impudeur sont mêlées – les deux sont précieuses à mes yeux.  Quand je peins, je suis totalement dans ce que je fais. Cela me met dans un état limite. Surtout les encres. Je laisse venir… Ne rien piloter, être dans l’instinct. Il n’y a pas de mots, le son disparaît. Lorsque je brode, c’est différent. Je mets des musiques que j’aime. Elles m’accompagnent dans une méditation lente, le temps disparaît. Ces deux temporalités sont si différentes, j’aime qu’elles se musclent mutuellement dans l’œuvre. L’encre et le corps vivant La peinture est mouvement. Elle est soulèvement et emporte la vue. Sa pulsation entraîne le corps dans la danse jusqu’au bout du pinceau. La peinture est lumière, couleur et matière, eau, huile, pigments, grains dont le peintre nomade fait son espace. Il devient lui-même la feuille – « d’un côté le sable, de l’autre les vagues et l’infini » – sur laquelle s’inscrit « ce peu de gestes qui nous dessine ». Wrac’h, Jean-Marc Barrier Quand j’ai recommencé à peindre il y a 6 ans, j’ai pensé que j’allais reprendre là où je m’étais arrêté, mais ce n’était pas juste. Jeune, je faisais des peintures à l’huile sur toile, des images essentielles, grand format, dans le sombre. La peinture à l’huile est un acte assez réfléchi, il y a

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