nouages

dialogues avec un livre

« En beauté je nais ici où je laisse courir le fleuve sans le vouloir », Mohamed Jaber (Irak)

Eva-Maria Berg, « Edinburgh » et « Horizons » (Allemagne)

Eva-Maria Berg, Edinburgh et Horizons (Allemagne) Edinburgh et Horizons nous invitent au voyage, l’un dans la capitale écossaise et l’autre à travers le ciel, vers l’horizon de territoires non identifiés. Les deux ouvrages sont nés de la collaboration entre un plasticien, Philippe Barnoud pour le premier et Matthieu Louvrier pour le second, avec la poète Eva-Maria Berg. Photographies et peintures se découvrent dans le silence et incitent à la parole poétique. Dans le dialogue avec les images, l’écriture trouve à se libérer en des tours et des détours renouvelés. Pour approcher ces paysages, tout est question de digression. Philippe Barnoud et Matthieu Louvrier se sont saisis de traces qu’ils relèvent pour guider le lecteur à travers la ville et le ciel. Premier écart, la couleur. Elle glisse sur la photographie comme remue dans l’eau la lumière d’un phare. Marée pleine, elle monte dans le ciel, en gris, en bleus, en verts très sombres dans l’épaisseur de l’huile. Les images se nourrissent de chemins de traverses. Énigme : fixent-elles un souvenir avant qu’il ne s’efface ou la matérialité d’un paysage intérieur dans lequel chacun des deux plasticiens se déplace ? En deux mouvements symétriques – l’un de plongée (Edinburgh) et l’autre d’élévation (Horizons) – l’écriture se prend à ces images. Puisqu’elle éprouve et même souffre de la fugacité des paysages, Eva-Maria Berg dénombre les contours, la matière, les éclats et le poids que les images recèlent. Mais pour en chanter également l’éternité, elle convoque des parts fabuleuses. Son compagnon de voyage est Icare. L’écriture rejoue l’envol. Plutôt que de renoncer au départ, la poète prend le risque de sombrer. À ces images silencieuses, la poésie prête du son. Elle commence par une musique, dans l’imprévu de la sonorité des mots. Puis c’est le corps entier qui s’exprime. Nudité d’un style. Eva-Maria Berg ramène à elle les mots comme une couverture. Elle écrit à l’oreille, mais aussi à l’œil. Comme un sculpteur modèle la terre autour de la structure métallique soutenant la forme. Sur la feuille, la mise en page des mots, tout en sauts de ligne et juxtapositions sans ponctuation, s’approche au plus près d’une colonne vertébrale invisible. Vide ou manque, Eva-Maria Berg écrit pour ne pas que « le trou reste béant dans la mémoire ». Note de lecture par Anne-Marie Zucchelli Edinburg : le temps de l’enfance Photographie de Philippe Barnoud, Edinburgh, p. 17 « s’étonner face aux bâtiments murailles tours bien ancrés au sommet ne pas percevoir le tremblement préhistorique mais ressentir sous terre le feu qui se fraye un chemin se consume désormais saisi à la plus haute altitude d’une vue à couper le souffle au-dessus de la ville » « au milieu de la ville la ruelle la plus sombre le pavé menaçant chuchotement très furtif cœurs tremblant il était une fois encore inimaginable que des systèmes de mesure puissent révéler divulguer chaque angle pas souffle pouls mais sans jamais réussir à résoudre leur énigme » « qui parle de miracles ne sait pas ce qui se passe si on ne ferme jamais ses yeux les images se transforment en chair et en os des êtres anciens émergent moitié humains moitié bêtes divins et maudits tous en couleurs sans ombre ils saisissent quiconque les voit par la peau et par les cheveux » Car il s’agit d’un voyage temporel dans lequel Édimbourg, ville séculaire, laisse monter à travers certains de ses aspects, la juvénilité éternelle de ses vies antérieures. Le recueil est construit comme une série de cartes postales. Les images sont réalisées les premières. Une face imagée et l’autre écrite. En allemand, langue maternelle d’Eva-Maria Berg, mais aussi traduits en anglais et en français, langue de cœur. La langue choisit ainsi de porter différents masques. Le lecteur éprouve ses limites de compréhension. La poète élargit encore le voyage qu’elle entreprend vers l’autre. Le livre devient notre lieu commun. D’ailleurs, plus souvent que de dire « je », Eva-Maria Berg dit « on », agrégat de voix humaines auxquelles le lecteur est convié de participer. La photographie fixe des murs, arbres, ruines et vues à contre-jour… détails d’une ville dans laquelle la poète expérimente des allers-retours vers des temps légendaires. Car elle porte sur ces images un regard émerveillé. Elle y cherche ce que la photographie peut libérer d’apparitions. Les images «troublent dévoilent recèlent débordent » . Le mouvement qui porte l’écriture est une plongée « dans le mystère », une immersion « dans l’incroyable magie du vieux site toujours neuf ». Cheminant souterrainement dans le passé même d’Eva-Maria Berg, c’est une enfant qui tient la plume et promène sur ces images d’Édimbourg un regard de voyant. « Des êtres anciens émergent moitié humain moitié bêtes divins et maudits ». Pour continuer de descendre l’enfant chevauche « l’oiseau majestueux du royaume de conte de fées ». Contes. Un lien très ancien existe entre celui qui raconte des histoires et la mort qui écoute, oublieuse pour un temps d’accomplir son œuvre. Eva-Maria Berg écrit pour que la nuit recule. De même que le photographe coule un filtre de couleur sur les images en noir et blanc, de même la poète allume sous la terre un « feu qui se fraye un chemin ». Le paysage en est rétroéclairé. Ce qui se révèle est « l’invisible qui seul est capable de se montrer à l’œil intérieur ». Horizons : s’envelopper de lumières Matthieu Louvrier, Horizons, p. 11 « Les yeux cherchent à colorer le ciel pour disperser le nuage noir ils recourent au premier bleu qui leur avait ouvert les paupières » « autrefois nous nous sentions liés aux dieux en regardant vers le ciel ils régnaient protégeaient aimaient se disputaient luttaient pour nos âmes envoyaient toutes les météos pour tester notre courage » « tandis que le paysage pâlit à vue d’œil et que les espaces se ferment il reste encore des ciels à trouver en images elles peignent le mur afin que les couleurs hibernent dans les yeux » « apprendre de l’expérience d’Icare et renoncer à voler ou mieux l’accompagner et masquer le soleil aile contre aile glisser vers l’horizon » Les peintures de Matthieu Louvrier pour Horizons s’offrent comme des fenêtres, minces bandeaux ouverts sur des ciels que la

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Marc-Henri Arfeux, Verger du cercle dévoré (France)

Marc-Henri Arfeux, Verger du cercle dévoré Le deuil. Pays blanc « Il est nuit, ce matin par la blancheur / de ce brouillard », « en ce jardin d’hiver qu’est ma maison ». D’un poème à l’autre, la brume enveloppe le Verger du cercle dévoré, nie les distances et approche de si près son visage de mort que le poète ne voit plus que lui. Le recueil est un livre de deuil que Marc-Henri Arfeux consacre à la mémoire de deux mères. Douleur. Et ruines. Il fait presque nuit et jamais tout à fait jour dans ce Verger. Un enfant demeuré vivant dans le corps de l’homme cherche l’accès au territoire rayonnant que sa mère lui offrait autrefois lorsqu’elle ordonnait la nature à sa mesure. « Le monde fut cercle ». Il est maintenant « enfermé dans un carré désert », cerné par « les puits de la folie » et dévoré par la mort. Au long des pages, tout s’efface. Indéfini et déserté, le territoire n’est plus qu’un non lieu ni intime, ni commun, envahi par le brouillard, où l’enfant « très nu, très seul et seul » se désespère. « Ô jour de non réponse » ! Image primitive. Intraitable absence. Pour l’en protéger et le sauver des « cris cernés d’acier », des « grands couteaux de foudre » et des « reflets qui désenchantent », le poète replie autour de l’enfant des images en berceau. Par la grâce de l’écriture, sur la pâleur de « cire », d’« aube inanimée » et « d’eau lunaire » du pays funeste, Marc-Henri Arfeux dépose la neige, le gel, le givre et ses cristaux. Il use de la blancheur comme le peintre sur sa toile pour la magnifier. Offre à l’enfant le lait. Car telle est la présence de la mère qui manque dans le vide ouvert. Instant de révélation. Seul recours pour survivre à la disparition, la souffrance allume dans ce paysage d’hiver une lampe si intense qu’elle en devient pure présence. Elle illumine le Verger d’une conscience aiguë. Les poèmes décrivent le face à face avec l’insondable « éblouissement de l’Ange ». Grâce féconde, « au blanc naissant de l’ébloui. (…) à la splendeur du blanc » dont il fait l’expérience, le poète trouve l’entrée du Verger. « Tu dis : « porte », Et voici le visage qui prononce un silence, Eblouissement de l’Ange Au blanc naissant de l’ébloui. Tu dis : « porte », Et c’est oiseau de vague A la splendeur du blanc. Tu dis : « porte », Et c’est le nom devenu stèle Trois fois donné dans la blancheur. Il n’y a plus de blanc, de stèle ni de clarté Nouant le signe de tempête Au déhanché de son offrande ; Seulement cela : L’éblouissant Aveugle vide ouvert Dans le matin de sa vision. » Le chant d’Orphée. Plainte funèbre Entre la mort et son acceptation, puisque le poète accepte de se perdre – car « Dédale est le flambeau qui te gouverne » -, le territoire s’ouvre devant lui comme s’il ouvrait les yeux. Il entre alors au royaume des morts et du « très haut silence ». C’est un Verger dont il ne reste que l’« herbier d’hier ». Et le vent. Le vent, en ces parages mortels, seul capable de renaissance. Le vent, et son souffle, porteur de rémission. « D’un clair feuillage voudrait le vent / Donner asile. (…) / D’un clair feuillage voudrait le vent / Donner promesse ». Un chant se lève, « … un chant ténu / Que l’on attendait pas / A contre-mur d’orage ». À travers lui les poèmes se respirent. Se prononcent, s’exhalent et s’attisent au chaud à chaque inspiration. Ils se gardent en bouche, car le poète travaille les répétitions et les assonances. Parce que les poèmes sont la barque de Caron qui traverse le fleuve, ils apprivoisent le deuil par le flux et le reflux du chant. Le rythme est une sûre embarcation. Conservant la distance et éloignant les obstacle, la régularité des vers emporte, se rompt et s’allonge, mais se reprend toujours dans un jeu entre équilibre et déséquilibre où le poète joue à faire de lui-même par l’écriture le double de « l’impalpable » qui « peut venir ». Mystères d’un rite. « Par instrument de souffle / aux doigts de l’invisible », il avance sur les cendres. Qui le portent. Qu’il emporte. Vieille barque de mots pour se diriger à travers la brume et la douleur. La voix tient son fil. Sur les « sept lents colliers » d’un chapelet, le chant-prière ordonne un à un des noyaux d’ombres et de lumières. « L’oiseau devient Par instrument de souffle Aux doigts de l’invisible. Il entre dans la source Vibrant vivant d’un arc Où le jardin du cœur. Sa ligne de regard Prolonge un chant Donnant écho au monde A la lumière. » Le dentellier. Attisant le feu Écriture, tremblante renaissance. Écrire est un feu sec qui flambe, craque, s’éteint et redouble, inscrivant l’espérance dans notre finitude. Du Verger inanimé, les poèmes font une « bougie infiniment frôlée ». Feu, dans le pays blanc. L’incendie rend au monde sa vitalité et au poète son corps pour déambuler « par les objets sensibles ». Marc-Henri Arfeux est un dentellier. Ses outils sont l’épine, l’aiguille, la griffe et le ciseau. En nœuds, fils tendus et trouées, « les doigts légers manient leur instruments de solitude ». Les mots s’entrelacent et le chant s’ajoure. Dans un élan incantatoire, le poète supprime les articles. « Verger du cercle dévoré » écrit-il en titre. Ses mots « cherchent lueur », « au lieu qui fut baiser » et qui « portait colombes / et beau lilas d’enfance ». Dans ce tissage d’ellipses et de mots télescopés, la pensée se rassemble dans des apparitions. Du vide laissé par la mère, le poète fait le lieu même des retrouvailles. Il est la condition de l’échappée hors du blanc pays de deuil. Toutes au savoir-faire du dentellier, ses « mains cherchent l’issue ». Elles soulèvent sous la précision des mots beaucoup d’incertitudes. Les termes portent en eux-mêmes leur contradiction. Puisqu’il est question de détours et d’énigmes, un état général « évasif » appelle à l’ouverture pour mieux rentrer chez soi. Le poète trouve « la lueur dans la dévoration ». Ainsi, l’enfant « ouvre l’amande, / et le verger devient / ce double fruit d’espace. ». « Un amandier traverse la maison », alors « le jardin

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Elkahna Talbi, Pomme Grenade (Québec)

Elkahna Talbi, Pomme Grenade (Québec) « Pomme Grenade, c’est moi moi qui tente de désobéir de libérer ce corps pour goûter à l’amour, sans me trahir » Désobéir. Ne plus mentir. Se débarrasser des images. Suspecter « l’exotisme / voyage de courte durée ». Dénoncer : « tu veux / que je crie ton nom / sans jamais entendre le mien » Eprouver. Parler de ce qu’elle éprouve. Se perdre. « Je suis / ton / fantasme / sans domicile fixe ». Parler à vif. La bouche ouverte. « Comment quelque chose de si intime à moi mon sexe comment peut-il être si politique je ne me possède pas sans papiers. » Sentir l’empêchement. Dire ce qui était muet. Effriter les frontières. Abattre les murs. Recycler les images, «  femme / amour et / mélanine » et «  ton sexe / arme blanche » Essuyer la blancheur qui recouvre tout. Être sans faire image. « J’ai souvent fait l’erreur de suivre mon chemin à l’œil c’est dans le goût que je loge. » Goûter la bouche, la langue, le sang, la peau. Une odeur. Et goûter la joie de goûter. L’insolence charnelle. Entendre la peau vibrer. Sa grâce organique. Son trouble, « je tache / indéniablement / grenade. » Devenir corps. Pas un pays, pas une religion. Fabriquer sa propre lumière, des mots luisant comme deux verres qui s’entrechoquent. « Surtout ne prends pas peur quand tu entendras ma voix je n’ai jamais appris à parler au rythme d’un cœur comme le tien. » Note de lecture par Anne-Marie Zucchelli http://memoiredencrier.com/pomme-grenade/ et une courte présentation par l’autrice : https://www.youtube.com/watch?v=vVKslW59xf4

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Joséphine Bacon, « Un Thé dans la toundra / Nipishapui nete mushuat » (Québec)

Joséphine Bacon, Un Thé dans la toundra / Nipishapui nete mushuat (Québec) Joséphine Bacon, Un Thé dans la toundra / Nipishapui nete mushuat, Mémoire d’encrier, 2013 Le territoire de nos ancêtres vit en nous comme « un rêve long ». De ce rêve Joséphine Bacon est en exil. Pour rejoindre le pays terrestre bien réel des Innus de Betsiamites au Québec, elle pose une pierre sur le sol, marque de sa présence. Alors, le chant monte. Tout est éclat dans cette poésie. À la fois ténèbres de la nuit et lumières changeantes des aurores boréales. La toundra offre à celle qui est affamée de sensations le vert tendre des mousses et des lichens, les reflets gris des truites dans les ruisseaux, l’appel d’un loup et la chaleur des foyers allumés par les chasseurs. Rien qui ne fasse pas partie d’elle. Le désir est dionysiaque : offert « dans une tasse d’écorce » le thé enivre. « Toundra, tu me gâtes ». Pour rejoindre la toundra, il faut abandonner ses habits de ville. Les gestes anciens, portager, pagayer ou dandiner apprennent au corps d’autres rythmes. Ce territoire est horizontal. Pourtant dans le silence, comme une tige nue, l’être s’enracine et s’élance dans un double élan. De la peau de caribou sur laquelle elle s’endort, Joséphine Bacon fait son axe sans limite. La leçon de cette expérience est l’espérance. A « Se laisser être » sous les constellations du ciel et sur l’étendue de la neige, s’élargit le cercle « d’une terre sans fin du monde ». Toundra, territoire de la naissance. Fragile et menacé. Dans sa beauté de « terre nue », sa splendeur de « bleu du bleu », de « soleil rouge » et de « couleurs de feu ». La mémoire puissante y puise la force de ses incantations. Toundra, « tu es musique », écrit Joséphine Bacon. La poète entame la litanie des noms – Missinak, maître des poissons, la rivière Mushua-Shipu, Papakassik et son fils Caribou, Uhuapeu et Uapishtanapeu, maître des animaux à fourrure, grand-père ours et le Grand Esprit. Les présences se multiplient sur une « terre qui espère / [leur] venue ». La polyphonie impulse aux poèmes des joies aventureuses. D’un mot à l’autre naît la cadence. « Tambour, je rêve du Tambour ». L’écriture trouve son rythme à se caler sur des voix, des musiques et des gestes anciens. Plus que leur écho persistant, l’expérience corporelle bien réelle nourrit et équilibre la parole. Puisque Joséphine Bacon parle comme elle vit, remonte entre ses lèvres et sous son crayon « une langue qui n’est pas la [sienne] », l’innu-aimun. L’écriture relie entre eux ses deux présents. Sa voix est celle d’un corps double. Le corps urbain perdu et le corps nomade faisant face à l’infini, son rendez-vous. Le langage alors fait à la poète le don du territoire : « La nuit l’innu-aimun m’ouvre à l’espace » / « Namaieu innu-aimun Tepishkati nitinnu-puamun ». « Je suis libre » / « Apu auen tipenimit ». Témoignage d’une existence convertie en de multiples autres. Comme si être une équivalait à n’être pas entière. D’ailleurs, dans sa marche, Joséphine Bacon emporte sur son dos sa grand-mère. Les voix qui l’habitent sont celles de « [ses] soeurs les vents », de la nuit et de la toundra. Pour qu’elle ne s’égare pas, leur chant monte à travers elle  : « J’avance, j’avance, j’avance … » Note de lecture par Anne-Marie Zucchelli « Tu étais mon rendez-vous manqué Tu étais là, seule Je n’ai pas su retenir le présent Je t’ai vécue un court instant Tes lumières là-haut me reconnaissent Je sais que la lune pleine me guide Je frappe dans mes mains Tes habits verts et violets Ta couleur lumière Dansent pour moi J’ai enlevé mes souliers de ville Pieds nus Je sais que je suis chez moi. » « Ce soir Toundra Ecoute son silence Bruit de pas Rythme du coeur Son de tambours L’écho fredonne une incantation Papakassik l’entend Et t’envoie son fils Caribou Nourrir mon corps fatigué Chausser mes pieds usés J’étends sur la neige sa peau de fourrure Pour m’endormir Mes rêves atteignent les étoiles Toundra me chuchote Te voilà «  « Tu es rare Tu es l’immensité Je te connais hors du temps Un rêve de couleurs Me conduit au chant De mes ancêtres J’ai perdu mes incantations Je t’implore de diriger mes pas Là où tout se rassemble «  http://memoiredencrier.com/un-the-dans-la-toundra-josephine-bacon/ et https://www.youtube.com/watch?v=ZWQwDUhb7Lw

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Meta Kušar (Slovénie)

Meta Kušar, « tous les sens se retrouvent sous la langue » (Slovénie) Les mots de Meta Kušar éveillent l’étonnement. Ancrés dans le quotidien des jours, la spiritualité, la réflexion et la sensualité, les poèmes mettent en place un imaginaire qui prend toujours un cours inattendu. Car la poète parle aux dieux depuis la table de sa cuisine. Le café au lait fume. Elle écrit les mains dans la pâte qu’elle pétrit. Elle ajoute l’estragon, allume le feu, range les pots dans l’armoire. Alors la fenêtre s’ouvre. Une ville apparaît, terrestre et mythologique à la fois. Meta Kušar convoque les habitants d’aujourd’hui et ceux qui se mêlent à nous sans être vus, mais dont elle reconnaît les traces : « les éternels, les mortels et les héros », les rois, les reines et les prétendants, les combattants d’aujourd’hui et les divinités de toujours, Indra, Jésus, Krishna, Zeus ou la vestale Hestia, la gardienne du feu. Au départ, donc, sont les mains. « Tu as des mains de paysanne », lui dit son père. Des mains à la bouche, les mots régalent comme « une potitza chaude aux raisins», car « tous les sens se retrouvent sous la langue ». Le corps de la poète est tout entier donné à la présence. Pour écrire, elle va « tendre l’oreille sous les saule » et « [s’]accroche à un tronc d’arbre ». Elle note la chaleur et « l’odeur du réel (…) clairement perceptible ». La nature bouscule et apporte des révélations en même temps que la compassion. Elle permet à la poète de poser sa tête contre celle de l’éléphant d’Indra et de déjeuner avec le tigre. À la femme « fatiguée, orpheline de larmes, vide », elle offre le devenir oiseau. Alors Meta Kušar, « de son petit bec, (…) broie le destin en miettes et le fait histoire ». Tout est remis en question et interrogé. Les gestes quotidiens, les parfums, la chaleur de la cuisine, les plantes et les animaux offrent en réponse une vitalité qui fuse. Lorsqu’un « craquement croustillant fait éclater tout ce qui est banal », une prière monte. D’ailleurs, écrit-elle, « on est un bon poète si on éclate, / comme une asperge en primeur ». Note de lecture par Anne-Marie Zucchelli « Si je ploie sous les instincts des foules, l’hostie ne va plus croustiller. La beauté se retire imperceptiblement de la chair. L’odeur du réel est clairement perceptible. Ce craquement croustillant fait éclater tout ce qui est banal. Des décennies sur les lèvres sont à la chasse des rêves qui ont raté leur arrivée habituelle juste pour pouvoir venir. » « La nature reste là, l’esprit se promène. Sous les châtaignes et à travers le temps. Par l’épaule, jusqu’au cou. Par la main vers la feuille. Je ne m’y retrouve Pendant des années, l’acoustique de mon jardin tombait en panne. Ces lieux sont exquis, même si mis en gage. Mes dettes étaient à la défense des sources. Je m’en suis acquittée par les faits, des faits que les vainqueurs ne pouvaient pas idolâtrer. » « Sur le vieux marbre, se repose une hirondelle. La terre en train de trembler. L’oiseau attend de voir la pierre se transformer en pain. Où est le sphinx qui comprend, qui voit, qui sait ? Je dois tenir tête au charme de l’ivresse perdue ! L’entrepôt abandonné fleure encore la cannelle deux siècles après. J’appuie ma tête brûlante contre la tête de l’éléphant. Où est Indra ? Le Roi céleste ? Jésus, es-tu au labyrinthe ? Ceux qui mangent du soleil ont traversé le mystère. » (traduit par Barbara Pogačnik et Alain Lance) Traductions françaises envoyées par la poète. https://www.poetryinternational.org/pi/poem/5203/auto/0/0/Meta-Kusar/3/en/tile

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Raed Wahesh, Jusqu’à la fin des fins (Palestine)

Raed Wahesh, Jusqu’à la fin des fins (Palestine) Le recueil du poète palestinien Raed Wahesh, Jusqu’à la fin des fins, interroge radicalement le sens de l’écriture dans la vie. D’un côté la barbarie, l’assassinat de son jeune frère de 16 ans dans les geôles syriennes. De l’autre, une existence qui se poursuit malgré tout. Avec ses mises en scène. Ses masques inutiles. Entre les deux, au point précis de la bascule, se situe la parole. Pour que la bouche demeure ouverte dans la stupeur, pour que le vide y chute encore et encore, pour que dans le silence le cri poussé fende enfin le corps, alors le poète écrit. Là germe la présence. Irréductible à l’absence, à la mort et, plus important encore, à l’oubli. « Je t’invoque en t’écrivant Non pas pour que tu me répondes ou que tu viennes. Mais pour m’assurer que je peux encore t’invoquer. » « Je » et « tu » écrit le poète, notant les mots du frère, de la mère ou de lui-même, qui passent à travers lui. Tous sont tour à tour et à la fois l’« absent », l’ « étranger » et l’ « ami», doutant de savoir qui vit et qui est mort. Le reste – paysages, rythme des saisons, hommes et femmes – pousse la douleur à son comble. Seule une « cadence » est acceptable. Celle des mots, semblables aux battements du cœur commun qui les réunit. Trois temps pour la « Rue » et cinq pour l’« Absence ». Les temps se succèdent. La douleur est un continent inépuisable. L’écriture l’aborde à pas bien ancrés dans ce qui fait mal. Au centre du recueil, le poète place « Le mort », « Les parents », « Le mort et ses parents ». Et puisque que la barbarie règne en ce pays, le territoire s’ouvre aux « Gens dans la guerre ». Raed Wahesh écrit la perte, cet éternel point de fuite. Et ses reconquêtes, un désir de mort, le fantôme en soi, une acceptation de la vie, ce « bombardement » qui « n’est que cadence… cadence ». Note de lecture par Anne-Marie Zucchelli Absence 1 « Depuis qu’ils se sont absentés Il n’existe de lieu de rencontre Que le rêve. Chaque jour ils nous attendent Dans leurs vêtements propres La barbe rasée Comme pour un rendez-vous galant. Ils tancent nos yeux S’ils tardent à fermer leurs paupière Et s’attristent d’y flairer Le commencement du jour. Ils veulent que nous restions là Tellement ils s’ennuient. Alors que nous prétextons des choses importantes à faire Pour les quitter vers une vie Où l’on ne fait Que les attendre. Est-ce nous qui nous réveillons pour les rejoindre ? Ou eux qui s’endorment pour nous retrouver ? Nous sommes tous absents Soit ici Soit là-bas Il ne nous manque que la mort pour nous réunir. » Le mort et ses parents « Nous nous sommes rencontrés Juste après le dernier souffle En une mort familiale intime Nous n’avons que faire des noms Seul nous importe d’être ensemble Entre la vie et la mort Les différences sont minimes. » Raed Wahesh, Jusqu’à la fin des fins, Al Manar, 2021

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Isabelle Poncet-Rimaud, Dialogues avec le jour (France)

Isabelle Poncet-Rimaud, Dialogues avec le jour Que dit le jour lorsque Isabelle Poncet-Rimaud dialogue avec lui ? Il parle d’herbes, d’arbres et d’humains faisant ensemble l’expérience du « silence fendu », où la vie emportée dans les « barques à transporter les morts » cherche son refuge. Quoique né de l’expérience du confinement, ce recueil traverse les contingences. Le « temps fracassé » qu’il explore est universel. Il ne narre aucune histoire particulière, pourtant il est profondément intime. Le « moi » se fraye un chemin entre l’intérieur et l’extérieur – entre la vue depuis la fenêtre et la ville désertée -, dans un entre-deux qui déjoue les oppositions. Il est animé par le désir d’être et d’écrire. Dialogues avec le jour ouvre un cheminement apaisé dans l’œuvre d’Isabelle Poncet-Rimaud. La voix qui habite les textes est souvent non humaine, car tout parle. « La nuit bégaie », « le ciel fait signe », l’arbre déploie « l’alphabet », le temps « couvre les pages de mots ». La poète questionne. La simplicité des images dissimule et dévoile en même temps la réponse. Le sens se tient caché dans le silence. Les mots sont choisis pour leur « imperceptible murmure ». Il fut un temps, « mais c’était autrefois », où, dans le miroir des mots, Isabelle Poncet-Rimaud regardait un être qui disait être elle. Un locuteur la tutoyait et les textes se faisaient l’écho de ses injonctions. Ainsi, les poèmes du précédent recueil, Entre les cils, étaient ceux du « chant empêché ». La poète s’emparait des « mots cannibales » et des « mots cassés » pour écrire la rupture du deuil, de la douleur et de l’attente. Le chant noir se faisait plainte et supplique. Le sens se tenait en suspens au-dessus du chagrin. A faire l’expérience des Dialogues avec le jour, Isabelle Poncet-Rimaud s’arrime à l’instant qui s’en va. Horizontalité d’une naissance. Écoutant l’arbre, elle naît arbre. Ou bien « poussière du rien », ou « encre effacée » du ciel. Ce qui s’efface devient le lieu de la résistance et ce qui bégaie témoigne d’un désir irréductible d’exister. Dans ce processus , le jour végétal ou céleste pérégrine en elle pour la faire advenir. La voix de la poète s’incarne. Dans un ressac de « vague amoureuse », elle affirme l’existence de l’être : « j’écoute », « j’entends », « je sens », « je respire », « je croque », « je reçois », « je suis ». Lorsqu’elle ajoute, « mon cœur », « mon esprit », « ma tête » et « mes solitudes apaisées », le sens exprime, fervent, « la faveur d’exister ». Note de lecture par Anne-Marie Zucchelli « De ce jour tremblé à la note du rien, donnerai-je couleur d’aile ou tintement nocturne ? » « Le silence te rejoint, maître-jardinier de ton âme. S’il racle et sarcle tes terres, c’est pour en faire la demeure de l’imperceptible murmure. » « Accoudés au gris d’un ciel sans ailes, mes morts, je le sens, se penchent sur moi. Dans l’enclos d’un silence fragile leurs paroles immobiles sur les marches du temps, prennent abri et vie dans le cloître de mes solitudes apaisées. » Dialogues avec le jour, Editions Unicité, 2021 Entre les cils, Editions Jacques André, 2018 https://www.isabelleponcet-rimaud.com/

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